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Article paru dans Pardès, vol. 1, 1985, p. 6-31. La pagination de la première édition est donnée entre crochets droits.
OBSERVATION SUR L'OEUVRE DE
GERSHOM SCHOLEM
PAR CHARLES MOPSIK ET ERIC SMILEVITCH
L'oeuvre de G. Scholem en
tant qu'historien de la mystique juive est immense, nous n'avons pas
l'intention d'en traiter en soi. Ce qui a retenu notre attention dans
l'article qui suit n'est seulement qu'un aspect de son travail, mais
son importance est loin d'être négligeable ou secondaire puisqu'il
s'agit de ce qui a trait en définitive à l'orientation idéologique
d'une recherche qui s'est elle-même voulue et prétendue de bout en bout
“scientifique”.
Nous traiterons de deux
affirmations de G. Scholem: le caractère gnostique de la Cabale (du
Bahir, du Zohar, de la Cabale d'Isaac Louria) et de la littérature
"pré-cabalistique" des Hekhalot (les "Palais"), ensuite nous
examinerons ses thèses concernant la nature néo-platonicienne du
En-Sof, par rapport aux sefirot. Ces questions ne sont pas des sujets
scolaires de dissertation ou des soucis d'érudits, elles touchent à
l'intime du destin d'Israël, elles débouchent sur des jugements globaux
quant à savoir si une métaphysique propre aux communautés fidèles à la
tradition hébraïque s'est perpétuée dans son originalité, ou si toutes
les oeuvres spirituelles de cette tradition ne sont que les résultats
d'influences étrangères qui l'ont déterminée. Si le mot "pensée juive"
a vraiment un sens ou s'il n'est qu'une étiquette affublant un
récipient vide, ou rempli de fragments issus de toutes les cultures. Si
la Cabale est un mouvement intérieur à la tradition juive, dite
"tradition rabbinique", ou si elle est une émergence d'origine
étrangère apparue au sein du judaïsme vers le xiie siècle. [7]
DU PRETENDU GNOSTICISME JUIF:
LES ECRITS DE LA MERKABA
Caractères généraux du gnosticisme et des écrits de la Merkaba
Beaucoup de ceux qui
s'intéressent aujourd'hui à la littérature des Hekhalot (fin de
l'Antiquité) le doivent à l'oeuvre de Gershom Scholem. La
multiplication des recherches en ce domaine est directement redevable
de l'immense travail d'historien qu'il a accompli. Les critiques
cependant n'ont pas manqué; depuis quelques années, les chercheurs
anglo-saxons ou allemands n'ont pas hésité à remettre en cause les
idées maîtresses auxquelles les recherches de Scholem semblaient
aboutir(1), cependant que, de leur côté, les chercheurs français
manifestent à l'égard de l'ensemble de son oeuvre une complaisance
telle que seule la vénération semble, pour l'instant, admise. Il suffit
de se reporter à leurs travaux les plus récents pour s'apercevoir que
les thèses scholémiennes y sont accréditées sans discussion. Citons,
pour l'exemple, les propos de G. Vajda, qui voit en Gershom Scholem un
"maître incontesté, sinon par une bigoterie avec laquelle il est
inutile de polémiquer" (Revue d'histoire religieuse, CXCII-1, juillet
1977). Scholem, il est vrai, ne pratiquait guère la critique interne,
et encore moins la remise en cause des certitudes qu'il pensait
acquises dès le début de ses recherches. Qui consulte, en effet, les
principales oeuvres de Scholem(2) ne peut manquer d'être frappé par la
constance avec laquelle certaines idées dominent tout l'ensemble,
depuis ses premiers travaux jusqu'à ses recherches les plus récentes.
L'existence d'un certain
nombre de parallèles entre la Gnose et la littérature des Hekhalot
avait déjà fait l'objet des remarques de chercheurs comme H. Graetz et
M. Gaster au début du siècle. H. Odeberg, dans son édition du Sefer
Hekhalot (3 Enoch) en 1928, avait plus particulièrement mis en relief
certaines ressemblances terminologiques entre les textes juifs de la
Merkaba et quelques écrits gnostiques. Aujourd'hui encore, nul ne
songerait à nier l'existence de ces similitudes, qui sont parfois
frappantes(3). Mais cela signifie-t-il, comme le prétend Scholem, que
la littérature des Hekhalot est, purement et simplement, une "gnose
juive" ? Cela reviendrait à élever un nombre limité de parallèles
ponctuels au rang de système, et à penser l'ensemble de cette
littérature à partir de quelques-uns de ces morceaux, uniquement parce
qu'on peut trouver des échos de ces derniers dans des textes issus
d'une autre tradition. Cette thèse a déjà fait l'objet de tant de
critiques que nous aurions pu nous contenter de renvoyer le lecteur aux
travaux déjà cités, si ceux-ci ne nous avaient pas paru trop ignorés en
France. De plus, les affirmations de Scholem à ce sujet sont si
catégoriques que l'on ne saurait se contenter de sous-entendus. Comment
Scholem définit-il, en effet, la Gnose ? S'appuyant sur l'étymologie
(gnôsis = savoir), il voit dans la Gnose un "savoir de caractère en
même temps ésotérique et salvifique(4)". Définition extrêmement large,
si large d'ailleurs [8] qu'elle peut aussi inclure Platon et une bonne
partie de la philosophie. Malheureusement, même une définition aussi
générale ne s'applique pas et ne convient pas à la littérature des
Hekhalot. Comme le fait justement remarquer I. Gruenwald(5), les textes
mystiques juifs ne comportent aucune visée de rédemption immédiate et
sont étrangers à toute pensée du salut. De plus, alors que le
gnosticisme trouve sa dynamique dans une échappée hors de la matière et
du monde, la mystique juive du trône divin présuppose toujours le
retour aux choses terrestres de celui qui s'est élevé à la
contemplation des palais célestes.
Cet obstacle n'arrête pas
Scholem; appliquant aux textes hébraïques les thèmes et les figures
propres à la littérature gnostique, il les arraisonne avec une
terminologie et une problématique que des chercheurs avaient élaborées
avant lui à propos du gnosticisme, sans prendre le temps d'interroger
la pertinence d'une telle démarche. Le plus étrange est que Scholem
fait tout pour donner à croire qu'il apporte du nouveau dans les études
juives, alors que ses argumentations sont aussi manifestement
empruntées. Au point que l'objet même de ses analyses et de ses
réflexions fait figure, à son tour, de pièce rapportée: rien n'est plus
radical que l'idée d'une "gnose juive" pour arracher aux textes
hébraïques la singularité qui est la leur au sein de la littérature
mystique de la fin de l'antiquité. C'est le cas, par exemple, lorsque
G. Scholem analyse le Shiour Koma - Mesure du Corps (de la divinité),
l'un des plus anciens textes de la littérature de la Merkaba selon lui
- dont la partie la plus originale consiste dans la description des
dimensions corporelles du Dieu de la vision d'Ézéchiel, de la tête aux
pieds. A ce propos, Scholem rapporte la distinction gnostique, et
antijuive ainsi qu'il le souligne, entre un Dieu inconnu et bon et un
Dieu mauvais, créateur du monde et Dieu d'Israël. Puis il suggère que
les descriptions du Shiour Koma visent le second Dieu, le démiurge,
mais dans le cadre d'un dualisme plus tempéré, plus harmonieux, où le
créateur du monde serait le reflet et l'apparence du Dieu inconnu (cf.
Les Grands Courants de la mystique juive, p. 79). Scholem ne semble pas
se rendre compte que l'idée d'un Dieu inconnu est doublement superflue:
elle n'apparaît nulle part dans la littérature des Hekhalot ou de la
Merkaba et, dans sa propre analyse, elle n'est qu'un redoublement
inutile du démiurge. Le dualisme, même harmonisé, entre un Dieu-corps
et un Dieu-esprit va absolument à l'encontre du langage même de ces
textes, qui ne parlent jamais que d'un Dieu et qui confessent sans
cesse son unité. Que penser, ensuite, des faux problèmes que Scholem
pose au sujet de la mystique juive ? En se demandant si celle-ci est
dualiste et hérétique, ne se trompe-t-il pas purement et simplement
d'objet, en confondant les problèmes du judaïsme avec ceux du
christianisme ? Relativement à quoi la littérature des Hekhalot
serait-elle "hérétique" ? Ne trouve-t-on pas nombre de ses éléments
dans le Talmud et le Midrach ? Quant au dualisme, si l'on entend par là
l'affirmation de l'existence de deux pouvoirs distincts et concurrents,
on est forcé de reconnaître qu'aucun texte n'affirme une chose
pareille. Au contraire, ce genre de propos est nettement et
explicitement rejeté en plusieurs occasions. Scholem s'emploie donc à
montrer que la mystique juive - qui aurait, par nature, une tendance à
l'hérésie - s'efforce malgré [9] tout de s'intégrer dans le cadre du
"judaïsme traditionnel" - notion dont la signification est plus que
flottante puisqu'elle est transposée de la terminologie du
christianisme - puis à établir que la littérature des Hekhalot présente
des affinités avec le dualisme, sans toutefois en être un.
