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 Editions  Autrement - Série morale n°8 : L'humilité - 1992

           
UNE SAGESSE EXCENTRIQUE


 


Par Charles Mopsik

La longue histoire du mysticisme juif témoigne du caractère central de la notion d'humilité. Celle-ci n'est pas une vertu morale comme les autres. L'humilité désigne une attitude existentielle qui est directement liée à l'être intime de l'homme dans son rapport aux autres et dans son rapport à la connaissance de la vérité. Avant d'aborder la mystique juive médiévale, qui est le sujet de la présente étude, il convient d'évoquer ses antécédents de l'Antiquité.
Les évangélistes Matthieu et Luc ont popularisé une formule attribuée à Jésus qui était en fait, à la fin de l'Antiquité, une maxime de sagesse très en vogue dans les milieux juifs judéens : (Mt 23:12, Lc 14:11, 18:14). Déjà les Psaumes avaient préparé la voie à cette idée que la grandeur réelle de l'homme est inversement proportionnel à sa grandeur apparente ou prétendue : "Le Seigneur soutient les humbles, il abaisse les méchants jusqu'à terre" (Ps. 147:6). "Le juge c'est Dieu, il abaisse l'un, il l'élève l'autre" (Ps. 75:8). Le Livre de Daniel, comme d'autres textes de l'apocalyptique juive, met l'accent sur l'élévation de l'homme le plus humble au rang royal : "Par un décret des Vigilants vient cette sentence et par un ordre des Saints cette décision, afin que les vivants sachent que le Très-Haut domine sur la royauté des hommes, qu'il la donne à qui il veut et y élève le plus humble des hommes" (Daniel 4:14). Mais c'est dans la littérature rabbinique que le mouvement de balancier entre l'élévation de celui qui s'humilie et l'abaissement de l'arrogant a été le plus nettement affirmé. Ainsi, un texte d'origine tannaïtique nous rapporte les propos suivants : "Rabbi Yossé dit : Descends pour monter et monte pour descendre. Qui s'est abaissé jusqu'en bas, sera hissé jusqu'en haut et qui s'est hissé jusqu'en haut, sera abaissé jusqu'en bas" (Avot de Rabbi Natan, vers. B chap. 22). A quoi ce futur fait-il allusion ? Au monde à venir, comme l'indique un texte du Talmud de Babylone : "Celui qui, en ce monde, se fait petit en étudiant la Torah, sera grandi dans le monde à venir ; et celui qui se fait esclave de la Torah dans ce monde sera libéré dans le monde à venir" (Baba Metsia 85b). L'étude et l'amour de la Torah impliquent une humilité et une autodépréciation dans ce monde qui auront comme contrepartie une élévation dans l'éon futur : "Celui qui se rabaisse pour l'amour de la Torah s'élèvera" (Berakhot 63b). L'humilité de Moïse valut au prophète un honneur extraordinaire : "[Dieu dit à Moïse] : Puisque tu es si humble, le nom de la Torah sera attaché au tien. Il est dit en effet : "Souvenez-vous de la Torah de Moïse, mon serviteur" (Mal. 3:22)" (Chabbat 89a). La Torah n'est plus la "Torah de Dieu", mais la "Torah de Moïse". L'humilité vaut à elle seule autant que tous les actes du culte : "R. Josué ben Lévi dit [...]. Celui dont le cœur est humble l'Ecriture le lui compte comme s'il avait fait toutes les offrandes possibles, car il est dit : "Les sacrifices agréables à Dieu, c'est un esprit humble" (Ps. 51:19)" (Sanhédrin 43b). Mieux : l'élection d'Israël n'est justifiée que par l'exceptionnelle humilité de cette nation : ""Si le Seigneur s'est épris de vous et vous a choisi, ce n'est pas que vous soyez plus nombreux qu'aucun des autres peuples, car vous êtes le moindre de tous les peuples" (Deut. 7:7). Le Saint béni soit-il veut dire à Israël : Si je me suis attaché à vous, c'est parce que dans le moment même où je répands sur vous la grandeur, vous vous humiliez devant moi" (Houlin 89a). Israël réagit à la grandeur que Dieu lui dispense non pas en se gonflant d'orgueil, mais, à l'inverse, en s'humiliant devant Lui. C'est parce qu'Israël se fait petit quand il est grandi, qu'il a été élu pour être le peuple de Dieu. Le patriarche Jacob avait déjà répondu aux dons de Dieu : "Je suis trop petit pour toutes les grâces et toute la loyauté dont tu as témoignées à ton serviteur" (Gen. 32:11). Son grand-père Abraham avait montré la voie : "Je ne suis que poussière et cendre" (Gen. 18:27). Plus tard, Moïse et Aaron dirent : "Que sommes-nous ?" (Ex. 16:7), et cela au moment où Dieu les avait élevés ; c'est grâce à leur humilité que le monde subsiste, car un verset enseigne que la "terre est suspendue sur le qu'est-ce-que-c'est ?" (Job 26:7) , en d'autres termes sur le néant. Enfin, toujours d'après le Talmud (Houlin 89a), David dit après avoir été élevé par Dieu à la royauté sur Israël : "Je suis un ver et non un homme" (Ps. 22:7).
