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"Que chacun sache d'abord qui nous sommes et ce que nous voulons." Adolphe Franck
Par Charles Mopsik
Bien qu'il soit possible de voir dans quelques écrits de la Renaissance
l'embryon d'études critiques concernant la cabale, ainsi que dans les
œuvres de quelques auteurs comme Salomon Maimon et Jacob Emden au
XVIIIe siècle, ce n'est qu'au XIXe siècle qu'avec l'émergence de la
Wissenschaft des Judentums que l'approche historico-critique de la
cabale émergea vraiment. La première figure qui doit être mentionnée
est celle de Nachman Krochmal. Il considérait ce corps de doctrine
comme d'une évidente antiquité. D'après lui, elle atteignit l'Europe en
provenance de l'Orient, mais, une fois qu'elle se développa sur le sol
de l'Occident, elle dégénéra. Le livre du Zohar était à ses yeux marqué
par ce mouvement de déclin. Krochmal remarqua des similitudes entre
cabale et néoplatonisme et gnosticisme.
L'un de ses contemporains, Meir Henrich Landauer était intéressé
par les aspects historiques et bibliographiques de la cabale. Il fit
usage des documents manuscrits et il peut être considéré à ce titre
comme le véritable précurseur des études scientifiques modernes sur la
cabale. Il regardait le Zohar comme un écrit médiéval qu'il attribua,
par erreur, à Abraham Aboulafia. Krochmal comme Landauer furent tous
deux profondément influencés par l'idéalisme allemand, qui fut lui-même
influencé par la cabale, via des auteurs comme Oetinger. Leur approche
de la cabale était essentiellement sympathique, et leur intérêt se
portait surtout sur des questions d'ordre philosophiques.
Mais ce n'est pas à des auteurs juifs allemands que l'on doit la
première tentative majeure de traiter de la cabale grâce à des méthodes
historiques, philologiques, comparatives et conceptuelles. Adolphe
Franck consacra à l'étude de la cabale - surtout du Zohar - un ouvrage
qui marqua profondément la recherche et qui connut une très large
diffusion. Le titre de ce livre est lui-même significatif de l'approche
de son auteur et de son attitude vis-à-vis de la cabale : La Kabbale ou
la philosophie religieuse des hébreux. Cet intitulé suppose la
reconnaissance de la cabale comme noyau doctrinal de la religion juive,
son antiquité et sa valeur intellectuelle comme " philosophie ".
L'ouvrage fut d'abord publié à Paris en 1843, puis une seconde fois en
1892. Il fut traduit en allemand par le rabbin et savant Adolph
Jellinek en 1844, qui incorpora à sa traduction des additions
importantes. Rappelons qu'Adolph Jellinek écrivit par la suite
plusieurs ouvrages consacrés à l'étude du Zohar et des écrits de Moïse
de Léon. Une anecdote raconte qu'en tant que rabbin, il présida au
mariage de Sigmund Freud. Par la suite le livre de Franck fut traduit
en hébreu en 1909 et enfin en anglais en 1926 (version établie sur la
traduction allemande de Jellinek). Moché Idel considère que " la
présentation de Franck contribua davantage à la connaissance de la
cabale dans l'Europe moderne que tout autre ouvrage avant les études de
Scholem " (Kabbalah, New Perspectives, New Haven, 1988, p. 8). Avant de
résumer les grandes idées d'Adolphe Franck, il faut dire d'abord
quelques mots de l'homme.
Le Nouveau Petit Larousse, pas plus que le Grand Larousse
Encyclopédique ne portent plus trace de ce personnage. Mais encore en
1948, le Larousse Universel en deux volumes lui faisait l'honneur d'une
brève rubrique : " Philosophe spiritualiste français, né à Liocourt
(Meurthe), mort à Paris (1809-1893) ; auteur d'un Dictionnaire des
sciences philosophiques " (vol. I, p. 776). Le dictionnaire Robert des
Noms propres (1988) est un peu plus loquace : " Philosophe français
[...]. Auteur d'une Esquisse d'une histoire de la logique (1838) et
d'un ouvrage sur La Kabbale, il est surtout connu pour son Dictionnaire
des Sciences Philosophiques (1875) ". C'est en effet essentiellement en
tant que directeur de la rédaction de ce dictionnaire que ce précurseur
de l'étude historique et critique de la cabale a été connu en France.
Ce Dictionnaire a été l'un des grands modèles du fameux Vocabulaire
technique et critique de la philosophie publié sous la direction
d'André Lalande, où le nom de " Franck " y sert d'abréviation pour
désigner ce dictionnaire. Mais outre ces encyclopédies générales, le
Dictionnaire des Philosophies publié aux Presses Universitaires de
France sous la direction de Denis Huisman (1984), consacre une notice à
peine plus ample à cette figure jadis célèbre. Cette notice de Jean
Lefranc (vol. I, p. 955) ne manque pas de piquant : " [Adolphe Franck]
fut le premier français d'origine juive à être reçu à l'agrégation de
philosophie (" La philosophie est sécularisée " aurait dit Victor
Cousin qui présidait). Il fut professeur au Collège de France (chaire
de droit de la nature et des gens 1856-1886). Il se rattache au
spiritualisme éclectique et surtout connu pour avoir dirigé le
Dictionnaire des Sciences Philosophiques (1852, 2° éd. 1875) auquel il
fournit de nombreuses notices ".
