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Par Charles Mopsik
La longue histoire du mysticisme juif témoigne du caractère central de
la notion d'humilité. Celle-ci n'est pas une vertu morale comme les
autres. L'humilité désigne une attitude existentielle qui est
directement liée à l'être intime de l'homme dans son rapport aux autres
et dans son rapport à la connaissance de la vérité. Avant d'aborder la
mystique juive médiévale, qui est le sujet de la présente étude, il
convient d'évoquer ses antécédents de l'Antiquité.
Les évangélistes Matthieu et Luc ont popularisé une formule attribuée à
Jésus qui était en fait, à la fin de l'Antiquité, une maxime de sagesse
très en vogue dans les milieux juifs judéens : (Mt 23:12, Lc 14:11,
18:14). Déjà les Psaumes avaient préparé la voie à cette idée que la
grandeur réelle de l'homme est inversement proportionnel à sa grandeur
apparente ou prétendue : "Le Seigneur soutient les humbles, il abaisse
les méchants jusqu'à terre" (Ps. 147:6). "Le juge c'est Dieu, il
abaisse l'un, il l'élève l'autre" (Ps. 75:8). Le Livre de Daniel, comme
d'autres textes de l'apocalyptique juive, met l'accent sur l'élévation
de l'homme le plus humble au rang royal : "Par un décret des Vigilants
vient cette sentence et par un ordre des Saints cette décision, afin
que les vivants sachent que le Très-Haut domine sur la royauté des
hommes, qu'il la donne à qui il veut et y élève le plus humble des
hommes" (Daniel 4:14). Mais c'est dans la littérature rabbinique que le
mouvement de balancier entre l'élévation de celui qui s'humilie et
l'abaissement de l'arrogant a été le plus nettement affirmé. Ainsi, un
texte d'origine tannaïtique nous rapporte les propos suivants : "Rabbi
Yossé dit : Descends pour monter et monte pour descendre. Qui s'est
abaissé jusqu'en bas, sera hissé jusqu'en haut et qui s'est hissé
jusqu'en haut, sera abaissé jusqu'en bas" (Avot de Rabbi Natan, vers. B
chap. 22). A quoi ce futur fait-il allusion ? Au monde à venir, comme
l'indique un texte du Talmud de Babylone : "Celui qui, en ce monde, se
fait petit en étudiant la Torah, sera grandi dans le monde à venir ; et
celui qui se fait esclave de la Torah dans ce monde sera libéré dans le
monde à venir" (Baba Metsia 85b). L'étude et l'amour de la Torah
impliquent une humilité et une autodépréciation dans ce monde qui
auront comme contrepartie une élévation dans l'éon futur : "Celui qui
se rabaisse pour l'amour de la Torah s'élèvera" (Berakhot 63b).
L'humilité de Moïse valut au prophète un honneur extraordinaire :
"[Dieu dit à Moïse] : Puisque tu es si humble, le nom de la Torah sera
attaché au tien. Il est dit en effet : "Souvenez-vous de la Torah de
Moïse, mon serviteur" (Mal. 3:22)" (Chabbat 89a). La Torah n'est plus
la "Torah de Dieu", mais la "Torah de Moïse". L'humilité vaut à elle
seule autant que tous les actes du culte : "R. Josué ben Lévi dit
[...]. Celui dont le cœur est humble l'Ecriture le lui compte comme
s'il avait fait toutes les offrandes possibles, car il est dit : "Les
sacrifices agréables à Dieu, c'est un esprit humble" (Ps. 51:19)"
(Sanhédrin 43b). Mieux : l'élection d'Israël n'est justifiée que par
l'exceptionnelle humilité de cette nation : ""Si le Seigneur s'est
épris de vous et vous a choisi, ce n'est pas que vous soyez plus
nombreux qu'aucun des autres peuples, car vous êtes le moindre de tous
les peuples" (Deut. 7:7). Le Saint béni soit-il veut dire à Israël : Si
je me suis attaché à vous, c'est parce que dans le moment même où je
répands sur vous la grandeur, vous vous humiliez devant moi" (Houlin
89a). Israël réagit à la grandeur que Dieu lui dispense non pas en se
gonflant d'orgueil, mais, à l'inverse, en s'humiliant devant Lui. C'est
parce qu'Israël se fait petit quand il est grandi, qu'il a été élu pour
être le peuple de Dieu. Le patriarche Jacob avait déjà répondu aux dons
de Dieu : "Je suis trop petit pour toutes les grâces et toute la
loyauté dont tu as témoignées à ton serviteur" (Gen. 32:11). Son
grand-père Abraham avait montré la voie : "Je ne suis que poussière et
cendre" (Gen. 18:27). Plus tard, Moïse et Aaron dirent : "Que
sommes-nous ?" (Ex. 16:7), et cela au moment où Dieu les avait élevés ;
c'est grâce à leur humilité que le monde subsiste, car un verset
enseigne que la "terre est suspendue sur le qu'est-ce-que-c'est ?" (Job
26:7) , en d'autres termes sur le néant. Enfin, toujours d'après le
Talmud (Houlin 89a), David dit après avoir été élevé par Dieu à la
royauté sur Israël : "Je suis un ver et non un homme" (Ps. 22:7).