 Ce pouvoir de transfiguration reconnue à l'humilité est devenu un motif de la liturgie juive quotidienne. Dans la prière appelée Guéoulah (Rédemption), la puissance de Dieu tient dans cette faculté d'échanger les places occupées par l'humble et l'arrogant, de renverser l'échelle de la hiérarchie sociale : "Louez, bien-aimés et exaltez Dieu [...] le Roi vivant et éternel, haut et exalté, grand et redoutable, il abaisse les arrogants jusqu'à terre, il élève les humbles jusqu'au ciel" (cf. Synopse ƒ 272 et Hénoch p. 358). Dans un célèbre ouvrage de la littérature des Palais, la mystique juive ancienne, ce pouvoir est délégué à deux archanges, parmi les plus importants de la Cour céleste : "[Les Vigilants et les Saints] sans cesse élèvent et abaissent. Ils abaissent les arrogants jusqu'à terre et élèvent les humbles jusqu'aux cieux" (Le Livre hébreu d'Hénoch, 28:6, p. 128). Dans un autre passage du même ouvrage, ce pouvoir est délégué à l'Ange de la Face qui est l'Hénoch biblique transféré au ciel et métamorphosé en "petit Seigneur", prince des anges occupant un trône proche du Trône du Roi divin. Mais c'est au titre de chef des anges des nations qu'il exerce cette prérogative : "Je plaçai soixante-dix princes entre ses mains pour qu'il leur assigne en toute langue les instructions de ses paroles, afin d'abaisser d'un mot les arrogants jusqu'à terre et afin d'élever les humbles jusqu'au ciel par un énoncé de ses lèvres" (48C:9, p. 154). Les anges des nations qui font preuve d'humilité, à l'instar sans doute de la nation dont ils ont la charge au ciel, finissent par être élevés au plus haut et obtiennent la prééminence. A l'opposé, les archanges tutélaires orgueilleux et leur nation finissent par être rabaissés. Le destin historique des peuples est déterminé, suivant cette vision issue de l'apocalyptique juive, par leur degré d'humilité. Cette dernière n'est donc pas seulement un vertu morale personnelle. Elle est le critère d'évaluation axiologique des nations. Comme nous l'avons vu au sujet d'Israël et comme nous le constatons maintenant à propos de l'ensemble des peuples, la notion hébraïque d'humilité ('anavah, chefalout) concerne l'attitude existentielle fondamentale des individus et des nations. Elle est en même temps, vis-à-vis de Dieu, l'étalon de mesure de la valeur de l'homme et des groupes humains. On pourrait aller jusqu'à dire que toutes les autres valeurs lui sont subordonnées. Toutes les vertus se vérifient et se jaugent à l'aune de l'humilité. Mais cette dernière n'est subordonnée à aucune autre. Elle se situe en dehors de la sphère de la morale courante parce qu'elle est son pôle et son fondement principal. L'exaltation peu commune des humbles et de l'humilité dans la littérature juive de la fin de l'Antiquité, trahit peut-être aussi l'expérience de la puissance des Empires et de sa vanité. Situé au carrefour des Empires orientaux et occidentaux, le pays d'Israël et ses habitants ont vu maintes fois déferler des armées et des souverains qui, quelques temps plus tard, cédaient la place à d'autres, plus puissants ou plus habiles. L'expérience de la petitesse, depuis les temps patriarcaux, depuis le séjour en Egypte, puis avec les invasions babyloniennes, gréco-assyriennes et enfin romaines, a certainement joué un rôle important dans le regard porté sur l'humilité. Entre la petitesse imposée et la petitesse voulue et revendiquée, qui est déjà évoquée dans la Bible, la glorification de l'humble est le change donné, la compensation assuré, au sentiment d'impuissance et de fragilité. On peut même parler, au regard de la relecture de l'histoire ancienne et de ses grands personnages par le judaïsme de la fin de l'Antiquité, d'un processus d'héroïsation de l'humble et de l'humilié volontaire. Quand les plus grands se font très petits, alors aucun doute n'est permis : ce sont bien les plus grands.
