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Colloque sur "La Couleur", Ecole Nationnale Supérieure des Beaux-Arts à Paris, 1995. Mis en ligne sur le site JEC. Réédité dans "Chemins de la cabale" Charles Mopsik, l'Eclat, 2004

         
LES COULEURS, CONFIGURATION DU MONDE DIVIN. METAPHORES THEOSOPHIQUES ET INSTRUMENTS THEURGIQUES.

 




Par Charles Mopsik

Les couleurs sont très généralement perçues par les sociétés humaines comme les symboles de tel ou tel affect, du permis et de l'interdit, de ce qui est élevé et spirituel et de ce qui est matériel et grossier, royal ou roturier. Leur signification varie grandement d'un groupe humain à l'autre, voire d'une époque à l'autre au sein d'une même société, bien qu'il soit sans doute possible de construire une anthropologie des couleurs capable de répertorier à l'échelle universelle quelques invariants dans l'usage symbolique des couleurs. La construction d'une anthropologie universelle de la symbolique des couleurs est encore un simple souhait. Il s'agit d'une tâche immense qui requiert de multiples compétences et la participation de spécialistes qui s'ignorent le plus souvent. Dans le domaine des mystiques et des théosophies des grandes religions monothéistes, nous disposons de plusieurs études, dont celle de Henry Corbin pour l'islam chîite et de Gershom Scholem pour la cabale juive1. Malgré son caractère pionnier, le travail méritoire de Scholem est loin d'avoir épuisé ce sujet. Il présente des données générales et ne les aborde que sous un angle historique et phénoménologique. Or les couleurs constituent aussi un aspect de l'édifice doctrinal des cabalistes. Plutôt que de proposer des aperçus variés concernant le motif des couleurs dans la cabale à travers une vaste littérature, il nous a semblé plus utile de nous concentrer sur un unique texte de grande portée doctrinale. Mais avant d'en donner une traduction presque exhaustive, il est nécessaire de présenter la cabale sous l'angle le plus pertinent pour comprendre comment les couleurs ont pu prendre la place qu'elles ont acquise dans ce système de pensée.

 La cabale est une doctrine mystagogique juive2 qui est apparue sur la scène de l'histoire dans le sud de la France et dans le nord de l'Espagne vers la fin du XIIe siècle3. Dès le début, elle se caractérise par un désir de décrire le monde - ou plutôt les mondes - de façon systématique, au moyen des dix sefirot. Bien que ce terme hébreu signifie " nombre ", il est déjà utilisé dans le Livre de la Création ou Sefer Yetsirah, traité de cosmologie hébraïque ancien mais de date incertaine, pour désigner dix éléments primordiaux à l'aide desquels Dieu créa l'univers en les combinant avec les lettres de l'alphabet. Pour les cabalistes, ces sefirot sont dix émanations qui ont procédé de l'Origine cachée ou En Sof (infini) ; elles formèrent d'abord la structure du plérome divin ou Dieu manifesté, ensuite leurs épanchements et leur activité constituèrent les degrés inférieurs du réel, si bien que tout dans l'univers, l'ensemble des degrés de l'existence, provient de ces sefirot et en porte la marque. Cette structure intermédiaire entre le monde d'en-bas et l'Infini ineffable se reflète, d'après les cabalistes, au sein de chaque composante de la création. Si toute chose tire son être des sefirot, certaines sont particulièrement aptes à les représenter. Parmi celles-ci, les couleurs occupent une place singulière. S'appuyant sur la Bible et la littérature rabbinique de l'Antiquité tardive, les cabalistes médiévaux ont développé un système de correspondances entre les couleurs visibles et les composantes du monde divin que sont pour eux les dix sefirot invisibles. Il faudrait en fait plutôt parler d'une pluralité de systèmes de correspondances puisque les cabalistes se sont partagés entre plusieurs écoles qui ont chacune proposé son système propre. Ces systèmes, malgré leur diversité, comprennent cependant de nombreux points communs. Nous devons une excellente synthèse entre ces divers systèmes de correspondance à un cabaliste qui vécut à Safed entre 1522 et 1570. D'une famille sans doute originaire d'Espagne, R. Moïse Cordovéro est le penseur le plus doué de sa génération, à la fois pour sa fécondité d'écrivain et pour la profondeur spéculative de sa pensée. La rationalité de ses démonstrations se mesure à leur systématicité, à leur exhaustivité et au caractère dialectique de l'approche de ce cabaliste hors du commun.