Ce pouvoir de transfiguration reconnue à l'humilité est devenu un
motif de la liturgie juive quotidienne. Dans la prière appelée Guéoulah
(Rédemption), la puissance de Dieu tient dans cette faculté d'échanger
les places occupées par l'humble et l'arrogant, de renverser l'échelle
de la hiérarchie sociale : "Louez, bien-aimés et exaltez Dieu [...] le
Roi vivant et éternel, haut et exalté, grand et redoutable, il abaisse
les arrogants jusqu'à terre, il élève les humbles jusqu'au ciel" (cf.
Synopse ƒ 272 et Hénoch p. 358). Dans un célèbre ouvrage de la
littérature des Palais, la mystique juive ancienne, ce pouvoir est
délégué à deux archanges, parmi les plus importants de la Cour céleste
: "[Les Vigilants et les Saints] sans cesse élèvent et abaissent. Ils
abaissent les arrogants jusqu'à terre et élèvent les humbles jusqu'aux
cieux" (Le Livre hébreu d'Hénoch, 28:6, p. 128). Dans un autre passage
du même ouvrage, ce pouvoir est délégué à l'Ange de la Face qui est
l'Hénoch biblique transféré au ciel et métamorphosé en "petit
Seigneur", prince des anges occupant un trône proche du Trône du Roi
divin. Mais c'est au titre de chef des anges des nations qu'il exerce
cette prérogative : "Je plaçai soixante-dix princes entre ses mains
pour qu'il leur assigne en toute langue les instructions de ses
paroles, afin d'abaisser d'un mot les arrogants jusqu'à terre et afin
d'élever les humbles jusqu'au ciel par un énoncé de ses lèvres" (48C:9,
p. 154). Les anges des nations qui font preuve d'humilité, à l'instar
sans doute de la nation dont ils ont la charge au ciel, finissent par
être élevés au plus haut et obtiennent la prééminence. A l'opposé, les
archanges tutélaires orgueilleux et leur nation finissent par être
rabaissés. Le destin historique des peuples est déterminé, suivant
cette vision issue de l'apocalyptique juive, par leur degré d'humilité.
Cette dernière n'est donc pas seulement un vertu morale personnelle.
Elle est le critère d'évaluation axiologique des nations. Comme nous
l'avons vu au sujet d'Israël et comme nous le constatons maintenant à
propos de l'ensemble des peuples, la notion hébraïque d'humilité
('anavah, chefalout) concerne l'attitude existentielle fondamentale des
individus et des nations. Elle est en même temps, vis-à-vis de Dieu,
l'étalon de mesure de la valeur de l'homme et des groupes humains. On
pourrait aller jusqu'à dire que toutes les autres valeurs lui sont
subordonnées. Toutes les vertus se vérifient et se jaugent à l'aune de
l'humilité. Mais cette dernière n'est subordonnée à aucune autre. Elle
se situe en dehors de la sphère de la morale courante parce qu'elle est
son pôle et son fondement principal. L'exaltation peu commune des
humbles et de l'humilité dans la littérature juive de la fin de
l'Antiquité, trahit peut-être aussi l'expérience de la puissance des
Empires et de sa vanité. Situé au carrefour des Empires orientaux et
occidentaux, le pays d'Israël et ses habitants ont vu maintes fois
déferler des armées et des souverains qui, quelques temps plus tard,
cédaient la place à d'autres, plus puissants ou plus habiles.