La mystique juive médiévale est d'abord l'héritière de cette tradition ancienne pour laquelle ce ne sont pas les plus forts qui sont les plus grands, mais au contraire les plus humbles et ceux qui se font petit. Un passage du Zohar, Le Livre de la Splendeur, qui est la fine fleur de la production écrite de la cabale espagnole (fin du XIIIe siècle), reprend à son compte les sentences des rabbins de jadis mais il leur prête un accent et une radicalité nouvelle : "Heureux qui se fait petit en ce monde, comme il est grand et élevé dans l'autre monde ! Ainsi répétait le maître de l'école : Qui est petit est grand, qui est grand est petit [...]. Viens et vois : le Saint béni soit-il ne grandit que celui qui se diminue, et il ne diminue qui celui qui se grandit. Heureux qui se fait petit dans ce monde-ci, comme il est haut placé dans ce monde-là !" (I, 122b). "Qui est petit est grand, qui est grand est petit" : ce double paradoxe, rudement exprimé, vise à briser le miroir des apparences et à donner l'idée que la vraie grandeur n'est pas là où instinctivement, on la cherche. Dans une lettre que R. Moïse ben Nahman, dit Nahmanide, adresse à son fils, il lui dispense une leçon d'humilité qui est un classique du genre. Bien que ce texte ne relève pas vraiment de la littérature mystique, son auteur était non seulement la grande autorité rabbinique de Gérone, en Catalogne, mais il fut aussi un cabaliste important. Quelques extraits de cette missive, que le père depuis saint Jean d'Acre où il subissait un exil forcé, envoie à son fils qui se trouvait à Barcelone, suffiront à donner une idée du ton de la littérature juive médiévale appartenant au genre moral et qui est déjà, par quelques biais, liée à la théosophie mystique des cabalistes :
"Maintenant, sache mon fils et vois que celui dont le cœur s'enorgueillit au-dessus de ses semblables, se rebelle contre le Royaume du Ciel, car il se pare de l'habit de la Royauté céleste, que son Nom soit béni, comme il est dit : "Le Seigneur est Roi, il se revêt d'orgueil" (Psaumes 93:1). Et de quoi s'enorgueillirait le cœur de l'homme ? De richesse ? C'est le Seigneur qui fait hériter et qui enrichit. De gloire ? N'appartient-elle pas à Dieu, comme il est écrit : "La richesse et la gloire viennent de Toi" (I Chro. 29:12) ? Comment s'attribuerait-il la gloire de son Créateur ? [...]. En fait, tous les hommes sont égaux devant Dieu : par son courroux il abaisse les arrogants, et par son agrément il élève les humbles. Aussi, abaisse-toi toi-même et Dieu, béni soit-il, t'élèvera. Je vais donc t'expliquer comment tu pourras te conduire suivant la vertu d'humilité, pour t'y conformer sans cesse. Parle toujours avec douceur, que ta tête soit baissée, que tes yeux regardent le sol, et que ton coeur contemple l'en haut, ne regarde personne au visage quand tu lui parles, que tout homme soit, à tes yeux, plus grand que toi. S'il est riche ou sage tu dois l'honorer, s'il est pauvre et que tu es plus riche que lui, ou que tu es plus sage que lui, pense en ton coeur que tu es plus coupable que lui et qu'il est plus innocent que toi, car s'il a péché, c'était par inadvertance, tandis que toi, c'était délibéré. Dans tous tes actes, paroles, pensées, et à chaque instant, considère en ton cœur que tu te tiens devant Dieu et que sa présence t'entoure, car Sa gloire remplit le monde. Parle avec inquiétude et crainte, comme un esclave devant son maître, et éprouve de la honte face à tout homme. Si quelqu'un t'interpelle, ne lui réponds pas à haute voix mais en baissant la voix, tel celui qui se tient devant son Maître, le Saint béni soit-il" (cité dans Les portiques de la sainteté, cha'aré qedouchah, partie IV, porte I, p. 2-3).