Les couleurs, à cause de leur souplesse d'emploi, de leur aptitude à se mélanger, à fusionner entre elles en d'infinies nuances, sont pour lui les meilleurs symboles des sefirot du monde divin, qui, bien qu'en nombre limité, sont en relation les unes avec les autres et forment un réseau d'échange aux connexions infinies. A la fois système ouvert de l'intérieur par la multiplicité illimitée des interactions dont il est le siège, et ouvert à l'extérieur par son enracinement dans l'Origine sans borne d'où il est issu et avec laquelle il reste en contact, le plérome des dix sefirot se prête à merveille à la représentation de son organisation complexe au moyen d'un nuancier aux mille couleurs : comme lui, les couleurs fondamentales sont en nombre déterminé, et comme lui également, elles peuvent entrer en composition les unes avec les autres sans qu'il soit possible de fixer un terme à leurs interactions.

Cet usage symbolique des couleurs remonte selon notre auteur à la Bible elle-même, se poursuit avec le Talmud et dans le Zohar. D'où la nécessité doctrinale de préciser le sens de cet usage et de révéler les mystères qui se cachent derrière leur emploi. R. Moïse Cordovéro nous offre dans son Pardés Rimonim (Le Verger des grenades)4 un des exposés les plus synthétiques sur les couleurs dans la mystagogie juive. Dans le " Portique dixième, qui est le porte des couleurs " (fol. 59b), ce cabaliste hors pair nous explique non seulement la fonction de l'usage des couleurs dans la terminologie cabalistique, leur signification symbolique, mais aussi le pouvoir théurgique de leur manipulation :

" Le but de ce chapitre est d'expliquer la question des couleurs évoquées par les exégètes ainsi que dans le Zohar et dans les propos de R. Siméon ben Yohaï ; c'est ainsi que sera mise en évidence la couleur de chacune des sefirot et sa signification, cela de façon très condensée. [...]

Maintes fois, le lecteur des livres des cabalistes et du Zohar constate que des couleurs spécifiques sont attribuées à chacune des sefirot, ce à quoi le lecteur doit prendre garde. Il ne devra pas croire ni penser que les choses sont conformes à leur sens apparent - Dieu préserve - car la couleur est une chose d'ordre matériel et elle est un des aspects de la matière et un de ses accidents. Or ce qui n'est pas matière ne doit pas être figuré par des accidents de la matière - Dieu préserve. Celui qui pense que lesdites couleurs se situent dans les sefirot selon le sens littéral des énoncés [des cabalistes] détruit le monde et [brise] les limites qu'ont posées les anciens, en conséquence de quoi il matérialise [ce qui est divin], Dieu préserve. Le lecteur doit donc être vigilant à ce sujet.