La parallélomanie
S'entêtant toujours
davantage dans la voie d'une gnose juive, Scholem se lance à la
poursuite de parallèles entre la mystique juive et les textes
gnostiques du début de notre ère. La méthode comparative, qu'il veut
"scientifique", prend alors l'allure d'une obsession qui s'exerce dans
toutes les directions sans qu'en apparaissent jamais les raisons ni les
buts. Rien, il est vrai, ne disqualifie la méthode comparative en
elle-même, et lorsqu'elle est correctement employée - ce que Scholem
fait aussi - ses résultats sont tout à fait probants. Ainsi, comparer
un écrit à un autre à l'intérieur d'un même corpus, ou bien un corpus à
un autre à l'intérieur d'une même tradition permet, comme Scholem l'a
prouvé dans maints de ses travaux, de situer des textes les uns par
rapport aux autres, de retrouver les filiations et les écoles,
d'établir une chronologie et enfin d'attribuer ces textes à leurs
véritables auteurs. Mais, lorsque Scholem s'obstine à chercher des
parallèles entre des textes issus de traditions distinctes (la Gnose et
la Merkaba), les correspondances qu'il prétend découvrir n'autorisent
plus ni filiation ni chronologie, pour la raison que chacune des
traditions mises arbitrairement en relation a ses propres rythmes et sa
propre histoire, qu'elle ne partage avec aucune autre. On voit alors
Scholem choisir, parmi des écrits et dans des contextes totalement
différents, des "morceaux" qu'il découpe soigneusement pour les besoins
du parallèle, et dont il prétend tirer de grandes thèses générales
touchant l'histoire des idées, qu'il imagine comme une sorte d'histoire
universelle planant au-dessus des multiples traditions. C'est bien là
le principe qui nous semble présider à l'approche de Scholem:
l'hypothèse que tous les discours touchant au divin reviennent au même
une fois dépouillés de leur "gangue" particulariste. Pour reprendre les
expressions de P. Schäfer, cette "parallelomania" ne peut produire que
des "clichés". Plus grave encore: Scholem ne prend même pas la peine
d'établir soigneusement ses parallèles, tant il est sûr du résultat
qu'il doit obtenir(6).
LES ORIGINES DE LA CABALE
L'héritage gnostique
Il va de soi que la critique
portée aux thèses scholémiennes sur la littérature mystique juive de la
fin de l'Antiquité se répercute sur celles [10] qu'il professe
pareillement au sujet de l'origine de la Cabale, puisque cette
dernière, selon lui, n'est que "la réapparition, au coeur du judaïsme,
de la tradition gnostique(7)". En réalité, Scholem a bien des
difficultés à maintenir le point de vue unilatéralement gnostique si
bien que, s'agissant de la Cabale, son parti pris du parallélisme le
conduit souvent à rechercher des points de contact avec d'autres
traditions que celle de la Gnose, en particulier le néo-platonisme grec
ou chrétien. Voyons comment Scholem s'en explique. Les formules à
l'emporte-pièce des Origines de la Kabbale méritent d'être citées à
cette occasion: "Il est permis d'affirmer que les matériaux gnostiques
de provenance orientale, dans le Bahir, une fois reçus et adoptés par
un milieu religieux sensible et productif, suffisent amplement pour
expliquer l'évolution interne de la Kabbale, jusqu'au Zohar
inclusivement" (p. 101), et, quelques lignes plus bas : "Aux rédacteurs
du Bahir ne sont parvenus, de ces sources, que d'obscurs vestiges, pas
un système, mais des fragments de système, pas un cadre fixe de
symboles, mais des fragments de symboles, dont l'attrait était
néanmoins encore suffisant pour inciter l'imagination et stimuler la
pensée à combiner de vieux matériaux avec de nouvelles associations
d'idées, de façon à leur donner un nouveau contenu" (Ibid., p. 102). Il
faudrait s'entendre: tout expliquer par la Gnose, c'est la voir à
l'uvre systématiquement; mais si, non seulement, les premiers
cabalistes n'ont reçu que des "fragments", et s'ils ont, en plus, pris
la peine de réélaborer leur contenu, on se demande ce qui peut bien
rester d'une prétendue explication exhaustive du développement de la
Cabale! De plus, si l'on se reporte à la définition scholémienne de la
Gnose, mentionnée plus haut (un "savoir ésotérique et salvifique"), on
doit avouer que l'idée d'un salut ou d'une rédemption par la Cabale
n'est jamais déterminante dans les textes juifs. Scholem n'en dit
d'ailleurs plus mot. Et l'aspect ésotérique de cette connaissance n'y
est pas non plus décisif, à preuve l'extraordinaire popularité de la
Cabale après le Zohar.
Le Bahir et la gnose
Scholem passe sous silence
le fait que le Bahir, par exemple, auquel il consacre de longues
analyses pour en prouver le caractère gnostique, est entièrement
construit et tissé de références implicites au Talmud et au Midrach,
qu'il cite quelquefois mot pour mot. L'idée de plénitude, précisément,
n'a absolument pas, dans le Bahir, le rôle exceptionnel que joue le
Plérôme, en tant que condition et fin de la Gnose, dans la gnose
valentinienne. Scholem établit pourtant le parallèle, allant même
jusqu'à dire que c'est "la notion technique du plérôme (qui) se
retrouve, à moitié déformée, mais encore nettement reconnaissable, en
traduction hébraïque exacte, sous la forme de ha-Malé, le 'plein' ou la
'plénitude'" (Ibid., p. 79). Quand on sait à quelles difficultés et à
quels enjeux se heurtent de nos jours les spécialistes de la Gnose au
sujet du Plérôme, on est ébahi de la facilité avec laquelle Scholem
accède au secret de sa "notion technique". Quelle est, cependant, la
nature de la plénitude dans le Bahir ? Est-elle la "figure et le lieu
de [12] l'Être impersonnellement saisi dans sa totalité et sa plénitude
absolues" (H.C. Puech, En quête de la Gnose, II, p. 142) ? Est-elle le
domaine de l'"Esprit pur" auquel aspire le gnostique (H. Leisegang, La
Gnose, p. 200) ? Nullement, elle est tout bonnement un lieu commun de
la tradition rabbinique, selon lequel Dieu emplit tout (cf. ARNB 43 in
Leçons des Pères du Monde, p. 437, Verdier). Que dit d'ailleurs le
Bahir ? Que la lettre Beït, qui désigne la bénédiction car elle est la
première lettre de ce mot, est "remplie de la bénédiction de YHVH" et
qu'elle est donc la "plénitude" . De plus, si le texte insiste sur la
bénédiction et la plénitude de la lettre Beït, c'est parce qu'elle est
la première lettre de la Torah, et qu'elle désigne la racine de la
création du monde par laquelle s'ouvre la Torah. Ce qui signifie qu'à
travers la lettre Beit la "bénédiction de YHVH" emplit le monde (cf. Le
Bahir, pp. 18-20, Verdier). On voit que cette plénitude n'est pas une
réalité au-delà du monde, dont ce dernier serait déchu, comme c'est
pourtant le cas dans la gnose valentinienne; et qu'elle n'a même pas de
réalité distincte, puisqu'elle n'est que le "remplissement" du monde
par Dieu. Ajoutons que la démarche mise en oeuvre par le Bahir est
purement midrachique, associant chaque thème à un verset biblique et
construisant son dire en tirant un mot d'un verset pour le lire en un
autre. Nul besoin d'imaginer ici la greffe d'un matériau gnostique; la
tradition rabbinique suffit à rendre compte de ces interprétations. La
terminologie gnostique n'est donc nullement requise à cette occasion;
elle est, une fois encore, superflue.
Au-delà des mots eux-mêmes,
Scholem assoit la totalité de ses analyses sur les similitudes qu'il
pense mettre en relief entre des thèmes proprement gnostiques et la
Cabale. En vérité, la revue critique de ces prétendus parallèles, dont
il nous revient de faire maintenant le détail, est grandement facilitée
par le fait que Scholem y est toujours à deux doigts de se contredire,
quand il ne le fait pas ouvertement. Il vaut la peine de citer
plusieurs passages de cet ordre, qui témoignent à quel point la
"parallelomania" de Scholem peut prendre le pas sur une démarche
historique sensée, et au premier chef le parallèle "obligé" avec les
cathares. On sait que les premiers cabalistes sont contemporains, de
façon plus ou moins directe, du catharisme languedocien et que ce
dernier présente certaines affinités avec le gnosticisme chrétien des
premiers siècles de notre ère. Scholem a donc enquêté sur l'existence
de possibles points de contacts entre la plus ancienne Cabale et
l'apparition du catharisme, ainsi que sur la présence de similitudes
doctrinales ou simplement thématiques entre les deux. Que découvre-t-il
? "Ces perushim (ascètes juifs) prenaient sur eux le "joug de la Torah"
et détournaient entièrement leurs pensées des affaires d'ici-bas. Ils
ne faisaient pas de commerce et s'efforçaient d'atteindre la pureté.
Les traits que ce phénomène a de commun avec le monachisme chrétien,
d'une part, et la condition des perfecti, ou bonshommes, chez les
cathares, d'autre part, sautent réellement aux yeux, abstraction faite
des divergences fort nettes qui découlent de l'attitude différente
observée par le judaïsme et le christianisme en matière d'ascèse
sexuelle" (Ibid., p. 245), et Scholem de rajouter plus loin:
"L'abstinence de la viande est un des éléments les plus saillants dans
la conduite du "parfait [12]" cathare" (Ibid., p. 247), ce qui n'est
pas un critère décisif dans le cas des juifs. Que reste-t-il donc de ce
parallèle une fois éliminées les divergences ? Rien d'autre que le fait
qu'il existe, à peu près aux mêmes époques, un ascétisme juif, un
ascétisme chrétien et un ascétisme cathare, dont les manifestations
sont chaque fois différentes. Dans un même souffle, Scholem commence
par réclamer "un examen de la question de quelque possibilité de
rapports, au milieu du xiie siècle, entre l'entrée en scène de la
Kabbale et de catharisme" (Ibid., p. 249), mais il ajoute qu'"il est
douteux, toutefois, que de pareils rapports puissent se déduire avec
certitude d'une analyse des plus anciennes traditions de la Kabbale.
Dans les indications fournies par les sources cathares ou dans les
dossiers de l'Inquisition relatifs aux croyances de groupes ou
d'individus cathares, on ne constate que rarement des éléments
parallèles à ceux de la doctrine kabbaliste. Nous voyons bien une sorte
de parenté générale dans l'hypothèse fondamentale selon laquelle, de
part et d'autre, on admet la réalité d'un monde supérieur particulier
qui appartient entièrement à Dieu et où se déroulent des événements
dramatiques qui ont leur contrepartie dans le monde inférieur" (Ibid.).
