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 Edité dans la revue l'Arche
           
AU-DELA DANS LE VERSET

 



Par Charles Mopsik

"Qu'il me baise des baisers de sa bouche ! Car ton amour est meilleur que le vin" (Cantique des Cantiques 1:2)
 L'antique chant d'amour de Salomon a été regardé par le judaïsme comme une allégorie dépeignant les noces mille fois recommencées du Dieu bien-aimé et de la Communauté d'Israël amoureuse, ou, par le christianisme, comme l'allégorie du mariage de l'Eglise et du Christ. Il n'est pas de verset qui n'ait échappé à ces lectures qui vont au-delà du sens premier, et c'est un fait, qui se vérifie pour la Bible tout entière, que rien n'y a été privé d'interprétation. Revenir à la texture du texte sacré et à son propre dire, est un souhait que beaucoup ont émis et nombreuses sont aujourd'hui les études qui voudraient faire abstraction du lourd fardeau que des siècles de théologie et de commentaires tendancieux ont accumulé. Alors que la question des exégèses religieuses est : Comment aller au-delà du verset ? La vraie question n'est-elle pas plutôt : Comment s'en tenir au verset ? S'il est vrai que chaque lecteur produit sa propre lecture, qu'il existe autant de textes que de lectures et que celle de l'un n'est jamais pareille à celle de l'autre, n'est-ce pas une impossibilité que de s'en tenir à un sens objectif ? Est-il seulement possible de lire deux fois de la même façon un même énoncé ? Il n'y aurait donc pas moyen d'échapper à la subjectivité d'une lecture, quelque soient les précautions critiques, la distanciation, la vigilance rationnelle ? Comme l'a naguère déclaré Jacques Derrida, "ne lirait même pas celui que la "prudence méthodologique", les "normes de l'objectivité", et les "garde-fous du savoir" retiendraient d'y mettre du sien1". Tout lecteur serait donc amené par nécessité et non par choix, à aller au-delà du verset. Et l'interprétation serait la loi commune et non l'apanage de quelques-uns. Nul ne pourrait aborder le texte biblique comme un nageur solitaire une plage déserte. Entre le lecteur et le livre, visible ou invisible, discret ou manifeste, s'étale l'océan sans fond de sa subjectivité, aussi bien que la production massive des lectures autorisées. Le rêve d'un retour libre à la source première ne pourrait jamais être satisfait. Au-delà du verset il y aurait le Magistère ou le Délire personnel. Quant au verset dans sa pureté originelle, tel qu'il jaillit jadis des lèvres du prophète ou de la plume du scribe inspiré, il serait à jamais perdu, inaccessible, irrécupérable. Comme un fleuve ne remonte pas son cours, le sens tel qu'il vient à nous et qu'il nous atteint n'est jamais celui qu'il était quand il fut émis la première fois. Comment lire alors ? Et pourquoi s'acharner à cerner avec le plus de rigueur possible des significations qui ne sont que l'ombre d'une ombre. Vaincus par l'inexorable usure des choses passées, par le vieillissement sans retour des paroles anciennes, faut-il abandonner la quête du vrai, et tenir toute prétendue vérité pour imposture ? Toutes les lectures se vaudraient dans leur échec ? Celle des interprètes allégoristes comme celle des archéologues ou des historiens et philologues ? Face à ces considérations légitimes, un fait brutal se dresse. Les versets écrits depuis longtemps nous ont été transmis. Ils sont parvenus jusqu'à nous, quelque soit notre capacité à nous enquérir de leur sens réel et à comprendre leur véritable message. Ils nous ont été transmis sans condition. Ils nous ont été rapportés sans que nous soyons contraints de les entendre dans leur propre langue et dans leur propre contexte, très largement obscur pour nous aujourd'hui. Ils sont un don gratuit, inconditionnel. Et dans leur traversée du temps, leur coulée s'est chargée de mille sédiments variés. Aussi le sens d'un verset est-il indéfectiblement lié aux situations concrètes de sa transmission, ainsi qu'au mouvement généreux qui anime cette dernière. Situations concrètes et élans gratuits, tel est le cadre où évoluaient ses premiers transmetteurs. Si les premières ont changé, si l'histoire a modifié de fond en comble les conditions matérielles de son émergence, l'intention de sa transmission s'est perpétuée jusqu'à ses lecteurs d'aujourd'hui. La seule certitude peut-être qui nous soit accessible concernant un verset, est que des hommes ont désiré ardemment qu'il soit reçu par leurs descendants. En même temps qu'ils engendraient une postérité de chair et de sang, ils leur remettaient des versets, puis des interprétations de ces versets, ensuite l'interprétation des interprétations... Pour revenir au sens premier, il faut remonter un arbre généalogique. Les versets n'ont de sens qu'à travers le sens même du temps humain, que par la donation inconditionnelle que ses transmetteurs successifs ont réitérée. Comme les hommes, les versets habitent le temps, habitation nomade et précaire, qui leur donne néanmoins une place où nous les rencontrons. Moïse, selon un célèbre midrach, entendit une fois R. Akiba interpréter quelques versets. Il ne reconnut pas la Torah qu'il avait reçue. Mais Dieu le rassura : cet enseignement était conforme à celui de la Révélation ; ce qu'il ne faut pas entendre comme une conformité à une doctrine explicite ou implicite, mais plutôt comme l'adéquation à un élan donateur. Le sens d'un verset, ce n'est pas seulement celui de ses significations, c'est aussi celui du mouvement par lequel il a pu arriver jusqu'à nous. Comprendre quelque chose d'une antique parole, dont la situation concrète de profération a disparu à jamais, n'est pas une pure impossibilité si nous recevons, avec la parole, le souffle qui l'a portée : le désir même qu'elle soit transmise. Sans ce souffle, le verset est livré à tous les vents, à n'importe quel au-delà. Un verset reçu en même temps que le désir de sa transmission ne fait jamais désespérer de son sens. Il n'est lui-même qu'à ce prix. Il ne requiert ni ne sollicite nul au-delà pour vivifier ceux qui l'entendent, car il se propage comme la vie : il est son propre au-delà. Au-delà dans le verset.

1. "La pharmacie de Platon", dans Platon, Phèdre, trad. Luc Brisson, Flammarion, Paris, 1989, p. 258.




 



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