L'expérience de la petitesse, depuis les temps patriarcaux, depuis le
séjour en Egypte, puis avec les invasions babyloniennes,
gréco-assyriennes et enfin romaines, a certainement joué un rôle
important dans le regard porté sur l'humilité. Entre la petitesse
imposée et la petitesse voulue et revendiquée, qui est déjà évoquée
dans la Bible, la glorification de l'humble est le change donné, la
compensation assuré, au sentiment d'impuissance et de fragilité. On
peut même parler, au regard de la relecture de l'histoire ancienne et
de ses grands personnages par le judaïsme de la fin de l'Antiquité,
d'un processus d'héroïsation de l'humble et de l'humilié volontaire.
Quand les plus grands se font très petits, alors aucun doute n'est
permis : ce sont bien les plus grands.
La mystique juive médiévale est d'abord l'héritière de cette tradition
ancienne pour laquelle ce ne sont pas les plus forts qui sont les plus
grands, mais au contraire les plus humbles et ceux qui se font petit.
Un passage du Zohar, Le Livre de la Splendeur, qui est la fine fleur de
la production écrite de la cabale espagnole (fin du XIIIe siècle),
reprend à son compte les sentences des rabbins de jadis mais il leur
prête un accent et une radicalité nouvelle : "Heureux qui se fait petit
en ce monde, comme il est grand et élevé dans l'autre monde ! Ainsi
répétait le maître de l'école : Qui est petit est grand, qui est grand
est petit [...]. Viens et vois : le Saint béni soit-il ne grandit que
celui qui se diminue, et il ne diminue qui celui qui se grandit.
Heureux qui se fait petit dans ce monde-ci, comme il est haut placé
dans ce monde-là !" (I, 122b). "Qui est petit est grand, qui est grand
est petit" : ce double paradoxe, rudement exprimé, vise à briser le
miroir des apparences et à donner l'idée que la vraie grandeur n'est
pas là où instinctivement, on la cherche. Dans une lettre que R. Moïse
ben Nahman, dit Nahmanide, adresse à son fils, il lui dispense une
leçon d'humilité qui est un classique du genre. Bien que ce texte ne
relève pas vraiment de la littérature mystique, son auteur était non
seulement la grande autorité rabbinique de Gérone, en Catalogne, mais
il fut aussi un cabaliste important. Quelques extraits de cette
missive, que le père depuis saint Jean d'Acre où il subissait un exil
forcé, envoie à son fils qui se trouvait à Barcelone, suffiront à
donner une idée du ton de la littérature juive médiévale appartenant au
genre moral et qui est déjà, par quelques biais, liée à la théosophie
mystique des cabalistes :
"Maintenant, sache mon fils et vois que celui dont le cœur
s'enorgueillit au-dessus de ses semblables, se rebelle contre le
Royaume du Ciel, car il se pare de l'habit de la Royauté céleste, que
son Nom soit béni, comme il est dit : "Le Seigneur est Roi, il se revêt
d'orgueil" (Psaumes 93:1). Et de quoi s'enorgueillirait le cœur de
l'homme ? De richesse ? C'est le Seigneur qui fait hériter et qui
enrichit. De gloire ? N'appartient-elle pas à Dieu, comme il est écrit
: "La richesse et la gloire viennent de Toi" (I Chro. 29:12) ? Comment
s'attribuerait-il la gloire de son Créateur ? [...]. En fait, tous les
hommes sont égaux devant Dieu : par son courroux il abaisse les
arrogants, et par son agrément il élève les humbles. Aussi, abaisse-toi
toi-même et Dieu, béni soit-il, t'élèvera. Je vais donc t'expliquer
comment tu pourras te conduire suivant la vertu d'humilité, pour t'y
conformer sans cesse. Parle toujours avec douceur, que ta tête soit
baissée, que tes yeux regardent le sol, et que ton coeur contemple l'en
haut, ne regarde personne au visage quand tu lui parles, que tout homme
soit, à tes yeux, plus grand que toi. S'il est riche ou sage tu dois
l'honorer, s'il est pauvre et que tu es plus riche que lui, ou que tu
es plus sage que lui, pense en ton coeur que tu es plus coupable que
lui et qu'il est plus innocent que toi, car s'il a péché, c'était par
inadvertance, tandis que toi, c'était délibéré. Dans tous tes actes,
paroles, pensées, et à chaque instant, considère en ton cœur que tu te
tiens devant Dieu et que sa présence t'entoure, car Sa gloire remplit
le monde. Parle avec inquiétude et crainte, comme un esclave devant son
maître, et éprouve de la honte face à tout homme. Si quelqu'un
t'interpelle, ne lui réponds pas à haute voix mais en baissant la voix,
tel celui qui se tient devant son Maître, le Saint béni soit-il" (cité
dans Les portiques de la sainteté, cha'aré qedouchah, partie IV, porte
I, p. 2-3).