Ces quelques éléments biographiques et bibliographiques - qui
demanderaient à être développés en une recherche approfondie -
suffisent à eux seuls pour situer cette figure singulière. La première
évidence est la non appartenance de Franck aux institutions rabbiniques
comme au domaine des sciences du judaïsme. Franck est un philosophe
formé par l'université française, le premier juif français de
l'histoire à avoir obtenu une agrégation dans cette discipline. Elève
de Victor Cousin, son oeuvre comprend une histoire de la logique, un
pamphlet contre le communisme intitulé Le communisme jugé par
l'histoire (écrit après les événements de 1848 sous l'impulsion de
l'Académie des Sciences morales et politiques), un dictionnaire de la
philosophie qui fit date et enfin son ouvrage concernant la Kabbale.
Franck est donc un personnage " officiel " de l'établissement
universitaire français, il peut même être regardé comme un modèle
d'intégration, qui par sa seule réussite illustre le mouvement de
sécularisation de la philosophie à l'université, s'émancipant de
l'Eglise et se détachant de sa théologie. Sa philosophie personnelle
est définie comme un spiritualisme éclectique, terme assez vague mais
qui le situe assez loin du vigoureux idéalisme allemand de ses
contemporains juifs d'outre-rhin cités plus haut.
Ce portrait sommaire du personnage soulève immédiatement une
question : qu'est-ce qui a pu pousser un tel dignitaire de l'école
philosophique française du XIXe siècle à se pencher sur la cabale et
sur son histoire et à lui consacrer un ouvrage qu'il publia à deux
reprises (la deuxième édition ayant été remaniée et dotée de plusieurs
additions) ? La première édition (en 1843) marque le début de la
carrière universitaire de Franck, la seconde édition (en 1892)
intervient un an avant sa mort. Aux deux extrémités de sa vie de
professeur de philosophie, à cinquante ans de distance, il revient sur
l'étude de la cabale, qui ne peut donc être regardée comme un sujet
d'intérêt seulement occasionnel. A ses yeux, la cabale est un corps de
doctrine d'une haute antiquité, antérieure même à l'Ecole philosophique
d'Alexandrie et au christianisme. Elle a profondément marqué le
gnosticisme (ce qui à ses yeux était confirmé les éléments contenus
dans le livre gnostique copte Pistis Sophia, qui venait d'être traduit
en français par son collègue au Collège de France Amélineau). Adolphe
Franck écrit : " Nous sommes donc forcé d'admettre que le gnosticisme
emprunta beaucoup, sinon précisément au Zohar tel que nous le
connaissons aujourd'hui, du moins aux traditions et aux théories
contenues en lui " (p. 101). Les sources anciennes de la cabale se
trouvaient à ses yeux dans la vieille religion persane et le
zoroastrisme. Malgré cette hypothèse de base, qui reflète une mode
intellectuelle et qui fut rejetée par la recherche postérieure, Franck
adopte une attitude en général très favorable à la cabale, qualifiant
certains exposés du Zohar de monument de la pensée philosophique et
religieuse. La valorisation de la cabale en tant que doctrine
métaphysique peut paraître surprenante de la part d'une personnalité
marquée par le positivisme d'un Victor Cousin, soucieux de logique, et
esprit encyclopédique. Certains, comme Samuel David Louzzatto, lui
reprochèrent sévèrement cette inclination. Au lieu de regarder la
cabale comme un phénomène marginal et de minimiser sa place au sein du
judaïsme, Franck s'attacha au contraire à en faire le cœur vivant, ou
comme il le dit lui-même : " Il est impossible de considérer la Kabbale
comme un fait isolé, comme un accident dans le judaïsme ; elle en est
au contraire la vie et le cœur. Car, tandis que le Talmud s'emparait de
tout ce qui est lié à la pratique extérieure et à l'observance de la
Loi, la Kabbale se réserva le domaine de la spéculation et les plus
grands problèmes de la théologie naturelle et révélée. Par ailleurs,
elle fut capable de provoquer la vénération du peuple en montrant un
respect inaltérable pour leurs croyances vulgaires et elle leur fit
comprendre que leur foi tout entière et leur religion reposaient sur un
mystère sublime ". Ces propos auraient pu être tenus par un cabaliste.