Aucun rapport précis donc, mais une prétendue parenté générale; on
aimerait bien savoir où Scholem a pu voir, dans la Cabale, des
événements "dramatiques" survenir au sein de la vie divine ? Y
aurait-il une révolte du fils de Dieu dans les textes juifs ? La cour
céleste serait-elle l'objet d'une conquête satanique ? La création du
monde proviendrait-elle d'un Dieu du mal ou d'un démiurge irresponsable
? Ce genre de motif n'apparaît évidemment nulle part dans les textes
cabalistiques. Tout au contraire, l'opposition des anges au projet
divin, qui n'est d'ailleurs que momentanée, a pour seul but d'empêcher
la création de l'homme au vu de ses fautes futures. De plus, qu'il y
ait un monde supérieur et un monde inférieur, et que le premier influe
sur le second, c'est là un lieu commun qui n'appartient exclusivement à
aucune tradition déterminée: sa présence est attestée aussi bien dans
les écrits platoniciens ou néo-platoniciens, que dans les textes
gnostiques chrétiens, dans l'ismaélisme, etc. Cependant, Scholem oublie
ici ce qui est unique et tout à fait caractéristique de la tradition
juive au sujet de ces deux mondes, à savoir que le système des
contreparties n'est pas univoque. Il va dans les deux sens, du monde
supérieur au monde inférieur et du monde inférieur au monde supérieur.
Il appartient en propre à la Cabale d'avoir signifié cette seconde
forme de contrepartie sous l'espèce d'une mise en branle ou d'un éveil
du supérieur par l'inférieur(8).
Autre parallèle manqué: "Une
certaine ressemblance peut se constater également entre la doctrine,
dans le Bahir, du Satan séducteur des âmes, prince du tohu et du monde
matériel qui en a été façonné, et les conceptions des cathares quant au
rôle du Satan. Les textes du Bahir sont évidemment formulés d'une façon
tout à fait juive et peuvent avoir leurs racines aussi, sous l'angle de
l'histoire des religions, dans d'autres traditions d'un temps plus
reculé" (Ibid., pp. 249-250). Dès lors, la conclusion s'impose: "Les
deux camps se touchent çà et là (...) mais ce ne sont toujours que des
détails incohérents, et ils ne concernent que des points d'un intérêt
secondaire. Quant aux principes, [13] il ne pouvait évidemment pas y
avoir entre les deux mouvements de contact réel, puisque, rejetant le
monde, création du Satan, et la Torah, loi du Satan, les cathares
allaient encore beaucoup plus loin dans leur antisémitisme métaphysique
que l'Église catholique. D'ailleurs, les savants juifs de Provence
étaient parfaitement conscients de l'abîme qui séparait la conception
juive des choses et celle des cathares" (Ibid., pp. 251-252). Prenons
donc acte du fait qu'il n'existe aucun rapport significatif entre
l'origine de la Cabale et l'apparition du dualisme gnostique des
cathares. En conséquence, puisqu'il n'existe aucun autre courant de
type gnostique à l'époque et dans le lieu où naît la Cabale, il
n'existe aucune possibilité d'un rapport historique réel entre Cabale
et Gnose, alors qu'une telle possibilité ne peut être récusée d'emblée
dans le cas de la littérature des Hekhalot.
Parallèles à l'infini
Toujours en quête de
parallèles, Scholem s'est donc tourné vers des gnoses beaucoup plus
anciennes, comme le Manichéisme et le Mandéisme, et, en historien
consciencieux, il a voulu voir dans les similitudes qu'il découvrait un
rapport originel qui lierait certains fragments de la première Cabale
aux antiques spéculations des mystiques iraniens. Du coup, l'origine de
la Cabale devait se situer pour lui en Orient... bien qu'elle
apparaisse d'abord, ainsi qu'il a lui-même pris la peine de le montrer,
dans le sud de la France. L'Orient et la Gnose, il est vrai, ne sont
plus depuis longtemps des noms ni des concepts, ce sont des horizons,
des mythes, et la tradition est bien établie qui leur attribue la
paternité de toute doctrine touchant au divin qui présente quelques
complications par rapport au modèle monothéiste chrétien. Naviguant
entre Orient et Gnose, l'historien côtoie deux "fourre-tout", qui sont
de véritables abîmes, capables d'engloutir tout ce qu'on entend y
mettre. Quels sont donc ces parallèles à ce point fondamentaux, pour
que Scholem en arrive à postuler une origine commune à la Cabale et aux
gnoses précitées ? Considérons Les Origines de la Kabbale où ce thème
est abondamment développé: si l'on excepte les similitudes que Scholem
détruit lui-même après avoir laissé entendre qu'elles pouvaient avoir
quelque consistance(9), si l'on excepte encore les pseudo-parallèles
gnostiques où Scholem reconnaît lui-même qu'il existe aussi une source
juive, laquelle pourrait même être à l'origine du motif ou de la
terminologie gnostique en question(10), si l'on excepte enfin les
parallèles à rallonges dont l'aire culturelle s'étend de l'Asie à
l'Europe et couvre une dizaine de siècles(11), que reste-t-il ? Une
série de rapports fondés sur un mot unique ou une seule image ou un
détail de composition, qui n'établissent aucun parallèle à proprement
parler et sont absolument insignifiants; ajoutons, de plus, que ces
éléments proviennent le plus souvent des sources talmudiques et
midrachiques(12). Un parallèle, cependant, que Scholem présente comme
le plus sérieux, doit retenir notre attention.- le thème de la double
Hokhma dans la Cabale et celui de la double Sophia dans la gnose
valentinienne. Cette similitude se renouerait encore à deux niveaux
différents: la chute de la Sophia inférieure [14] dans la gnose
correspondrait à l'idée de l'exil de la Chekhina (identifiée à la
Hokhma inférieure), et la comparaison de cette dernière à la fille d'un
roi, "prise au côté de la lumière car par ses actes elle illumine le
monde" (Bahir, pp. 98-99), se rapprocherait du thème de la "fille de
lumière" des Actes de Thomas(13). Signalons d'abord la restriction que
Scholem apporte à cette triple concordance: ce qui a été "pris à la
lumière" n'a pas été "enlevé à ce qui est en haut pour être envoyé dans
le monde en vue de sa rédemption" (Les Origines, etc., p. 108).
Ajoutons que l'idée d'exil, en laquelle Scholem veut voir un tertium
comparationis, n'a absolument pas le même sens dans la Cabale et dans
la gnose valentinienne: jamais, dans les textes hébraïques, la Chekhina
n'est dite déchue de la vie divine ni exilée dans la matière. De plus,
le sens et la destination de la "fille de lumière" dans les Actes de
Thomas, Scholem le reconnaît lui-même, sont loin d'être établis:
est-elle seulement la Sophia inférieure ? Ou bien faut-il voir en elle
la figure du rédempteur ou de l'âme humaine ? Si bien que cette triple
concordance, pour riche qu'elle soit, présente manifestement des
différences structurelles décisives, ce qui fait dire à Scholem qu'"il
est évident que les matériaux gnostiques ont subi là une judaïsation
radicale" (Ibid., p. 108). Quel dommage qu'il n'explique nulle part ce
que peut bien être une "judaïsation radicale"! Opération aussi mythique
que la gnosticisation du judaïsme ?... La même imprécision caractérise
la conception de Georges Vajda qui a si bien résumé les travaux de G.
Scholem: "Les textes renfermés par cette compilation (le Bahir) sont
sans aucun doute, en grande partie, de provenance orientale, et
représentent une sorte de gnosticisme, avec une certaine imprégnation
de conceptions théurgiques, le tout adapté vaille que vaille au
monothéisme juif et affublé du revêtement littéraire du Midrach,
c'est-à-dire l'exégèse et l'homilétique pratiquées par les anciens
rabbins" ("De quelques vestiges du néo-platonisme dans la Kabbale
archaïque, etc." , in Le Néo-platonisme, p. 332; c'est nous qui
soulignons).
ENCORE LE GNOSTICISME:
A PROPOS DE LA CABALE LOURIANIQUE
Une des caractéristiques de
la méthode de Scholem est de procéder par évidences. Ainsi, traitant de
la doctrine lourianique, il déclare: "Le caractère gnostique de cette
psychologie et de cette anthropologie est évident" (Les Grands
Courants, p. 297). Plus loin, après avoir décrit le processus de la
Brisure des Vases dans le plan théosophique, ainsi que celui du
relèvement des étincelles mêlées aux qelipot (les "coquilles"), il nous
dit que: "Pour celui qui étudie l'histoire religieuse, l'affinité
étroite de ces pensées avec des idées religieuses des manichéens est
tout de suite évidente. Nous avons ici certains éléments gnostiques,
spécialement la théorie des étincelles ou parcelles de lumière
éparpillées; ces éléments étaient absents de la pensée cabalistique
ancienne, [15] ou bien n'y jouaient aucun rôle particulier. En même
temps, il n'est pas douteux que ce fait est dû non pas aux connexions
historiques entre les manichéens et la nouvelle Kabbale de Safed, mais
à une profonde ressemblance de point de vue et à une même disposition
qui produisit dans son développement des résultats similaires. En dépit
de ce fait, ceux qui étudient le gnosticisme peuvent avoir beaucoup à
apprendre du système de Luria qui, à mon avis, est un exemple parfait
de pensée gnostique, à la fois dans son principe et ses détails."
Notons d'abord que, pour appuyer ses dires, Scholem emploie l'argument
de la persuasion et non de la preuve, il répète que le gnosticisme de
Louria "est évident" , qu'il n'est pas douteux, mais il ne le démontre
pas un seul instant. Il se contente soit d'affirmations de cette
espèce, soit de purs parallélismes, mais jamais il ne rentre dans le
fond de ces pensées. Le seul point qu'il souligne dans ce texte, c'est
la théorie des parcelles de lumière éparpillées. A quoi Scholem
renvoie-t-il précisément dans le manichéisme, il ne nous le dit à aucun
moment. Et à supposer qu'il existerait quelque chose de comparable dans
le manichéisme, si l'on n'étudie pas dans leur fondement, c'est-à-dire
en tant que pensées, la doctrine lourianique et le gnosticisme
manichéen, cet effet de ressemblance n'aurait strictement aucune
signification. L'on pourrait tout aussi bien dire que le manichéisme
anticipe la pensée lourianique ou que celle-ci reprend l'autre, cela
n'aura aucune conséquence, ni pour faire l'histoire des idées, ni pour
comprendre l'une et l'autre métaphysique. Tant que l'on n'aura pas
démontré - et personne ne l'a fait - la présence d'un dualisme vrai
dans la pensée lourianique, avec opposition ou rivalité entre un Dieu
du bien et un Dieu du mal, c'est-à-dire une rupture entre le domaine du
bien et celui du mal, l'on ne fait que se payer de mots.