On pourrait se risquer à résumer ce texte sans trop le trahir en
disant que l'humilité suppose que l'homme perçoive, dans ses relations
avec les autres hommes, la présence de Dieu. Que tous les autres soient
à ses yeux d'un rang égal à celui de son Dieu. Car craindre vraiment
Dieu, c'est aussi s'abaisser devant tous les hommes. Cette humilité est
une timidité profonde, recommandée comme remède à l'orgueil, qui ne
peut être que révolte contre la Royauté divine.
Dans un autre contexte, l'humilité apparaît comme la condition
essentielle de l'expérience mystique, comme l'attitude qui donne accès
à la présence immédiate du divin. Le passage qui suit est transmis
comme l'enseignement d'un maître à son disciple, il parle d'une
expérience vécue et non pas seulement d'une théorie ou d'un idéal :
"Rabbi Isaac d'Acre, que sa mémoire soit une bénédiction, a rapporté
par écrit ce qu'il avait entendu de la part de R. Moïse, que sa mémoire
soit une bénédiction, le disciple de R. Joseph Gikatila, que sa mémoire
soit une bénédiction. [Ce R. Moïse] a entendu, de la propre bouche de
son maître, le Rabbi Joseph précité, que l'homme amené par son cœur à
corriger ses qualités, à rectifier son comportement et ses actes, à
quérir l'humilité en plénitude, à supporter l'injure et à ne pas
injurier, à écouter l'insulte et à ne pas répondre, aussitôt la
Chekhina s'établit sur lui et il n'a plus besoin d'étudier auprès d'un
être de chair et de sang, car l'Esprit de Dieu directement l'instruit"
(Hayim Vital, Les portiques de la sainteté, cha'aré qedouchah, partie
IV, porte I, p. 3).
R. Joseph Gikatila est un des plus grands, sinon le plus grand
cabaliste de la Castille du XIIIe siècle, qui est l'auteur d'une œuvre
assez volumineuse. Le témoignage qui nous est transmis en son nom, un
enseignement oral concernant l'humilité, est d'un grand prix. D'abord,
parce que cet enseignement ne nous a pas été transmis dans l'une de ses
œuvres personnelles. Et surtout parce qu'il présente un caractère
hautement paradoxal. Un maître transmet à son propre disciple le secret
qui lui apprend comment il est possible de se passer de tout maître
humain. Celui-ci n'est nécessaire que tant que l'homme ne s'est pas
débarrassé de son orgueil. Dès qu'il atteint "l'humilité en plénitude"
('anavah be-takhlit ha-chlémout), il est cabale d'avoir un contact
immédiat avec le Maître par excellence, et il est visité par la
Chekhina, la présence divine béatifiante. Dans le contexte traditionnel
de la société juive, étudier avec un maître et suivre assidûment ses
leçons est considérablement valorisé. Cette transmission du savoir de
maître à disciple assure la pérennité des valeurs de la société, de ses
lois, de sa religion. Mais les propos exceptionnels de R. Joseph
Gikatila évoquent le désir d'une autre forme d'acquisition de la
connaissance, qui est l'objet d'une expérience mystique de révélation.
La parfaite humilité permet à l'homme de s'instruire non plus auprès
d'un mortel, mais directement auprès de l'Esprit divin. En d'autres
termes, d'avoir une expérience de type prophétique. Pourquoi
l'humilité, davantage que toute autre vertu, confère-t-elle une telle
faculté ? Sans doute parce que, plus que les autres, rend-elle l'homme
semblable à Dieu. La formule employée par rabbi Joseph Gikatila
"supporter l'injure et ne pas injurier" est un emprunt à la littérature
des Palais où elle qualifie l'attitude de la divinité (Hekhalot
Rabbati, chap. 24, passim). Cette sorte d'imitatio dei est sans doute
la plus difficile : imiter Dieu, en prenant pour modèle non l'une de
ses puissances, mais au contraire ce qui pourrait apparaître comme une
faiblesse. Une sentence d'un maître du Talmud, Rabbi Yohanan, dit que
"partout [dans les Ecritures] où l'on trouve [évoqué] la puissance du
Saint béni soit-il, l'on trouve [évoqué] son humilité" (Meguila 31a).