En réalité, les couleurs sont utilisées comme des métaphores pour [décrire] les opérations qui émanent des racines d'en haut. Une illustration : il sied d'attribuer [la couleur] rouge à la [sefira] Guevourah qui l'emporte dans la guerre, étant donné qu'elle a une propension à verser le sang rouge ; de plus, le rouge manifeste la cruauté, la passion et le débordement de colère. Cela a été expliqué. C'est pourquoi la rougeur est mise en relation avec le lieu du jugement sévère. Par ailleurs, il n'est pas douteux que les choses rouges procèdent de la puissance de cette racine-là, comme nous l'avons indiqué dans le portique traitant de la quiddité et de la direction [de l'univers]. De la même façon, la [couleur] blanche se rapporte à la miséricorde et à la paix : il est dans le tempérament des [personnes] pâles d'être miséricordieuses, comme les vieillards et les gens aux cheveux blancs, qui ne sont pas portés à s'enrôler dans les armées. Aussi, quand on désire attribuer [une couleur] à la paix, à la grâce et à la miséricorde, on les met en relation avec la blancheur. Il n'est pas douteux que les choses blanches émanent de la puissance de cette racine, comme nous l'avons expliqué dans le portique précité ; tel est le but de [l'attribution] de couleurs aux sefirot : elles servent de métaphores pour les opérations procédant [des sefirot] selon leur nature et leur fonction. Nous ne possédons pas d'autres tropes ni d'autres cadres que les couleurs pour les représenter et les caractériser suivant leurs différentiations, couleurs qui se différentient, dominent et s'intensifient en fonction de la prédominance d'une couleur sur une autre. C'est pour cette raison que les métaphores de couleurs sont employées pour représenter les opérations divines. Le but est de rendre ces dernières intelligibles à l'oreille corporelle à travers ce qu'elle est capable d'entendre. Il n'est pas douteux que les couleurs recèlent une voie d'accès aux opérations des sefirot et à leur épanchement d'énergie. A cause de quoi, lorsque le théurge souhaite attirer un influx de miséricorde de la [sefira] Hessed, il dessinera devant lui le nom de cette sefira avec la couleur de la chose voulue de lui, qui sera conforme à la couleur de la dimension [divine concernée] : si c'est de la grâce absolue [qu'il souhaite], il se servira de blanc pur. Si ce n'est pas de la grâce si absolue [dont il souhaite attirer l'influx], il dessinera avec du blanc tel le carbonate de calcium ou d'autres pigments de même genre, comme nous l'avons expliqué dans le portique de la méditation. De même aussi, quand il voudra entreprendre une action [surnaturelle] et qu'il aura besoin d'une émanation d'énergie de rigueur (din), alors cet homme devra s'habiller de vêtements rouges et dessiner la forme des noms divins (hahavayot) avec du rouge. Ainsi pour toutes les opérations et les attractions [d'influx]. Quand il aura besoin de grâce et de miséricorde, il s'habillera de blanc. L'exemple des prêtres nous en fournit des preuves claires : l'attraction qu'ils exerçaient procédait [de la sefira] Hessed et leurs vêtements étaient blancs, afin de manifester la paix. C'était le cas du grand prêtre lors du jour de Kippour : il ôtait ses [parures] d'or et revêtait des habits blancs parce que le culte durant ce jour requérait des vêtements blancs. [Les maîtres du Talmud] ont donné une explication : ["Pourquoi le grand prêtre ne pénétrait pas dans le Saint des Saints vêtu d'habits d'or afin d'accomplir le culte ? Parce qu'ainsi], l'Accusateur ne se transforme pas en Défenseur" (Roch ha-Chanah 26a) - ils se sont ainsi explicitement référés au sujet qui nous occupe. Il en va de même, bien évidemment, en ce qui concerne les amulettes. Lorsque l'homme fabrique une amulette [en vue d'attirer] la grâce, il dessinera ce nom en un blanc resplendissant, car alors l'efficience de ce nom grandira. Ainsi en ce qui concerne l'énergie de rigueur (din), il faut dessiner le nom de la rigueur en rouge, et mieux encore ce sera s'il le dessine avec du sang de bouc, car alors la couleur et sa cause se rapporteront ensemble à la rigueur. Ces choses sont connues et comprises des rédacteurs d'amulettes, mais nous n'avons pas part à leur besogne. Nous avons déjà observé une personne qui dessinait des noms dans des amulettes qui se référaient à la rigueur avec du rouge, à la grâce avec du blanc et à la miséricorde avec du jaune, et tout cela selon les directives des instructeurs authentiques qui lui avait enseigné l'art de fabriquer des amulettes. Cela nous montre que les couleurs recèlent des voies d'accès aux opérations émanant d'en haut. Proches de cette pratique étaient les astrolâtres ; ils accomplissaient leur culte avec de l'encens qui était connu dans leur cercle, afin que soit épanchée à leur intention une puissance venant d'une étoile et ils s'habillaient de vêtements [teints d'une couleur] en relation avec leur activité, selon leur stupidité. Ce qui atteste fidèlement [la réalité de l'efficience des couleurs] ce sont les pierres du pectoral [du grand prêtre] ; celui-ci comprenait 12 pierres5 reliées à l'attraction qu'exerçaient les douze tribus d'Israël sur le Lieu élevé.