En outre, G. Scholem commet
une inconséquence en identifiant purement et simplement les qelipot
avec des forces du mal de type gnostique. En effet, les qelipot ne sont
rien d'autre que les produits dérivés du din, c'est-à-dire de la
rigueur divine. R. Hayim Vital distingue même, à l'entrée de son Ets
Hayim, la bonne qelipa et la mauvaise. Quoi qu'il en soit à ce propos,
les qelipot franchement mauvaises, comme l'ange Samaël et sa comparse
Lilith, n'agissent jamais, ni dans la cabale espagnole, ni dans la
cabale de Safed, contre Dieu, ou en opposition avec lui, elles
demeurent subordonnées à lui et même figurent ses instruments par le
biais desquels Il châtie les hommes à cause de leurs iniquités. Sous
leur aspect de séducteurs qui entraînent leurs victimes à fauter, ils
sont les agents d'épreuves auxquelles Dieu soumet les hommes. La seule
façon de justifier l'assertion selon laquelle la théorie lourianique du
mal aurait quelque chose à voir avec le gnosticisme consisterait à
montrer que la dimension de la rigueur en Dieu lui serait étrangère et
proviendrait d'une entité ou d'une force qui n'aurait pas son origine
dans une phase quelconque du processus de déploiement de la vie divine.
Bien au contraire, G. Scholem lui-même montre, dans la première partie
de son ouvrage consacré à Sabbataï Tsevi(14), que dans la théorie
lourianique, le din, c'est-à-dire la rigueur [16] (dont le mal est la
lointaine résultante), est présent au sein même de En-Sof, de l'Infini,
et que le Tsimtsoum, c'est-à-dire l'évacuation d'un point vide de la
présence divine pour faire place au monde, est la première phase
d'extériorisation de ce din, le début de sa manifestation. Tous les
moments du processus de la formation du corps séfirotique, ou Adam
Qadmon (homme primordial), y compris ceux où le din (la rigueur) se
manifeste, ont pour racine la volonté généreuse de Dieu, bonne au plus
haut point, de rendre possible l'existence du monde matériel, appelé
assia (fabrication), celui où les êtres atteignent leur achèvement et
leur liberté. Rien ne ressemble ici, de près ou de loin, à un dualisme,
cela et n'a rien de pareil avec ce qui fait le fond du gnosticisme. Par
ailleurs, c'est un lieu commun du gnosticisme de considérer que la
matière est mauvaise, mieux qu'elle est le mal ou le fruit du mal, et
que de cette façon elle est radicalement séparée du Dieu inconnu, comme
son antithèse la plus extrême. Au contraire, Scholem lui-même nous
montre que dans le système lourianique "notre propre monde matériel
n'est que la dernière et la plus extérieure des enveloppes de ce
"vêtement" de la Déité (...). A mesure que le courant d'émanation divin
se développe, il devient progressivement moins spirituel et raffiné,
plus matériel et grossier" (ST, p. 44). Le monde matériel n'est que
"moins spirituel" , ou si l'on veut d'une spiritualité plus trouble,
mais en aucune façon il n'est séparé, dans son origine et dans sa fin,
de la vie divine. Encore moins est-il l'oeuvre d'un Rival mauvais du
Dieu bon ! Pourquoi Scholem n'est-il jamais revenu, pour la modérer,
sur son affirmation selon laquelle la cabale lourianique est dans "ses
principes" et ses "détails" un gnosticisme ?
Un autre élément qui porte
G. Scholem à caractériser comme "gnostique" la pensée d'Isaac Louria
est son caractère dramatique: "La forme dans laquelle Louria a présenté
ses idées est pleine de réminiscences des mythes gnostiques de
l'Antiquité. La ressemblance n'est naturellement pas voulue; le fait
est simplement que la structure de ses pensées ressemble de très près à
celle des gnostiques. Sa cosmogonie est intensément dramatique..." (Les
Grands Courants, etc., p. 277). Or, très curieusement, Scholem,
quelques pages plus loin, nous dit du lourianisme authentique: "La
description que donnent de cet événement(15) les premiers disciples de
Louria ne comporte aucun des caractères de chaos ou d'anarchie. Au
contraire, c'est un processus qui suit certaines lois ou règles très
définies, décrites avec force détails. Dans la suite, toutefois,
l'imagination populaire s'empara du côté pittoresque de l'idée et donna
une interprétation littérale, pour ainsi parler, des métaphores comme
la "brisure des vases" ou "monde du tohu" ; de cette manière, l'accent
se déplaça graduellement de la nature légale du processus sur sa nature
catastrophique" (p. 284). Est-ce que G. Scholem parle du lourianisme
quand il le met en parallèle avec le gnosticisme ou bien est-ce de
l'imagination populaire qui l'a dramatisé ? Par ailleurs, quand il
l'appelle un "drame cosmologique" , il qualifie rapidement un processus
qui en fait n'est pas d'ordre cosmologique et ne concerne pas la [17]
façon dont le monde physique s'est mis en place, mais seulement un
processus intérieur à la divinité.
Il arrive, mais rarement,
que G. Scholem se risque à préciser une des propositions sans cesse
réitérées quant à "l'évidence" du caractère gnostique de la doctrine de
R. Isaac Louria. Examinons d'abord l'une d'elles, qui survient à propos
d'une peinture du réchimou, "ou résidu de l'En-Sof dans l'espace
primordial" (p. 284); "un vestige ou un résidu de la lumière divine
(...) qui reste dans l'espace primordial créé par le Tsimtsoum, même
après la retraite de la substance de l'En-Sof. [Louria] compare
celui-ci au résidu de l'huile ou du vin dans une bouteille dont on a
vidé le contenu" (Les Grands Courants, etc., p. 281). En fait, ce
réchimou est une trace de En-Sof, une "marque" laissée de lui, qui est
encore lui au sein du Hallal, le vide que le Tsimtsoum a suscité, et en
laquelle la procession des sefirot, à partir de ce réchimou, va avoir
lieu. Nous n'avons pas la prétention ici de tenter un exposé serré de
cette question difficile, mais de rendre quelque peu plus accessible au
lecteur le champ sur lequel porte le parallèle que croit déceler G.
Scholem. Voici le passage incriminé:
Avant d'aller plus loin, il
peut être intéressant de remarquer que cette conception du Reshimu a un
parallèle étroit dans le système du gnostique Basilide, qui fleurit
vers l'an 125 de l'ère vulgaire. Ici, aussi, nous trouvons l'idée d'un
espace primordial "béni, que l'on ne peut concevoir, ni caractériser
par aucun mot et qui cependant n'est pas entièrement étranger à la
qualité de Fils" , ce dernier terme est celui de Basilide pour la
désignation la plus sublime des puissances universelles. Au sujet de la
relation du Fils au Saint-Esprit, ou Pneuma, voici la position de
Basilide : même quand le Pneuma resta vide et éloigné du Fils,
cependant, il retint en même temps l'arôme de ce dernier qui pénètre
tout, au-dessus et en dessous, et va jusqu'à la matière sans forme et
notre propre état d'existence. Basilide emploie aussi la comparaison
d'un vase dans lequel le parfum délicat d'un onguent, d'une odeur très
agréable, demeure, bien que le vase ait été vidé avec le plus grand
soin possible (Les Grands Courants, etc., p. 282).
Remarquons d'abord que ce
prétendu "parallèle très étroit" avec le réchimou ne repose sur aucune
analyse interne et de la pensée du philosophe gnostique Basilide et de
la pensée de R.I. Louria. Il est de pure forme: l'espace primordial
"ici aussi" est "béni" , on ne peut le concevoir, "il n'est pas
entièrement étranger à la qualité de Fils" . Et Scholem nous dit que ce
"Fils" est la "désignation la plus sublime des puissances universelles"
- entendez que ce Fils dont "l'espace primordial" n'est pas entièrement
étranger est, dans l'autre axe du parallèle, le En-Sof par rapport
auquel le réchimou est le résidu, ne lui étant pas "entièrement
étranger" - lui aussi!
La deuxième partie du
parallèle est aussi purement formelle: la comparaison du résidu de vin
dans la bouteille (axe lourianique du parallèle) et de l'odeur du Fils
qui reste attaché au Pneuma (axe gnostique) est la seule chose que G.
Scholem met en avant pour donner [18] poids ici à l'appellation de
"gnostique" qu'il fait porter au lourianisme. Non seulement l'indigence
de l'argumentation est patente, mais elle est, même dans son "plat"
formalisme, forcée: un résidu de vin n'est pas une odeur ! Un résidu
suppose toujours la présence de la réalité même, bien que réduite,
tandis que l'odeur d'une chose est son évocation et non cette chose
même, qui reste substantiellement séparée de ce sur quoi son parfum
s'attache.
Qui plus est, un examen
attentif du texte de Basilide dans une version complète nous a permis
de constater avec surprise que G. Scholem a tronqué la citation qu'il
en donne, non pas seulement en vue de l'abréger pour la faire entrer
dans les limites de son exposé, mais pour qu'elle se prête au parallèle
- auquel il tient. En effet, tel que Scholem restitue le texte
gnostique, il ressort que l'espace primordial "béni (etc.) n'est pas
entièrement étranger à la qualité de Fils". Or, premièrement, il n'est
pas du tout question d'espace primordial dans le texte basilidien
(Scholem a certes la prudence de ne pas inclure ce terme à l'intérieur
des guillemets de la citation, mais la syntaxe oblige à faire de cet
"espace primordial" le sujet de "béni" , et donc de le considérer comme
partie prenante de la citation). Deuxièmement, ce n'est pas cet "espace
primordial" (ou le "lieu" dont parle en fait Basilide, on le verra)
"qui n'est pas entièrement étranger à la qualité, de Fils" (comme
l'affirme la citation de Scholem), mais c'est le Pneuma! Pour y voir un
peu plus clair, examinons un instant le texte et le contexte du mythe
basilidien de la création, tel que le rapporte dans son intégralité H.