 On pourrait se risquer à résumer ce texte sans trop le trahir en disant que l'humilité suppose que l'homme perçoive, dans ses relations avec les autres hommes, la présence de Dieu. Que tous les autres soient à ses yeux d'un rang égal à celui de son Dieu. Car craindre vraiment Dieu, c'est aussi s'abaisser devant tous les hommes. Cette humilité est une timidité profonde, recommandée comme remède à l'orgueil, qui ne peut être que révolte contre la Royauté divine.
 Dans un autre contexte, l'humilité apparaît comme la condition essentielle de l'expérience mystique, comme l'attitude qui donne accès à la présence immédiate du divin. Le passage qui suit est transmis comme l'enseignement d'un maître à son disciple, il parle d'une expérience vécue et non pas seulement d'une théorie ou d'un idéal :
"Rabbi Isaac d'Acre, que sa mémoire soit une bénédiction, a rapporté par écrit ce qu'il avait entendu de la part de R. Moïse, que sa mémoire soit une bénédiction, le disciple de R. Joseph Gikatila, que sa mémoire soit une bénédiction. [Ce R. Moïse] a entendu, de la propre bouche de son maître, le Rabbi Joseph précité, que l'homme amené par son cœur à corriger ses qualités, à rectifier son comportement et ses actes, à quérir l'humilité en plénitude, à supporter l'injure et à ne pas injurier, à écouter l'insulte et à ne pas répondre, aussitôt la Chekhina s'établit sur lui et il n'a plus besoin d'étudier auprès d'un être de chair et de sang, car l'Esprit de Dieu directement l'instruit" (Hayim Vital, Les portiques de la sainteté, cha'aré qedouchah, partie IV, porte I, p. 3).
R. Joseph Gikatila est un des plus grands, sinon le plus grand cabaliste de la Castille du XIIIe siècle, qui est l'auteur d'une œuvre assez volumineuse. Le témoignage qui nous est transmis en son nom, un enseignement oral concernant l'humilité, est d'un grand prix. D'abord, parce que cet enseignement ne nous a pas été transmis dans l'une de ses œuvres personnelles. Et surtout parce qu'il présente un caractère hautement paradoxal. Un maître transmet à son propre disciple le secret qui lui apprend comment il est possible de se passer de tout maître humain. Celui-ci n'est nécessaire que tant que l'homme ne s'est pas débarrassé de son orgueil. Dès qu'il atteint "l'humilité en plénitude" ('anavah be-takhlit ha-chlémout), il est cabale d'avoir un contact immédiat avec le Maître par excellence, et il est visité par la Chekhina, la présence divine béatifiante. Dans le contexte traditionnel de la société juive, étudier avec un maître et suivre assidûment ses leçons est considérablement valorisé. Cette transmission du savoir de maître à disciple assure la pérennité des valeurs de la société, de ses lois, de sa religion. Mais les propos exceptionnels de R. Joseph Gikatila évoquent le désir d'une autre forme d'acquisition de la connaissance, qui est l'objet d'une expérience mystique de révélation. La parfaite humilité permet à l'homme de s'instruire non plus auprès d'un mortel, mais directement auprès de l'Esprit divin. En d'autres termes, d'avoir une expérience de type prophétique. Pourquoi l'humilité, davantage que toute autre vertu, confère-t-elle une telle faculté ? Sans doute parce que, plus que les autres, rend-elle l'homme semblable à Dieu. La formule employée par rabbi Joseph Gikatila "supporter l'injure et ne pas injurier" est un emprunt à la littérature des Palais où elle qualifie l'attitude de la divinité (Hekhalot Rabbati, chap. 24, passim). Cette sorte d'imitatio dei est sans doute la plus difficile : imiter Dieu, en prenant pour modèle non l'une de ses puissances, mais au contraire ce qui pourrait apparaître comme une faiblesse. Une sentence d'un maître du Talmud, Rabbi Yohanan, dit que "partout [dans les Ecritures] où l'on trouve [évoqué] la puissance du Saint béni soit-il, l'on trouve [évoqué] son humilité" (Meguila 31a).