Il ne faut pas rejeter ce phénomène ; en effet, les physiciens ont dit que si l'homme fixe les yeux sur des masses d'eaux courantes, la blancheur s'éveillera en lui, si bien que les malades qui ne trouvent pas le repos et dont le sommeil n'est pas doux, feront jaillir devant eux des jets d'eaux afin que la blancheur s'éveille, que l'humidité prédomine et qu'ils trouvent enfin le sommeil. Quand le lecteur réfléchira à tête reposée il trouvera une large part au fait que, au moyen des couleurs visibles ou qui sont imaginées dans l'intellect au niveau corporel, le spirituel est activé : l'âme [sensitive] éveille l'esprit, l'esprit éveille l'âme [supérieure] et cette âme [s'élève] de degré d'existence en degré d'existence6 jusqu'à ce qu'elle rejoigne l'endroit [divin] où elle se nourrit [d'être] et où elle le met en éveil conformément à la nature de [la couleur] qu'elle s'est représentée. [...]. Car le réveil et l'aspect des choses d'en bas dépend des hommes [...] et donc suivant l'intensité de ce réveil sera l'épanchement [d'en haut. [...] C'est la raison du blanchissement de la languette cramoisie [placée sur la porte du Sanctuaire] lors du jour de Kippour7, car lorsque la rigueur disparaît dans la racine supérieure, ses branches inférieures disparaissent et comme la source où se situe le principe déterminant du rouge passait de la rigueur à la miséricorde, ainsi la branche inférieure [= la languette fixée sur le Temple] passait du rouge au blanc. C'est pour la même raison que les anciens fidèles, pendant la fête de la moisson, jetaient de l'eau devant eux quand ils disaient leur prière : c'était afin que leur coeur se concentre sur ce sujet, que leur âme s'émeuve et attire [un épanchement] conforme à son ébranlement. Il n'est pas douteux que c'est également pour la même raison que les endeuillés de Sion8 portent des vêtements noirs ; le but est qu'ils soient émus par l'absence de lumière et par l'obscurité dominante [...]. " (Pardés Rimonim, fol. 59b-c).

Les couleurs provoquent une émotion de l'âme, un mouvement intérieur qui se répercute sur leur racine supérieure au sein du monde divin et réveille les énergies divines pour les attirer ici-bas ou modifier leur intensité et leur prédominance particulière. Au début de son exposé Cordovéro insiste sur le caractère purement métaphorique ou analogique des couleurs. Celles-ci, dit-il, " sont utilisées comme des métaphores pour [décrire] les opérations qui émanent des racines d'en haut ", ces racines étant les sefirot, composantes du plérome divin. Mais elles sont loin d'être de simples tropes : elles comportent une " voie d'accès aux opérations des sefirot et à leur épanchement d'énergie ", en d'autres termes, elles peuvent être utilisées comme des sortes de talismans capables d'attirer les puissances divines, sensibles, suivant leur nature propre, à telle ou telle couleur. La nécessité de connaître la signification symbolique des couleurs n'est pas seulement d'ordre gnoséologique, elle est aussi d'ordre pratique ou théurgique. Chaque couleur fait vibrer l'échelon de la chaîne de l'Etre avec lequel elle est en rapport. Cordovéro donne plusieurs exemples pour illustrer ses propos, exemples empruntés aussi bien à la littérature biblique, au Talmud, à la dévotion populaire, à la magie, à la physique de son temps. Son but est de démontrer au lecteur sceptique que les couleurs agissent réellement en émouvant l'âme et l'esprit de l'homme et en mettant en branle les " racines d'en haut ", à savoir les sefirot du plérome divin.

Après ce chapitre d'introduction, le cabaliste développe en détail le système de correspondances entre les couleurs et les dix degrés du monde supérieur. Partant d'une terminologie hébraïque d'origine biblique assez pauvre au sujet des couleurs, il est contraint de distinguer plusieurs nuances pour la même couleurs en enrichissant son vocabulaire. Dans l'hébreu ancien, seules quelques couleurs sont expressément nommées : bleu, blanc, sombre, vert-jaune (teintes alors confondues), et rouge. Pour arriver au chiffre dix (le nombre des sefirot), il est contraint d'associer entre elles plusieurs couleurs ou de recourir à la minéralogie. Nous proposons dans les lignes qui suivent un résumé de la table de correspondance qu'il établit, en faisant la synthèse des traditions parvenues jusqu'à lui. Pour mieux apprécier son système des couleurs, il conviendrait d'être déjà familiarisé avec le système des sefirot et d'avoir une idée un peu précise de la fonction de chacune d'entre elles. Nous ne pouvons dans le cadre de cet exposé entreprendre une description détaillée des sefirot. Il est nécessaire tout au moins de savoir que les sefirot sont présentées ici en ordre hiérarchique, partant de la plus haute et de la plus cachée d'entre elles, et allant vers la dernière, la plus manifeste. Chacune constitue un degré supplémentaire de manifestation de la divinité et est un centre d'activité spirituel particulier. Chacune représente également un des organes du grand corps divin anthropomorphe (macro-anthropos). Nous indiquons très sommairement ces éléments dans le tableau qui suit :