Leisegang dans son livre, La Gnose (pp. 152 à 153 en ce qui concerne
notre propos). Il y est question du "Dieu qui n'existe pas" ,
c'est-à-dire du Dieu qui est au-delà des antinomies de l'être et du
non-être, qui dépose le germe du cosmos (on ne sait pas d'ailleurs où).
Or cette semence contient une "Filialité tripartite et toute semblable
au Dieu qui n'est pas" . "De cette Filialité tripartite une partie
était subtile, une autre opaque, la troisième avait besoin de
purification." La partie subtile remonte précipitamment vers le Dieu
qui n'est pas et reste avec lui. La Filialité qui a besoin d'une
purification reste en attente "dans le grand monceau de l'universelle
semence" . Mais c'est la deuxième Filialité qui va nous intéresser, car
c'est d'elle qu'il s'agit dans la citation que donne G. Scholem. Cette
Filialité opaque ne peut s'élever toute seule comme la première pour
rejoindre son géniteur au plus haut. Alors "elle se munit d'une aile"
(comme l'âme fait dans le Phèdre de Platon) qui lui permet de s'élever,
et cette aile n'est rien d'autre que le "saint Pneuma" - c'est-à-dire
le Saint-Esprit de la trinité chrétienne, tel qu'il est interprété dans
le système de Basilide : "Ainsi la Filialité fut portée en haut par le
Pneuma, comme par son aile l'oiseau; et lorsqu'elle fut arrivée auprès
de la Filialité subtile et du Dieu qui n'est pas, lui qui est formé du
non-existant, la Filialité supérieure ne put garder le Pneuma auprès
d'elle; car il n'était pas de la même substance ni de la même nature
que la Filialité. De même, en effet, que l'air pur et sec est contre
nature et mortel aux poissons, de même aussi était contre nature pour
le saint Pneuma le lieu de la Divinité qui n'est pas et de sa
Filialité, bien plus ineffable que l'ineffable et supérieur à tous les
noms. La Filialité le laissa donc dans le voisinage [19] de ce lieu(16)
bienheureux, inconcevable et inexprimable par la parole; cependant il
[c'est-à-dire, bien sûr, le Pneuma(17)] ne demeura pas tout à fait seul
et séparé de la Filialité. Quand on a mis dans un vase un parfum très
odoriférant, on a beau le vider jusqu'au fond, il n'y subsiste pas
moins une odeur de ce parfum même lorsqu'il ne reste plus de
parfum(18); il en va de même pour le saint Pneuma, qui, une fois privé
et séparé de la Filialité, garde en lui, comme le parfum de son odeur,
la vertu de la Filialité." Ce Pneuma jouera le rôle de médiation entre
le cosmos et le monde hypercosmique. La citation de Scholem, si elle
est rétablie correctement dit que le lieu du "Dieu qui n'est pas" est
ineffable et que le Pneuma qui a servi d'aile à la deuxième Filialité
pour lui permettre d'accéder à ce lieu ne peut rester avec cette
Filialité mais ne demeure pas complètement éloigné d'elle et se meut
dans son voisinage, en gardant sur lui "comme son odeur" . Celle-ci est
apportée par le Pneuma ici-bas "jusque dans les régions de la matière
sans formes où nous vivons" . Ce Pneuma est une espèce d'ascenseur -
qu'on nous pardonne l'image qui monte et descend du cosmos aux régions
supérieures où sont les Filialités. Identifier, comme fait Scholem, le
"lieu" du Dieu qui n'est pas avec l'espace primordial dans lequel se
trouve le réchimou, résidu du En-Sof, n'a simplement aucun sens et
aucune pertinence. De plus, mettre en parallèle le Pneuma (le
Saint-Esprit) avec ce même réchimou est une prouesse dans l'ordre du
parallélisme. Le mécanisme mental qui a amené G. Scholem à trouver à la
conception du réchimou "un parallèle étroit" dans le système de
Basilide repose sur le fait qu'il a cru apercevoir un rapport
analogique entre le lieu/l'espace primordial et l'odeur/le résidu du
vin. Pas une seconde il ne s'inquiète du contenu des idées. Et,
par-dessus tout, il tronque le texte qu'il cite en faisant comme s'il
était question dans la pensée de Basilide d'un espace primordial (alors
qu'il n'est question que du lieu ineffable du Dieu qui n'est pas, et
qui se confond avec lui) et comme si c'était ce lieu "qui n'est pas
entièrement étranger à la qualité de Fils", alors que le sujet est ici
le Pneuma. Mais le texte censé justifier le parallèle se poursuit,
Scholem ajoute: "En outre, nous avons déjà un premier prototype du
Tsimtsoum dans l'ouvrage gnostique Le Livre du grand Logos (... ). On
nous dit là que tous les espaces primordiaux et leurs "paternités" sont
venus à l'être à cause de la "petite idée" dont Dieu a laissé l'espace
derrière lui comme le monde étincelant de la lumière, quand Il s'est
retiré en lui-même. Cette retraite qui précède l'émanation y est
soulignée à plusieurs reprises." Nous n'allons pas recommencer une
analyse fastidieuse en partant du texte allégué, bornons-nous ici à
remarquer qu'avancer une formule énonçant que Dieu se retire en
lui-même ne suffit pas pour établir un parallèle, dans la mesure où on
en rencontre de semblables exprimées un peu partout dans la littérature
religieuse, mystique ou métaphysique. Par exemple dans les Oracles
chaldaïques il est dit du premier Dieu qu'il "s'est retiré en
lui-même(19)" .
Cette page (p. 282) est la
seule où G. Scholem s'est aventuré à citer nommément un ouvrage du
gnosticisme; partout ailleurs, il se contente de vagues allusions à la
mythologie gnostique, il empile les noms propres, comme lorsqu'il dit
des descriptions de Louria: "superficiellement [20] du moins, elles
ressemblent aux mythes par lesquels Basilide, Valentin ou Mani ont
essayé de décrire le drame cosmique, avec cette différence qu'elles
sont plus compliquées que ces systèmes gnostiques" (p. 287).
Le Dieu caché
Nous voudrions faire une
remarque plus générale sur un point capital qui a été sans doute le
moteur des parallélismes scholémiens entre la cabale, prise dans son
ensemble, et le gnosticisme. Selon G. Scholem, il y a, pour la cabale,
un Dieu caché, le En-Sof, et sa manifestation dans un plérôme, les dix
sefirot. Cette opposition très tranchée a conduit G. Scholem a regarder
le En-Sof comme le Deus absconditus du gnosticisme. Scholem affuble
En-Sof des appellations suivantes: "Être infini" (P. 278), "essence de
l'être divin" (p. 280), "Dieu" (tout court) (p. 285), "L'En-Sof
caché..." (p. 287). Or cette façon de parler - même si elle n'est
qu'une façon de parler - nous semble préjudiciable à une compréhension
rigoureuse de la cabale. En fait, c'est cette "manière de s'exprimer"
qui a conduit, sans qu'ils y prennent garde, Scholem et ses disciples à
identifier ou mettre en parallèle En-Sof avec le Théos agnostos, le
Dieu inconnu de la Gnose, et à formuler ce faisant des propositions
contradictoires in adjecto. Prenons en guise d'illustration une
proposition de G. Scholem extraite de son chapitre sur la doctrine
théosophique du Zohar (p. 225 des Grands Courants):
Le Dieu caché, En-Sof, se
manifeste lui-même au kabbaliste sous dix aspects différents qui
comprennent une variété infinie d'ombres et de degrés.