Un autre cabaliste qui vécut en Provence autour de 1400, R. Moïse Botarel, introduit son commentaire sur le Livre de la Création (Sefer Yetsirah), par un éloge de l'humilité en tant que condition nécessaire pour accéder à la connaissance des mystères de la Torah :
"Celui qui veut faire partie des visiteurs du Verger, doit accomplir ses actions suivant la voie de l'humilité. Et il lui faut préserver les conditions qui lui ont été transmis par son maître, alors la source de la sagesse et du discernement s'épanchera en lui. Mais en dehors de ce point, la Chekhina ne s'établira pas sur lui, car la lumière éclatante ne se pose que sur celui qui a l'humilité pour nature. C'est le secret du verset : "L'homme Moïse était très humble, plus que tout homme" (Nom. 12:3). [...] Lorsque l'homme acquiert la qualité de l'humilité, les différentes qualités mauvaises, comme le persiflage, l'orgueil, la médisance, et les autres vices, s'écartent de lui, l'humilité comprend donc de nombreuses sortes de perfections, c'est pourquoi le prophète, que la paix soit avec lui, a loué le roi Messie pour sa qualité d'humilité, comme l'a dit Zacharie : "C'est un pauvre, monté sur un âne" (Zac. 9:9). Or Jonathan a traduit "pauvre" ('any) par "humble" ('anayv), car il n'est pas possible qu'il soit pauvre, le monde entier sera en son pouvoir, mais c'est à cause de sa qualité d'humilité qu'il sera monté sur un âne" (Introduction au commentaire sur le Livre de la Création, fol. 12d).
Verger (pardés) est le terme consacré pour désigner le domaine de l'étude mystique. L'humilité permet d'y accéder parce qu'elle attire la présence divine et fait de l'homme un prophète virtuel. L'acquisition de cette qualité a la propriété de débarrasser l'homme de tous ses défauts et de tous ses vices et non pas seulement de l'orgueil. Le Messie a été loué par le prophète Zacharie à cause précisément de son humilité, exprimée par l'image de l'homme monté sur un âne. Le mystique qui, par son humilité, a mérité de pénétrer dans le Verger symbolique de la connaissance, obtient l'épanchement divin, ce qui le transforme profondément et fait de lui un homme semblable à Moïse et au Messie. L'humilité n'est pas une qualité comme une autre : elle comprend toutes les autres "perfections" et à ce titre, elle fait de l'homme qui la possède un être vraiment parfait. Un cabaliste du XVIe siècle, R. Hayim Vital, rapporte un récit illustrant à merveille la présence nécessaire de l'humilité pour l'acquisition de capacités surnaturelles :
 "Histoire d'un homme qui jeûnait de longs jours, faisait souvent la bienfaisance et subvenait aux besoins de plusieurs orphelines, mais qui recherchait le pouvoir. Il se rendit auprès des anachorètes qui étaient parvenus au degré de la prophétie et il déclara au plus grand d'entre eux : Monseigneur, par pitié, dis-moi la raison pour laquelle, après avoir accompli toutes ces bonnes œuvres, je n'ai pas mérité d'atteindre le degré de la prophétie afin d'annoncer les choses futures, comme toi ? Son interlocuteur lui répondit : Prends un sac rempli de noix et de figues et suspends-le à ton cou. Va sur la Grand-Place de la ville devant ses notables et ses honorabilités. Rassemble des enfants et dis-leur : Celui qui veut que je lui donne des figues et des noix, qu'il vienne me frapper le cou de sa main, puis qu'il me frappe la joue. Agis de la sorte plusieurs fois. Reviens ensuite me voir et je te conduirai sur la voie de l'accès à la vérité. Il lui répondit : Monseigneur, comment un telle chose se peut-elle faire par un homme aussi honorable que moi ! Il lui dit : Quoi donc ! Cela est-il si difficile à tes yeux ! Ce n'est que la chose la plus facile que tu doives faire si tu veux que ton âme aperçoive la lumière de la vérité. Il se leva sans délai et s'en alla déçu" (Cha'aré Qedouchah, partie IV, chap. 1, fol. 3b).