1 - Keter (Couronne, Crâne) : Blanc extrême. Mais certains cabalistes disent : sans couleur, car cette sefira est absolument mystérieuse et dissimulée. D'autres disent pour la même raison : noire, car sans accessibilité.

2 - Hokhmah (Sagesse, Cerveau) : Bleu, couleur de saphir. ( " Le début de l'ouverture du noir (Keter) à la couleur est le bleu "). Le bleu (tekhelet)9 est la source de toutes les couleurs qui toutes en sont influencées.

3 - Binah (Intelligence, Coeur) : Vert. (" Comme la couleur des végétaux : de même que le vert précède tous les fruits qui commencent par être verts, ainsi cette dimension [divine] précède l'oeuvre de la genèse. On peut dire encore : Comme lorsque l'on mélange le jaune dans du bleu se constitue le vert, ainsi la Binah est rigueur mais non pas véritable rigueur, elle n'est pas rouge mais verte, vert qui est un mélange de rouge et de blanc mêlée de bleu, qui est la lumière de la Hokhmah ". En bref : la Binah est une concentration de trois couleurs qui émergent d'elles ensuite en se différentiant : blanc (hessed) + rouge (guevourah) = jaune (tiferet)10, + bleu (venant de Hokhmah) = vert.

4 - Hessed (Grâce, Bras droit) : Blanc-bleu (blanc inclinant vers le bleu). Couleur de l'argent métal, naturel avant traitement, qui donne un blanc bleuté. Ou parfois blanc-lait quand le blanc extrême de Keter y afflue.

5 - Guevourah (Puissance ou Rigueur, Bras gauche) : Rouge (mais comprend deux aspects complémentaires : noir et bleu, d'où selon ses phases : rouge-brillant, rouge-sombre ou rouge-bleu). On lui attribue aussi la couleur de l'or, parce qu'il est considéré comme étant rouge.

6 - Tiferet (Beauté, Harmonie, Colonne vertébrale) : Rouge et Blanc. D'autres disent encore Jaune, " comme le jaune d'oeuf qui est vraiment un composé de rouge et de blanc ". On dit aussi Pourpre, " parce que Tiferet comprend toutes les couleurs ".

7 - Netsah (Persistance, Victoire, Cuisse droite) : Rouge tendant vers le Blanc (incline plus vers le blanc que vers le rouge).

8 - Hod (Majesté, Cuisse gauche): Blanc tendant vers le Rouge (incline plus vers le rouge que vers le blanc).

9 - Yessod (Fondement, Pénis) : " Lumière comprenant blanc et rouge, d'un blanc inclinant vers le rouge et d'un rouge inclinant vers le blanc [...], sa jaunité est plus rouge que le jaune de Tiferet. D'autres disent que c'est une couleur constituée de chaque couleur ".

10 - Malkhout (Royauté, Sexe féminin) : Comprend toutes les couleurs. On parle aussi de noirceur parce cette sefira manque de lumière. Parfois elle reflète la couleur bleue quand elle manifeste la puissance de rigueur. Elle possède en fait trois aspects. Un aspect propre : blanc-brillant. Un aspect qui est son premier vêtement : pourpre. Un aspect qui est son vêtement extérieur : bleu (tekhelet). Ce bleu est alors une couleur connotant la destruction, alors que le bleu de Hokhmah est une couleur de plénitude ; d'où le jeu de mots sur tekhelet : takalah (destruction) ou takhlit (absolu, plénitude). " Ce tekhelet est la couleur appelée [en espagnol] azoul (azur). Quand Malkhout s'adoucit grâce à l'arrivée de l'influx de Tiferet (jaune), le bleu s'atténue quelque peu et devient vert ".