La contradiction verbale est
claire : si En-Sof est un "Dieu caché" , il ne peut en aucune façon se
manifester sous dix aspects, dans ce cas il ne serait pas un Dieu
caché, mais un Dieu qui se dévoile. En paraissant contester des mots,
nous sommes en train d'aborder le fond le plus original de la cabale,
ce qui fait d'elle une authentique pensée, et pas une mytho-théologie
ou une mystique religieuse: En-Sof n'est pas une désignation de Dieu,
pas plus "caché" que "dévoilé" ! On ne trouve pas un seul texte de la
cabale qui dise de En-Sof "Dieu caché" ou le "Dieu En-Sof" , ou de
semblables expressions. Si les cabalistes ont toujours très
soigneusement évité de parler ainsi de En-Sof, c'est pour une raison
très profonde, dont Scholem et ses disciples font fi avec insouciance
en forgeant des expressions telles que "Dieu infini" , "Dieu caché" ,
"essence infinie de Dieu" , etc. Cette façon légère de procéder se
révèle dans une lumière nue au détour d'une analyse qui entend répondre
à la question: "Où est Dieu dans tout ce drame" , question posée à
propos de la doctrine lourianique du Tsimtsoum et de la Brisure des
Vases. G. Scholem commence à y répondre de la manière suivante:
Pour Cordovero, seul l'En-Sof était le Dieu réel dont parle la religion (Les Grands Courants, p. 289). [21]
Or en ouvrant l'oeuvre
majeure de R. Moché Cordovero, le Pardès Rimonim (Jardin des grenades),
au chapitre sur la Kavana (intention lors des prières), chaar 32,
paragraphe 2 (p. 78 b), on peut lire les lignes suivantes: "C'est ainsi
que l'homme ne doit pas penser à lui (à En-Sof) en disant qu'il est
appelé Divin ou Divinité ou Dieu, ou tout autre nom et surnom, car ces
noms se portent sur les sefirot." Bien sûr, quelques lignes plus haut,
Cordovero écrit: "Car le En-Sof, roi des rois, béni soit-Il, aucun nom
et aucun mot ne le définit, loin de nous !" Il en résulte que le mot
Dieu appliqué à En-Sof est encore une façon de le délimiter, ce que
Cordovero rejette sans appel. Dans ce cas, dire, comme Scholem, que
pour ce cabaliste "Seul l'En-Sof était le Dieu réel" , est un abus de
langage. En fait, la question que pose Scholem, "Où est Dieu ?" , dans
le système lourianique ou dans celui de Cordovero, est une question
extérieure à la problématique des cabalistes, qui ne se confond pas
avec celle de la théologie. Et quand il affirme que "L'En-Sof a peu
d'intérêt religieux pour Louria" (p. 289), l'on aimerait comprendre ce
qu'il désigne par "intérêt religieux" ! Plus profondément, cette façon
d'appréhender la cabale en plaquant sur ses développements les grilles
d'interprétation d'usage dans l'histoire des religions, sans s'enquérir
de leur adéquation avec leur objet, ne peut mener qu'à des impasses et
faire manquer la cible. Ainsi de toutes les analyses de Scholem, que
Henri Corbin a d'ailleurs reprises dans un important article consacré à
la gnose des religions monothéistes (Cahiers de l'université Saint-Jean
de Jérusalem no. 4), qui portent sur le rapport entre En-Sof et les
sefirot. L'orientation idéologique, que l'on pourrait surnommer l'a
priori comparatiste, qui régit son discours, conduit Scholem a
reconnaître en En-Sof le Dieu inconnu de la Gnose et dans les sefirot
le plérôme, ou plénitude formée des différents éons. Une fois que le
parallélisme a joué, les interrogatoires auxquels les textes de la
cabale sont soumis sont calqués sur les questions posées aux systèmes
gnostiques, ce qui en droit ne devrait être possible qu'après un
approfondissement de la pensée des cabalistes en tant que telle. Or
c'est le contraire qui est fait - d'abord l'on décode les doctrines
cabalistiques à partir de leur ressemblance supposée (ou affirmée comme
des certitudes, des évidences indémontrables), puis, une fois réduite à
un cadre connu de l'histoire des religions, la doctrine cabalistique
est scrutée en tant qu'elle est gnostique ou théologique ou
néo-platonicienne. Que l'on ne prétende pas alors avoir obtenu d'elle
des réponses de type gnostique ou théiste ou panthéiste, car on aura
découvert dans la cabale ce que l'on y avait mis. Et pas davantage. Si
les "évidences" de Scholem, partagées par ses épigones sans discussion
(il est vrai que l'on ne discute pas les évidences), concernant le
caractère gnostique "dans ses principes comme ses détails" du
lourianisme, et plus généralement de la cabale, n'ont jamais été
approuvées ou reconnues par des chercheurs qualifiés en matière de
gnosticisme, que, sur ce point, aucune confirmation issue des
spécialistes de la Gnose n'est venue soutenir "l'évidence(20)", et cela
depuis cinquante ans, c'est que ces "évidences" sont un mirage. [22]
Conclusions provisoires
Les parallèles formels avec
la Gnose (ou les quelques notations sur le néo-platonisme) permettent
en fait à Scholem de prendre ses distances vis-à-vis du propre de la
pensée juive, de donner, à peu de frais, une auréole d'universalité à
ses travaux, en définitive d'escamoter le contenu noétique de la
cabale. Autant Scholem voit loin quand il traite de la cabale en
elle-même, autant il s'enfonce dans des voies sans issue quand il se
livre aux parallélismes qui lui sont si chers. Il évite presque
systématiquement d'établir des correspondances entre la cabale et le
Midrach, la Aggada ou la Halakha de la tradition rabbinique, alors que
,ces correspondances iraient beaucoup plus de soi et éclaireraient en
profondeur les enjeux et les idées de l'ésotérisme juif.
A PROPOS DU NEO-PLATONISME
De l'insuffisance de la
thèse gnostique, Scholem se rend manifestement compte, puisqu'il est
contraint d'exercer sa "parallélomanie" dans une autre direction: le
néo-platonisme. Cette définition seconde de la Cabale, par le biais de
la tradition platonicienne, pose d'autres problèmes. Qu'il y ait des
affinités entre ces deux formes de pensée nous semble indubitable. En
revanche, la démarche de Scholem, les discours et les raisonnements
qu'il tient nous paraissent totalement aberrants. A quel type
d'interrogation se livre-t-il, en effet, dans ce domaine ? L'écrit le
plus révélateur à cet égard est son article sur La lutte entre le Dieu
de Plotin et le Dieu de la Bible(21). La thèse de Scholem est simple,
il s'agit de montrer comment la Cabale, comme d'autres formes de pensée
avant ou en même temps qu'elle, a pu réaliser la synthèse du Dieu
philosophique "impersonnel" du néo-platonisme et du Dieu biblique
"personnel" de la philosophie grecque et de la Bible. La réponse vient
naturellement: le Dieu de Plotin est devenu le En-Sof (l'infini) des
cabalistes, Dieu caché et transcendant, alors que le Dieu biblique a
pris la forme des sefirot, aspect dévoilé du premier. Cette
interprétation aurait l'avantage d'une impressionnante simplicité, si
elle n'était absolument erronée dans ses prémisses comme dans ses
conclusions.
Voyons d'abord la méthode.
Pour quelle raison la tradition juive serait-elle soudain affectée par
une problématique néo-platonicienne ? Scholem n'en dit mot; il se
contente d'écrire: "La gnose (juive) est entrée en contact avec le
néo-platonisme médiéval en Provence et en Catalogne. Ce fait est
attesté par de nombreux documents que nous possédons et dans lesquels
le langage des gnostiques côtoie une terminologie distincte. A
l'évidence, cette rencontre fut très fructueuse et stimula les esprits"
(p. 24). Mais suffit-il que deux cultures se côtoient pour que les
problèmes de l'une deviennent ceux de l'autre ? Par quel miracle le
"Dieu impersonnel" de Plotin aurait-il fait une entrée fracassante dans
l'histoire du judaïsme ? Scholem a une réponse toute [23] prête : "Il
se pourrait que les kabbalistes aient utilisé des traductions ou des
paraphrases hébraïques de quelques traités néo-platoniciens dont nous
avons perdu la trace" (p. 26). On se demande parfois si Scholem fait
l'histoire des mots ou celle des idées. Des mots seuls peuvent-ils
poser à une tradition et à une culture des problèmes aussi fondamentaux
? En tout cas, il y a là une bien étrange conception de la pensée.
L'histoire d'une culture ne serait-elle que la recension des
"influences" étrangères subies ? Scholem veut voir dans la formule des
cabalistes, selon laquelle le En-Sof n'est mentionné nulle part dans la
tradition rabbinique(22), l'aveu de son origine étrangère; comme si
ceux-ci n'avaient fait qu'inaugurer la démarche scholémienne qui
consiste à "plaquer" sur une tradition une thématique qui n'est pas la
sienne. Leur intention explicite est pourtant toute différente ; si le
En-Sof n'apparaît pas dans les textes hébraïques antérieurs à la
Cabale, c'est parce qu'"il n'est pas une lettre, pas un nom, pas une
écriture et pas une parole qui puisse nous le limiter(23)" ; car,
comment "ce qui n'a pas de fin pourrait-il être inséré dans la parole
et dans la narration(24)?" . Il ne s'agit donc nullement, de la part
des cabalistes, d'un aveu d'hétérodoxie, mais bien de l'affirmation de
la dimension propre au En-Sof au cur de la tradition rabbinique: la
dimension silencieuse. Ce qu'ils réfèrent au psaume (65 :2) : "Pour Toi
le silence est louange(25)" , déjà compris par le Talmud (Meg. 18a)
dans le sens d'une impuissance à exposer la totalité des actes de la
divinité. On lit ainsi, dans les Pirqé de Rabbi Eliézer (chap. 3):
"L'homme serait-il en mesure de raconter les hauts faits du Saint, béni
soit-Il, ou de faire entendre toute Sa louange? Les anges du Service,
eux-mêmes, ne sauraient faire que le récit d'une faible partie de Sa
puissance !"
Si, maintenant, l'on se
tourne vers la conception plotinienne de l'infini, on s'aperçoit que
les choses ne sont pas aussi simples que Scholem veut bien le dire.
Pour Plotin, il y a deux infinis : l'un du côté de Dieu, qui désigne
une infinité de puissance; l'autre du côté de la matière et du
non-être, qui désigne la multiplicité et l'indétermination de ce qui ne
peut être défini. Or, lorsque Scholem qualifie le Dieu de Plotin de
"Dieu impersonnel" , ne confond-il pas, purement et simplement, les
deux infinis, alors qu'ils sont aux antipodes l'un de l'autre dans la
philosophie plotinienne ? Car le Dieu plotinien, ou l'Un ou le Bien,
n'est pas l'infini, au sens où il n'est pas identique à l'infini, mais
il a une puissance infinie: "Son infinité consiste (...) dans l'absence
de bornes à sa puissance" (Enn., VI, 9, 6, p. 176(26)); "Il n'est pas
fini ; par quoi serait-il limité ? Il n'est pas infini, du moins en
grandeur: où faudrait-il qu'il avançât ? Qu'en résulterait-il pour lui,
qui n'a besoin de rien ? Mais sa puissance possède l'infinité : car il
ne saurait jamais être mis en défaut, puisque les êtres sans défaut
existent grâce à lui. Il possède l'infinité parce qu'il n'est pas
multiple, et parce qu'il n'y a rien pour le limiter" (Enn., V, 5,
10-11, p. 103). L'infinité de Dieu ou de l'Un consiste dans la
surabondance de sa nature, dans l'excès de sa plénitude. L'idée
d'"impersonnalité" a-t-elle quelque pertinence ici ? En quoi l'infinie
richesse de l'Un serait-elle plus "impersonnelle" que le [24] Dieu
biblique ? Serait-ce parce qu'elle paraît se communiquer mécaniquement,
dans une froide indifférence ? Quand la tradition rabbinique (Talmud,
Midrach) et les néo-platoniciens veulent caractériser, les uns la
création, les autres la procession, ils usent tous deux des mêmes
termes: "générosité" , "bonté" . Le monde est bâti sur la générosité,
disent les rabbins (PA I:2; Gen. R. 9:2; Tos. Sot. 4:1 ; et passim).