Au regard de ces affirmations, il est possible de supposer que
l'intérêt que Franck portait à la cabale recoupe l'intérêt qu'il
portait à la religion dont il était issu. La cabale a pu donner
l'occasion à ce brillant universitaire formé à l'école de la
philosophie française de se tourner vers la religion de ses pères, dont
le cœur et l'âme étaient constitués par une antique " philosophie
religieuse ". Il est intéressant de constater qu'au lieu d'accorder son
intérêt de philosophe à un Maïmonide ou à un Saadia Gaon par exemple,
comme le firent les rabbins éclairés de la France du second Empire et
de la troisième République, cette sommité laïque et académique de la
philosophie moderne s'est intéressée à la cabale, qui passait le plus
souvent aux yeux de ces rabbins pour indigne de leurs efforts
intellectuels et de leurs travaux savants. Une exception notable est la
figure de Salomon Munk, surtout connu aujourd'hui pour sa traduction du
Guide des Egarés de Maïmonide, mais qui est l'auteur d'une œuvre
importante et variée, qui comprend des travaux sur la philosophie juive
et arabe comme un livre de géographie historique sur la Palestine qui
témoigne d'une immense érudition. D'origine hongroise mais formé au
Séminaire rabbinique de Berlin, Salomon Munk adopta lui-aussi une
attitude plutôt favorable envers la cabale qu'il considérait comme
ayant une origine antique judéo-alexandrine. Selon lui, la cabale, ou
plutôt les idées qui furent ensuite intégrées sous cette appellation,
influencèrent profondément le gnosticisme comme le néoplatonisme si
bien qu'elles doivent être regardées comme un intermédiaire important
entre l'Orient et l'Occident. Les sefirot de la cabale ont à ses yeux
de grandes affinités avec les doctrines des hérésiarques Basilide et
Valentin. Si le Zohar a été rédigé au XIIIe siècle, c'était sur la base
de traditions anciennes et de midrachim perdus. Munk, à la différence
de Franck, était connu et reconnu comme un spécialiste des pensées et
des littératures orientales, mais ses ouvrages ne bénéficièrent pas en
leur temps du même écho que le livre de son contemporain. Franck était
un marginal des études juives, une sorte d'autodidacte en la matière,
mais sa renommée comme professeur de philosophie retentit favorablement
sur son ouvrage consacré à la cabale qui devint célèbre par-delà le
milieu des orientalistes et des historiens de la pensée et de la
religion juive. Pour ne citer qu'un fait significatif, son ouvrage
exerça une profonde influence sur le mouvement théosophique fondé aux
Etats Unis par une femme noble d'origine russe H. P. Blavatsky. Dans un
passage de sa Doctrine Secrète, celle-ci va même jusqu'à ranger
l'ouvrage de Franck parmi les traités hermétiques, à côté du Zohar, du
Sefer Yetsirah et du Livre d'Hénoch (p. 77 du tome V, trad. française
rééd. à Paris, 1982). Si le retentissement du livre de Franck dépassa
largement les cercles des spécialistes du judaïsme, ses démonstrations
et ses conclusions ont été rejetées par Gershom Scholem (voir par
exemple Kabbalah, New York, 1974, p. 96 et 242). Néanmoins, Moché Idel
lui reconnaît aujourd'hui le mérite d'avoir été le premier en son temps
à voir dans les écrits du gnosticisme la trace de traditions juives
ésotériques (Kabblah, New Perspectives, p. 6).
Une étude approfondie de la personnalité d'Adolphe Franck, de ses
motivations et de son rapport à la communauté juive et au judaïsme
serait au moins aussi riche d'enseignements historiques que l'examen de
son célèbre ouvrage sur la cabale. Et surtout la question du rapport
entre les deux facettes du personnage, celle du professeur au Collège
de France du second Empire connu comme l'auteur d'un dictionnaire
philosophique, et celle du Juif intégré, qui se tournant vers ses
racines religieuses, rédige un ouvrage savant sur la cabale, mériterait
une attention particulière. Dès à présent il semble bien que la vision
que l'on porte généralement sur le judaïsme français du XIXe siècle, et
particulièrement de son élite intellectuelle, profondément assimilée,
oublieuse de ses traditions religieuses et ignorant tout de la pensée
juive, soit davantage un cliché qu'un fait démontré. Les deux grands
domaines de travail d'Adolphe Franck, celui de l'étude de la
philosophie générale et de son histoire et celui de l'histoire de la
cabale ne sont pas, à notre sens, deux champs d'investigation
juxtaposés et sans liens, exprimant les deux facettes d'une double
appartenance. Au contraire, et à titre provisoire, nous sommes plutôt
enclins à déceler une unité profonde entre ces deux directions d'étude
chez Franck, unité qui est peut-être aussi celle de deux liens
personnels : l'un avec la France, l'autre au judaïsme. Contrairement
aux spécialistes allemands du judaïsme à la même époque, l'œuvre de
Franck témoigne de l'unité réalisée d'un double enracinement et du
caractère universel que l'étude d'un aspect de la pensée juive épouse
d'emblée et sans aucune tension ni contradiction. Le premier juif
français agrégé de l'université et le grand précurseur des études
historiques sur la cabale en occident est un véritable symbole, celui
du mariage réussi entre deux cultures, d'une fusion entre deux
traditions de pensée. D'autres travaux plus détaillés diront peut-être
quel partenaire dans ce couple apparemment heureux prit le pas sur
l'autre.
Charles Mopsik (CNRS URA 152)
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