La source principale de la table de correspondance proposée par Moïse Cordovéro n'est pas le Zohar ni le Tiqouné Zohar (qu'il cite plusieurs fois), mais un écrit d'un cabaliste castillan de la fin du XIIIe siècle, R. Joseph ben Chalom Achkénazi (dit Le Long)11. Le système de correspondance devient de plus en plus complexe à mesure que l'on s'éloigne de la première sefira. La dixième et dernière représente sans doute le degré de l'émanation auquel il est possible d'associer l'ensemble des couleurs. Ce tableau nous renseigne aussi sur la perception des couleurs du temps de son auteur et de ses sources médiévales. Visiblement, ceux qui ont élaboré ce système de correspondance étaient à même de saisir d'infimes nuances que seul aujourd'hui un oeil exercé est capable de distinguer. Par ailleurs, la couleur rouge dont il est parlé n'est pas le rouge qui donne le rose une fois mélangé au blanc, mais un rouge brun ou jaunâtre. La couleur dominante, ainsi qu'il est indiqué d'emblée, est sans doute la couleur bleue, qui entre peu ou prou dans la composition de toutes les couleurs. Elle est apparentée au noir, qui n'est pas considérée comme une couleur par elle-même, mais qui représente plutôt l'absence ou le défaut de couleur. Le blanc peut-être soit éclatant (blanc extrême, éblouissant), soit plus terne, soit bleuté, rougeâtre ou brillant. Mais le cabaliste considère en fait que chaque couleur dérive d'une couleur primordiale, le bleu, qui est la couleur de la sefira Hokhmah, la Sagesse d'où a procédé la totalité du plérome divin. Un mélange de couleurs correspond à la fusion des émanations de plusieurs sefirot.

L'ensemble des textes que nous avons traduits ou présentés illustrent le souci permanent des cabalistes : traduire la complexité du monde divin au moyen d'images, de concepts et de symboles tirés des perceptions sensibles, des émotions, de notions abstraites (nombres, figures géométriques) et de termes bibliques ou rabbiniques reconduits à leurs significations ésotériques. Le système des couleurs occupe une place particulière parmi ces symboles et ces objets médiateurs. Les couleurs sont non seulement des perceptions sensibles de l'ordre du visible, mais elles sont aussi les manifestations corporelles et immédiates d'émotions ressenties dans l'âme humaine. Elles se situent donc simultanément dans deux univers qu'elles tendent à relier : le monde de la nature extérieure, du cosmos physique, et le monde intérieur du vécu émotionnel, du sentiment. Leur existence à deux niveaux d'être distincts attestait, aux yeux des cabalistes, l'imbrication des domaines de l'existence et de la présence d'un continuum fait d'une unique substance, dont seul le degré d'expression diffère à chaque échelon de la chaîne qui rattache tous les êtres. L'aptitude des couleurs à se prêter aux mélanges, aux intensifications et aux atténuations, aux variations les plus subtiles, en ont fait des instruments performants pour exprimer un système complexe, celui du plérome des émanations issues de l'Infini, par nature surabondant et rebelle aux définitions figées et aux clôtures de toutes espèces. Si l'Infini a été désigné par le symbole de la lumière, les sefirot l'ont été par celui des couleurs, en tant que modalités uniques d'apparition de la lumière. Si le Dieu caché est une lumière qu'aucun oeil ne peut appréhender, le Dieu révélé dans la pluralité de ses hypostases, le Dieu biblique qui s'adresse aux hommes et que ceux-ci parviennent à percevoir est couleurs. L'opposition Dieu caché/Dieu révélé a été souvent exprimée par les cabalistes au moyen de l'opposition lumière/couleurs, qui est aussi opposition entre unité et pluralité, entre inconnaissance et connaissable, entre âme et corps, entre intériorité et extériorité. Dans cette opposition, le premier terme est riche de la plénitude du second, le second surabonde de la puissance du premier et ensemble ils constituent un couple que rien ne saurait séparer, sinon l'ignorance coupable des hommes. Chaque couleur - chaque sefira - est donc un mode singulier d'apparition de la lumière - de l'Infini. Celui-ci se voile dans les couleurs qui le manifestent, il ne se montre qu'en se dissimulant dans ces couleurs.