Définissant la nature de la procession, J. Trouillard, spécialiste du
néoplatonisme, explique de son côté qu'il ne s'agit ni d'une nécessité
logique ou dialectique, ni d'une nécessité d'indigence, mais bien d'une
nécessité de surabondance ou de générosité. Citant Proclos, il écrit:
"Toute production s'accomplit par perfection et surabondance de
puissance(27)." En réponse à ceux qui, reconnaissant cette générosité
du Dieu plotinien, ne veulent voir en elle, malgré tout, qu'une
générosité abstraite, une "bonté sans amour" , J. Trouillard écrit :
"On pourrait tout aussi bien dire que ce Dieu est une bonté sans bonté,
à condition d'écarter de ce "sans bonté" tout caractère privatif et de
laisser entendre que ce qui est cause de toute bonté n'est pas moins
que la bonté et l'amour. La même erreur est commise par ceux qui, ne
voyant pas affirmée par les néo-platoniciens la personnalité divine,
concluent que le Bien est impersonnel, au lieu de le dire
personnalisant. C'est méconnaître les règles de la théologie
négative(28)."
N'est-ce donc pas, plutôt,
du côté du non-être qu'il faut chercher l'indifférente neutralité du
"Dieu impersonnel" auquel Scholem tient tant ? Plotin dit à ce sujet -
"L'infini n'est pas un accident de la matière, il est la matière
elle-même" (Enn., II, 4, 15 ; p. 63). Or qu'est-ce que la matière selon
Plotin? Une chose "obscure" (Ibid., VI, 3, 7 ; p. 132), "sans qualités"
(Ibid., 11, 4, 8 p. 61), "une ombre" (Ibid., 111, 6, 18 ; p. 120), un
"non-être" (Ibid., 7 p. 105) ; elle est le substrat indéfini, informe
et incorporel des êtres. Bref, la matière ou non-être, c'est l'infinie
neutralité, l'indéfinition radicale. C'est surtout, aux yeux de Plotin,
le véritable infini: "Il y a deux infinis. Et comment les distinguer ?
Comme le modèle et son image. L'infini d'ici-bas est-il donc moins
infini ? Il l'est davantage; plus une image est éloignée de l'être
réel, plus il y a en elle d'infini. Il y a plus d'infini dans ce qui
est moins limité; et ce qui est moins près du Bien est plus près du
Mal. C'est plutôt l'infinité de là-bas qui est infini à titre d'image ;
c'est beaucoup moins l'infinité d'ici" (Ibid., II, 4, 15 ; p. 70).
En-Sof et le Dieu de la Bible
D'autre part, dire du Dieu
de la Bible qu'il est personnel, c'est aller vite en besogne. D'abord
la Bible n'est pas composée que d'un seul livre et diverses visions et
appréhensions du divin s'y côtoient. Il y a Dieu tel qu'il apparaît
dans Job, l'Ecclésiaste, dans les Prophètes, etc. Si la Torah (ou
Pentateuque) le dépeint souvent avec des traits personnels, il lui
arrive aussi de dire que nul ne peut le voir et vivre et que Moïse même
n'eut pas accès directement à sa gloire. Le débat entre un Dieu
personnel ou impersonnel est un débat interne au texte biblique, il a
fait couler tellement d'encre parmi les exégètes théologiens [25] qu'il
aurait fallu en tenir compte. Par ailleurs, les termes de la question,
que pose G. Scholem sont totalement extérieurs à la problématique du
Zohar ou des cabalistes en général. Il n'existe pas d'expression, dans
la langue rabbinique (qui est celle des cabalistes), qui permettrait de
dire: "Dieu personnel" ou "impersonnel". Ce sont là des notions de la
théologie chrétienne qu'on ne peut importer dans les questions internes
à la pensée d'Israël sans de graves distorsions et inconséquences. Mais
G. Scholem n'y a pas pris garde. Sur le fond, il existe plusieurs
indices qui permettent d'entendre En-Sof de façon beaucoup moins,
abstraite, ou impersonnelle si l'on veut, qu'il ne semblerait à
première vue. D'abord des écrits cabalistiques retrouvés par Moché
Idel, professeur de cabale à l'Université hébraïque de Jérusalem(29),
montrent que En-Sof aussi a été dépeint sous des traits
anthropomorphiques, et que, par conséquent, il n'est pas cette pure
essence cachée, cette abstraction (le Deus absconditus) ineffable dont
parle G. Scholem. Mais sans même faire intervenir ces récentes
découvertes - qui ont certes un intérêt capital - il suffit de prendre
au sérieux les affirmations répétées du Zohar selon lesquelles les
sefirot et En-Sof sont un, pour reconsidérer les conclusions de
Scholem. En effet, que les sefirot soient la substance même de En-Sof
(Zohar) ou qu'elles soient remplies par le En-Sof comme des réceptacles
(Tiqounné ha Zohar), elles ne sont pas extérieures à En-Sof, celui-ci
est en elles ou est elles, et il n'y a pas lieu d'en faire des choses
séparées comme fait hâtivement Scholem. Bien sûr, En-Sof est plus
qu'elles, même s'il est aussi elles. Mais jamais elles ne sont en
dehors de lui et s'activent sans lui. Ce plus, cet excès de En-Sof sur
les sefirot, c'est ce qui permet aux sefirot d'être sans cesse
alimentées par une source de vie infinie. En somme, ce plus même n'est
pas extérieur aux sefirot. Et, si l'on veut désigner la divinité dans
son ineffabilité, il n'est pas besoin de remonter à En-Sof, que l'on se
tourne vers la première sefira, la Couronne, et l'on y décèlera toute
l'impersonnalité, toute l'énigmaticité que l'on se mettra en peine de
chercher. N'est-elle pas appelée din, le néant ? C'est au sein même des
sefirot que l'indicible se trouve. Quant à ce qu'est En-Sof, les
cabalistes eux-mêmes ne le savent pas, et nous n'aurons pas l'ambition
de prétendre le savoir mieux gueux. Et c'est prétendre le savoir que de
le définir comme Théos agnostos ou "Dieu caché" , ou comme l'Un-Bien
des néo-platoniciens.
Sur les sefirot en
elles-mêmes, voici ce que dit Scholem: "Il faut avoir présent à
l'esprit que les Sephiroth(30) ne sont pas des sphères secondaires et
intermédiaires qui s'interposent entre Dieu et l'univers. L'auteur [du
Zohar] ne les considère pas comme quelque chose comparable, par
exemple, "'aux étapes intermédiaires' des néo-platoniciens qui se
situent entre l'Un Absolu et le monde des sens". Dans le système
néo-platonicien, ces émanations sont "extérieures" à l'Un, s'il est
possible d'employer cette expression (...) le Zohar se rapporte
fréquemment aux Sephiroth comme à des étages (...) mais [elles sont]
comme des phases variées dans la manifestation de la Divinité qui
proviennent l'une de l'autre et se succèdent" (p. 225, Les Grands
Courants). [26] Ici aussi, le comparatisme bute sur ses propres
limites. Si les sefirot ne sont pas comparables aux émanations du
néo-platonisme, pourquoi les comparer avec elles ? De plus,
contrairement aux dires de Scholem (et sa prudence verbale n'atténue
ses dires que verbalement), les émanations ne sont pas "extérieures" à
l'Un mais en relation continue avec lui et se convertissent vers lui
(c'est-à-dire reviennent à lui). Ce que disent Plotin: "Rien n'est
séparé ni coupé de ce qui le précède" (Ennéades VI 2-1, 21-22) et
Proclos : "Car le divin n'est absent de rien, mais il est également
présent à tous les êtres... En procédant, ceux-ci ne s'éloignent pas
des dieux mais demeurent enracinés" (In Timée, I, 209, 14, 29). Ce que
dit Scholem des sefirot, à savoir qu'elles sont des "phases variées
dans la manifestation de la Divinité qui proviennent l'une de l'autre
et se succèdent" , peut parfaitement être dit des processions
néo-platoniciennes(31). En fait, l'on peut tout dire et son contraire
tant que l'on en reste au niveau des parallèles et tant que l'on s'en
tient à une connaissance vague et générale. Nous n'oserions pas
affirmer le caractère néo-platonicien des sefirot parce qu'elles nous
paraissent ressembler aux processions, ni, pourquoi pas, le caractère
cabalistique des processions parce qu'elles ressemblent aux sefirot !
Comparaison n'est pas raison.
CONCLUSION GENERALE
Si nous récusons le
comparatisme, c'est qu'il témoigne d'une fuite en avant: au lieu de
faire l'effort de penser une tradition, l'on court vers une autre en
espérant y trouver les définitions qui manquent. Ainsi l'on peut
comprendre le judaïsme par le christianisme et inversement, la Gnose
par la Cabale et inversement, un détail chez les uns par une
ressemblance de détail chez les autres. Ce va-et-vient est épuisant,
trop rarement stimulant, à moins d'entrer beaucoup plus profondément
dans les doctrines sans se hâter de dresser l'inventaire de leurs
similitudes.