Un autre cabaliste qui vécut en Provence autour de 1400, R. Moïse
Botarel, introduit son commentaire sur le Livre de la Création (Sefer
Yetsirah), par un éloge de l'humilité en tant que condition nécessaire
pour accéder à la connaissance des mystères de la Torah :
"Celui qui veut faire partie des visiteurs du Verger, doit accomplir
ses actions suivant la voie de l'humilité. Et il lui faut préserver les
conditions qui lui ont été transmis par son maître, alors la source de
la sagesse et du discernement s'épanchera en lui. Mais en dehors de ce
point, la Chekhina ne s'établira pas sur lui, car la lumière éclatante
ne se pose que sur celui qui a l'humilité pour nature. C'est le secret
du verset : "L'homme Moïse était très humble, plus que tout homme"
(Nom. 12:3). [...] Lorsque l'homme acquiert la qualité de l'humilité,
les différentes qualités mauvaises, comme le persiflage, l'orgueil, la
médisance, et les autres vices, s'écartent de lui, l'humilité comprend
donc de nombreuses sortes de perfections, c'est pourquoi le prophète,
que la paix soit avec lui, a loué le roi Messie pour sa qualité
d'humilité, comme l'a dit Zacharie : "C'est un pauvre, monté sur un
âne" (Zac. 9:9). Or Jonathan a traduit "pauvre" ('any) par "humble"
('anayv), car il n'est pas possible qu'il soit pauvre, le monde entier
sera en son pouvoir, mais c'est à cause de sa qualité d'humilité qu'il
sera monté sur un âne" (Introduction au commentaire sur le Livre de la
Création, fol. 12d).
Verger (pardés) est le terme consacré pour désigner le domaine de
l'étude mystique. L'humilité permet d'y accéder parce qu'elle attire la
présence divine et fait de l'homme un prophète virtuel. L'acquisition
de cette qualité a la propriété de débarrasser l'homme de tous ses
défauts et de tous ses vices et non pas seulement de l'orgueil. Le
Messie a été loué par le prophète Zacharie à cause précisément de son
humilité, exprimée par l'image de l'homme monté sur un âne. Le mystique
qui, par son humilité, a mérité de pénétrer dans le Verger symbolique
de la connaissance, obtient l'épanchement divin, ce qui le transforme
profondément et fait de lui un homme semblable à Moïse et au Messie.
L'humilité n'est pas une qualité comme une autre : elle comprend toutes
les autres "perfections" et à ce titre, elle fait de l'homme qui la
possède un être vraiment parfait. Un cabaliste du XVIe siècle, R. Hayim
Vital, rapporte un récit illustrant à merveille la présence nécessaire
de l'humilité pour l'acquisition de capacités surnaturelles :
"Histoire d'un homme qui jeûnait de longs jours, faisait souvent
la bienfaisance et subvenait aux besoins de plusieurs orphelines, mais
qui recherchait le pouvoir. Il se rendit auprès des anachorètes qui
étaient parvenus au degré de la prophétie et il déclara au plus grand
d'entre eux : Monseigneur, par pitié, dis-moi la raison pour laquelle,
après avoir accompli toutes ces bonnes œuvres, je n'ai pas mérité
d'atteindre le degré de la prophétie afin d'annoncer les choses
futures, comme toi ? Son interlocuteur lui répondit : Prends un sac
rempli de noix et de figues et suspends-le à ton cou. Va sur la
Grand-Place de la ville devant ses notables et ses honorabilités.
Rassemble des enfants et dis-leur : Celui qui veut que je lui donne des
figues et des noix, qu'il vienne me frapper le cou de sa main, puis
qu'il me frappe la joue. Agis de la sorte plusieurs fois. Reviens
ensuite me voir et je te conduirai sur la voie de l'accès à la vérité.
Il lui répondit : Monseigneur, comment un telle chose se peut-elle
faire par un homme aussi honorable que moi ! Il lui dit : Quoi donc !
Cela est-il si difficile à tes yeux ! Ce n'est que la chose la plus
facile que tu doives faire si tu veux que ton âme aperçoive la lumière
de la vérité. Il se leva sans délai et s'en alla déçu" (Cha'aré
Qedouchah, partie IV, chap. 1, fol. 3b).