Les cabalistes eurent constamment recours aux métaphores empruntées au monde de la lumière et des couleurs, si bien qu'un auteur comme Moïse Cordovéro estima qu'il était nécessaire de consacrer une partie entière de sa somme cabalistique à la question des couleurs. Nous n'avons fait qu'effleurer un sujet important qui mériterait à lui seul de vastes développements. Les couleurs ne sont sûrement pas des symboles parmi d'autres pour les cabalistes. De tous ceux auxquels ils ont fait appel pour témoigner de l'ineffable et dire l'indicible, les couleurs sont les seuls symboles qui expriment à la surface même de la matière immédiatement visible, les combinaisons infiniment complexes qui sont au cœur intime des choses et des êtres et qui mènent les voyants au-delà du voir, vers la pure lumière qui est leur abstraction et leur source cachée.

NOTES

1. Ces travaux, qui avaient d'abord fait l'objet d'un exposé oral dans le cercle Eranos à Ascona (Suisse) ont été publiés dans l'Eranos-Jahrbuch, 41, 1972. L'étude de Corbin a été reprise ensuite dans Temple et contemplation, Paris, Flammarion, 1980, sous le titre : " Réalisme et symbolique des couleurs en cosmologie chîite " (p. 7-66). L'étude de Scholem a été traduite en français et publiée dans Le Nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, Paris, Le Cerf, 1983, sous le titre : " La symbolique des couleurs dans la tradition et la mystique juive ".

2. Nous préférons de loin qualifier la cabale de mystagogie plutôt que de mystique, même si nous nous écartons ainsi d'une habitude bien ancrée dans la recherche moderne. Nous nous sommes expliqué sur ce choix dans l'avant-propos de notre ouvrage, Les grands textes de la cabale : Les rites qui font Dieu, Lagrasse, 1993, Verdier, p. 14.

3. Plusieurs étapes de l'histoire des origines de la cabale ont été retracées par G. Scholem dans Les Origines de la kabbale, Paris, Aubier-Montaigne, 1966.

4. Cet ouvrage a été publié à Cracovie en 1592 et il a été réédité depuis à de nombreuses reprises. Nous nous servons de la réédition de Jérusalem, 1967.

5. Voir Exode 28:17-21. Le midrach Nombres Rabba 2:7 développe ce sujet, le passage qui lui est consacré a été traduit par Scholem dans son article cité note 1, p. 164 de la traduction française.

6. La conception par Cordovéro de l'âme humaine comme canal qui relie tous les mondes et les fait communiquer a été exposée dans notre ouvrage, Les grands textes de la cabale : Les rites qui font Dieu, Lagrasse, 1993, Verdier, p. 401 et 409 ss.

7. Voir Michnah Yoma 6:8 ; Talmud de Babylone, Roch ha-Chanah 31b. Une languette rouge foncée était placée sur la porte du Temple de Jérusalem le jour des Expiations (Kippour). Après qu'un bouc (le fameux bouc-émissaire) qui était censé porter les fautes du peuple, était relâché dans la campagne rocailleuse, et qu'il se brisait la tête dans les rochers, la languette passait miraculeusement du rouge au blanc, signe que les péchés de la collectivité avaient été effacés.

8. Les avelé tsion ou " endeuillés de Sion " constituaient une sorte de confrérie dévote qui menaient ostensiblement le deuil de la destruction du deuxième Temple, aux premiers siècles.

9. Le mot tekhelet en hébreu désigne la couleur bleue obtenue à partir du sang d'un mollusque. On l'utilisait pour teindre l'une des franges rituelles (tsitsit) grâce à laquelle on pouvait distinguer, aux aurores, le jour de la nuit. Voir à ce sujet G. Scholem, " La symbolique des couleurs dans la tradition et la mystique juive ", art. cité note 1, p. 158.

10. Le caractère étrange de ce mélange n'est qu'apparent. Par rouge il faut entendre un rouge ocre, une sorte de marron. En blanchissant ce rouge, on obtient un jaune. Il s'agit d'un rouge auquel se réfère souvent, dans les écrits des cabalistes, la couleur de l'or.

11. Voir son Commentaire de la section Beréchit duMidrach Rabba, éd. par M. Hallamish, Jérusalem, 1984, p. 132-134. Nous avons traduit ce passage dans notre ouvrage, Lettre sur la sainteté, Le secret de la relation entre l'homme et la femme dans la cabale, Lagrasse, Verdier, 1986, p. 116-117.

Charles Mopsik

Chercheur au CNRS,
Centre d'Etudes des Religions du Livre,





 

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