Dans le travail qui précède,
nous n'avons abordé à aucun moment les questions de fond sur les
relations entre gnosticisme, platonisme et Cabale. Pour ce faire, il
aurait fallu explorer l'ensemble des écrits hébreux, et interroger
autant le Talmud que le Midrach ou que les écrits cabalistiques. Cet
examen approfondi reste très souhaitable. Mais ce que nous avons essayé
de montrer, c'est que les conclusions de G. Scholem sont étayées par
des supports trop inconsistants et si aisément ébranlées que l'on ne
peut rien bâtir à partir d'eux. Encore moins la pratique courante des
auteurs qui se réclament des conclusions de Scholem sur les points ici
traités, qui appellent sans réserve dans leurs écrits, la littérature
des Hekhalot ou la Cabale, "gnosticisme juif" ou "gnose juive" , qui
font des sefirot les synonymes des "éons" et du En-Sof un équivalent du
"Dieu caché" , a-t-elle de légitimité. C'est toute une institution
académique qui s'est mise en place. A moins d'omissions involontaires
de notre part, les auteurs francophones qui écrivent [27] des thèses et
divers articles universitaires en se réclamant d'une incongrue
orthodoxie scholémienne n'hésitent pas à faire sans sourciller un usage
pléthorique du verbiage cabalistico-gnostique ou pseudo-néoplatonicien
mis en vigueur par Scholem, alors que déjà en Europe, aux U.S.A. et en
Israël beaucoup de chercheurs moins timorés le remettent en question et
le critiquent avec souvent beaucoup d'âpreté.
Un consensus semble, pour
l'instant, faire loi au sein des études juives qui portent sur la
Cabale où le principe d'autorité paraît bien plus puissant que la quête
du vrai(32). On conçoit en effet qu'il est plus "rassurant" de
s'appuyer sur un édifice, même branlant, que de creuser de nouvelles
fondations et, pour susciter de nouvelles procédures, nous avons dû
secouer, par la critique, les colonnes vacillantes des "évidences"
posées par Scholem comme vérités éternelles. Mais nos remarques portent
seulement sur deux points récurrents dans le discours de Scholem,
l'idée que la mystique juive est un gnosticisme et l'idée que ce
gnosticisme y est teinté de néo-platonisme. Pourquoi G. Scholem
tenait-il avec une constante persévérance à ces deux affirmations, dont
nous avons critiqué le bien-fondé, reste une question à laquelle nous
n'avons que des réponses partielles et insatisfaisantes. Et la raison
pour laquelle les spécialistes du judaïsme dans le monde universitaire
ont pendant si longtemps entouré ces affirmations d'un halo de sainteté
révérencieuse nous est encore plus mystérieuse. Mais il leur revient de
s'expliquer à ce sujet.
Il reste que la question du
rapport entre la mystique juive et le platonisme sous ses diverses
formes, dont le gnosticisme fait peut-être partie en tant que pensée
chrétienne hellénistique, mérite d'être traitée de digne façon. Tout ou
presque est encore à découvrir dans cet univers qu'est la Cabale et
nous ne serions pas surpris si des découvertes susceptibles de
bouleverser les idées reçues dans ce domaine venaient à voir le jour
d'ici à quelques années...
L'oeuvre de G. Scholem, dans
l'ensemble, demeure, à juste titre, une pièce maîtresse de la recherche
dans toutes les strates de la mystique juive, et nos critiques
n'altèrent en rien sa valeur: plus elle sera soumise à un examen
objectif et rigoureux, plus ses points faibles seront mis en relief,
plus ses points forts transparaîtront. La leçon que nous tirons des
pages qui précèdent est qu'en matière de pensée juive la devise ou le
maître mot est "prudence". [28]
NOTES [29]
1. Cf. P.S. Alexander,
"Comparing Merkavah Mysticism and Gnosticism: An Essay in Method",
Journal of Jewish Studies, Spring 1984, XXXV, n, 1, pp. 1-18; P.
Schäfer, "New Testament and Hekhalot literature: The Journey into
Heaven in Paul and in Merkavah Mysticism", ibid., pp. 19-35; I.
Gruenwald, Apocalyptic and Merkavah Mysticism, Leïden/Köln, 1980.
2. L'oeuvre de G. Scholem
est immense; on retiendra comme les plus importants: Les Grands
Courants de la mystique juive (New York, 1946), Paris, 1973; Les
Origines de la Kabbale (Jérusalem, 1948), Paris, 1966; Jewish
Gnosticism, Merkabah Mysticism and Talmudic Tradition, New York, 1965.
Voir aussi le recueil d'articles récemment traduits en français sous le
titre: Le Nom et les Symboles de Dieu dans la mystique juive, Les
Editions du Cerf, 1983.
3. Cf., par exemple, I.
Gruenwald, "Jewish Merkavah Mysticism and Gnosticism" , in Studies in
Jewish Mysticism, Cambridge, Mass., 1982, pp. 41-51.
4. Cf. Jewish Gnosticism, etc., p. 1.
5. Cf. Apocalyptic, etc., pp. 110-111.
6. Voir l'article de P.
Schäfer susmentionné, qui montre que le parallèle établi par Scholem
(Jewish Gnosticism, etc., pp. 14-19) entre les quatre personnages qui
entrèrent dans le Pardès (Talmud, traité Haguiga 14-15b) et l'ascension
de Paul au paradis (2 Cor. 12-14) n'est fondé que sur une comparaison
verbale arbitraire, qui identifie abusivement le Pardès talmudique au
paradis chrétien. Scholem voulait voir dans ce parallèle la preuve de
l'existence d'un fonds commun à l'apocalyptique chrétienne et à la
mystique juive, et P. Schäfer fait justement remarquer qu'une telle
corrélation est possible, mais qu'elle ne saurait être établie à coups
de parallèles forcés, ni même sur la base d'une similitude réelle
unique.
7. Cf. Les Origines, etc., p. 58.
8. Voir, par exemple, Zohar I sur Vayéra (97a); tome 2, p. 41 sq., dans la traduction française parue aux éditions Verdier.
9. Voir, par exemple, p. 155, p. 183, p. 201 et passim. Il s'agit, en général, de la question du masculin et du féminin.
10. Cf. pp. 41-42 sur le
scellement de la création; pp. 83-84 sur la lumière cachée et l'arbre
de vie; pp. 166-167 sur la colonne reliant ciel et terre; pp. 311-313
sur Samaël ; p. 337 sur le pargod ; p. 476 sur les 18 000 mondes ; etc.
11. Par exemple, l'idée de
périodicité cosmique dont Scholem rappelle la conformité avec
l'hindouisme aussi bien que la gnose ismaélienne (pp. 489-490), ainsi
que le thème de la migration des âmes dont l'aire culturelle est telle
que Scholem, sagement, préfère laisser la question d'un véritable
parallèle en suspens (pp. 201-207).
12. La présence du mot
"trésor" dans le Bahir, par exemple, fait écrire à Scholem: "Les textes
coptes de la gnose de basse époque, du genre de la Pistis Sophia, aussi
bien que la littérature mandéenne, surabondent en mentions relatives à
de pareils trésors" (p. 93), mais c'est le cas aussi de la aggada
talmudique (Hag. 12b); de même pour l'image du palmier (p. 186) ou pour
la présentation d'un écrit sous forme de catalogue (p. 327).
13. Cf. Les Origines, etc., pp. 102-108.
14. Sabbatdi Tsevi, p. 46 :
"Tout le processus du Tsimtsoum et de l'émanation a été mis en
mouvement afin d'éliminer, comme une sorte de déchet, les forces du
[29] din de l'essence de la Divinité." Voir aussi Les Grands Courants,
etc., p. 281: "En dernier ressort, par conséquent, la racine de tout
mal est déjà latente dans l'acte du Tsimtsoum."
15. Il s'agit de la Brisure des Vases.
16. Ici commence la citation
de Scholem, qui substitue à ce lieu, qui est le domaine de la "Divinité
qui n'est pas" , "l'air primordial" .
17. Et non pas le "lieu" (et encore moins l'air primordial qui n'a rien à faire ici).
18. C'est tout l'inverse du réchimou, qui est justement un reste.
19. Cité par A.J. Festugière dans La Révélation d'Hermès Trismégiste, IV, p. 132.
20. Voir, par exemple,
l'ouvrage tout récent de S. Pétrement, Le Dieu séparé ou les origines
du gnosticisme, Les Editions du Cerf, 1984, p. 653: "Scholem a confondu
ésotérisme et gnosticisme" ; à la suite d'I. Gruenwald, elle affirme
qu'il lui semble impensable que quoi que ce soit de la tradition juive
ait quelque chose de gnostique.
21. Récemment traduit en
français par M.R. Hayoun dans Le Nom et les Symboles de Dieu dans la
mystique juive, Les Editions du Cerf, Paris, 1983.
22. Voir le Maarekhet
ha-Eloqout, VII, p. 82b (éd. Mantoue): "Sache que du En-Sof, que nous
avons évoqué, il n'est fait nulle mention dans la Torah, ni dans les
Prophètes, ni dans les Hagiographes, ni dans les paroles de nos
maîtres; seuls les serviteurs authentiques (les cabalistes) en ont reçu
quelque allusion."
23. Azriel de Gérone, Commentaire sur les Dix Sefirot, 12, p. 4a (éd. Berlin, 1850).
24. Ibid.
25. Ibid.
26. La pagination renvoie à l'édition des Belles-Lettres, la traduction est celle d'E. Bréhier.
27. "Procession
néo-platonicienne et création judéo-chrétienne" in Néo-platonisme,
Mélanges offerts à Jean Trouillard, Cahiers de Fontenay, 1981, p. 5. La
référence à Proclos est dans les Eléments de théologie, 27.
28. Ibid., p. 6; c'est nous
qui soulignons. Les règles de la théologie négative sont que la
négation de toute qualité et de toute détermination au sujet de Dieu
n'entraîne pas que le divin est dépourvu de ces qualités et
déterminations, mais qu'il est infiniment plus riche que celles-ci et,
donc, qu'il les possède au plus haut degré.
29. Voir son article: "L'image de l'homme au-dessus des sefirot" (en hébreu) paru dans la revue Daat, cahier 4, hiver 1980.
30. Nous conservons l'orthographe originale de Scholem.
31. Voir en particulier le chapitre 5 de l'article déjà cité de J. Trouillard.
32. Mais peut-être, au fond,
la quête du vrai n'est-elle que la recherche de principes d'autorité?
C'est du moins la question que nous sommes amenés à nous poser à la
lecture des études scientifiques (et autres) concernant la pensée
cabalistique.
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