L'amour du pouvoir et des honneurs est comme une maladie de l'âme,
l'empêchant de contempler la lumière divine, que seul un régime
approprié peut guérir. Ce régime - l'expérience répétée et volontaire
de l'humiliation - vise à libérer l'homme de ses illusions concernant
sa propre valeur, à ses yeux comme aux yeux des autres. Dans ce petit
récit, l'expérience ne sera pas tentée, le candidat prophète renonçant
d'avance à porter atteinte à l'image qu'il a de lui-même. L'humilité
est le critère de mesure essentiel de l'aptitude de l'individu à sortir
du monde ordinaire pour pénétrer un univers différent dans lequel le
pouvoir de l'homme et sa gloire sont nuls et sans valeur. Mais
l'humilité est aussi la seule voie d'accès à l'expérience mystique.
Quand l'homme se connaît comme néant, il permet à la présence invisible
du divin de faire irruption dans la place de sa conscience qu'il a
libérée de son moi. Il devient aussi une autre personne aux yeux de la
société, qui tolère mal que l'un de ses membres échappe aux illusions
de ses honneurs et de ses prestiges fallacieux. L'humilité est un acte
de courage, non pas tant envers soi-même ou à cause d'un orgueil inné
difficile à balayer, qu'à cause du regard que les gens respectables
portent naturellement sur la personne de l'humble. Faire acte public
d'humilité revient à transgresser la règle sociale qui attribue
honneurs et places et rejette ceux qui dérogent à ses flatteries.
L'humilité est perçue comme une attitude profondément anti-sociale, que
seuls quelques anachorètes et quelques prophètes peuvent revendiquer
comme la valeur suprême. Derrière l'homme humble, pèse toujours le
soupçon d'une ambition sans borne dont l'exigence dépasse tout ce que
la vie sociale est capable de fournir. L'humilité du mystique retiré du
monde dans sa méditation, ne traduit-elle pas un appétit de pouvoir et
de gloire bien supérieur à celui que l'orgueil naturel confère
habituellement ? Alors qu'on loue facilement l'humilité, on trouvera
toujours de bonnes raisons pour railler l'homme humble, suspect de
toutes les fourberies et de toutes les fraudes. L'humilité est une
humble vertu : on nie aisément qu'elle puisse être sincère. Mais c'est
la seule vertu dont ne peut se vanter celui qui la possède. Si elle
s'expose, elle se nie. Pour se laisser voir, l'humilité doit se cacher
sous les traits de la pauvreté, de la folie douce, et l'humble doit se
faire humilier. Appeler les coups en plein visage, comme dans le récit
rapporté par R. Hayim Vital, est un des détours que l'humilité emploie
pour paraître sans se trahir. C'est à ce prix qu'elle n'est pas un
mensonge. La cure proposée par l'anachorète au candidat à l'expérience
mystique est une épreuve visant son degré d'intégration sociale et sa
capacité à se défaire des conventions des bien-pensants. Le voyant ne
recommande pas à son interlocuteur de se rabaisser à ses propres yeux,
en acceptant les humiliations des enfants n'importe où. L'essentiel,
c'est que l'expérience ait lieu sur la grand place, face au regard des
notables de la ville et des gens d'importance. C'est leur regard qui
est le lien social imposant une conduite et des valeurs dont il est
nécessaire de se débarrasser pour se transformer et parvenir au seuil
du chemin menant à la "lumière de la vérité".
Le scandale de l'humiliation volontaire qui brise les règles du
jeu de la société établie, n'est-il pas, en définitive, porteur d'une
puissance redoutable capable d'octroyer un pouvoir immense ? La plupart
des fondateurs de religions n'ont-ils pas fait figure, au début de leur
carrière, d'humiliés et d'asociaux ? N'ont-ils pas ainsi bouleversé les
hiérarchies et ouvert la voie à l'introduction d'un nouveau système de
valeur ? L'humilité est sans doute une attitude personnelle reconnue
par les mystiques comme la plus apte à élever l'homme vers un au-delà
de lui-même. Mais elle est aussi une force sociale capable, dans
certaines circonstances, de troubler la collectivité et parfois de
fonder de nouvelles assises sociales. Faiblesse et force, petitesse et
grandeur, en l'humilité coïncident des pôles opposés qui, au lieu de
s'affronter, se conjuguent et s'exaltent l'un par l'autre.
Notre bref parcourt de la littérature juive aura montré à quel point
l'humilité constitue pour elle une valeur qui échappe à l'échelle des
valeurs morales ordinaires. Située à la limite où l'éthique devient
mystique, elle est le principal moteur de la transformation de l'homme
profane en prophète, visionnaire ou illuminé.
Charles Mopsik
Chargé de Recherches au CNRS - URA 152
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