L'amour du pouvoir et des honneurs est comme une maladie de l'âme, l'empêchant de contempler la lumière divine, que seul un régime approprié peut guérir. Ce régime - l'expérience répétée et volontaire de l'humiliation - vise à libérer l'homme de ses illusions concernant sa propre valeur, à ses yeux comme aux yeux des autres. Dans ce petit récit, l'expérience ne sera pas tentée, le candidat prophète renonçant d'avance à porter atteinte à l'image qu'il a de lui-même. L'humilité est le critère de mesure essentiel de l'aptitude de l'individu à sortir du monde ordinaire pour pénétrer un univers différent dans lequel le pouvoir de l'homme et sa gloire sont nuls et sans valeur. Mais l'humilité est aussi la seule voie d'accès à l'expérience mystique. Quand l'homme se connaît comme néant, il permet à la présence invisible du divin de faire irruption dans la place de sa conscience qu'il a libérée de son moi. Il devient aussi une autre personne aux yeux de la société, qui tolère mal que l'un de ses membres échappe aux illusions de ses honneurs et de ses prestiges fallacieux. L'humilité est un acte de courage, non pas tant envers soi-même ou à cause d'un orgueil inné difficile à balayer, qu'à cause du regard que les gens respectables portent naturellement sur la personne de l'humble. Faire acte public d'humilité revient à transgresser la règle sociale qui attribue honneurs et places et rejette ceux qui dérogent à ses flatteries. L'humilité est perçue comme une attitude profondément anti-sociale, que seuls quelques anachorètes et quelques prophètes peuvent revendiquer comme la valeur suprême. Derrière l'homme humble, pèse toujours le soupçon d'une ambition sans borne dont l'exigence dépasse tout ce que la vie sociale est capable de fournir. L'humilité du mystique retiré du monde dans sa méditation, ne traduit-elle pas un appétit de pouvoir et de gloire bien supérieur à celui que l'orgueil naturel confère habituellement ? Alors qu'on loue facilement l'humilité, on trouvera toujours de bonnes raisons pour railler l'homme humble, suspect de toutes les fourberies et de toutes les fraudes. L'humilité est une humble vertu : on nie aisément qu'elle puisse être sincère. Mais c'est la seule vertu dont ne peut se vanter celui qui la possède. Si elle s'expose, elle se nie. Pour se laisser voir, l'humilité doit se cacher sous les traits de la pauvreté, de la folie douce, et l'humble doit se faire humilier. Appeler les coups en plein visage, comme dans le récit rapporté par R. Hayim Vital, est un des détours que l'humilité emploie pour paraître sans se trahir. C'est à ce prix qu'elle n'est pas un mensonge. La cure proposée par l'anachorète au candidat à l'expérience mystique est une épreuve visant son degré d'intégration sociale et sa capacité à se défaire des conventions des bien-pensants. Le voyant ne recommande pas à son interlocuteur de se rabaisser à ses propres yeux, en acceptant les humiliations des enfants n'importe où. L'essentiel, c'est que l'expérience ait lieu sur la grand place, face au regard des notables de la ville et des gens d'importance. C'est leur regard qui est le lien social imposant une conduite et des valeurs dont il est nécessaire de se débarrasser pour se transformer et parvenir au seuil du chemin menant à la "lumière de la vérité".
 Le scandale de l'humiliation volontaire qui brise les règles du jeu de la société établie, n'est-il pas, en définitive, porteur d'une puissance redoutable capable d'octroyer un pouvoir immense ? La plupart des fondateurs de religions n'ont-ils pas fait figure, au début de leur carrière, d'humiliés et d'asociaux ? N'ont-ils pas ainsi bouleversé les hiérarchies et ouvert la voie à l'introduction d'un nouveau système de valeur ? L'humilité est sans doute une attitude personnelle reconnue par les mystiques comme la plus apte à élever l'homme vers un au-delà de lui-même. Mais elle est aussi une force sociale capable, dans certaines circonstances, de troubler la collectivité et parfois de fonder de nouvelles assises sociales. Faiblesse et force, petitesse et grandeur, en l'humilité coïncident des pôles opposés qui, au lieu de s'affronter, se conjuguent et s'exaltent l'un par l'autre.
Notre bref parcourt de la littérature juive aura montré à quel point l'humilité constitue pour elle une valeur qui échappe à l'échelle des valeurs morales ordinaires. Située à la limite où l'éthique devient mystique, elle est le principal moteur de la transformation de l'homme profane en prophète, visionnaire ou illuminé.

Charles Mopsik
Chargé de Recherches au CNRS - URA 152



 
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