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Par Charles Mopsik
Le pouvoir
"sociurgique" des hommes ne s'exerce pas seulement dans le champ des
groupes humains. Il a aussi été mis en oeuvre dans le domaine supracéleste des
anges. La "sociurgie" est un néologisme que j'emprunte à Henri Desroche
; il signifie la capacité magico-religieuse de créer du social. Il répond bien
sûr à la "théurgie" ou art de créer du divin des néoplatoniciens
païens de l'Antiquité tardive. Une ample littérature élaborée dans la mouvance
du courant apocalyptique juif de la fin de l'Antiquité, atteste que les anges
ne sont pas moins des êtres sociaux que les hommes. La littérature des Palais,
ainsi que les savants modernes ont convenu de la désigner, s'est grandement
attachée à décrire la vie sociale des anges, c'est-à-dire des habitants du
Royaume de Dieu. Elle nous donne la possibilité d'entrevoir l'idéal social des
hommes de ce courant religieux qui a si fortement influencé le judaïsme, le
christianisme (avec le pseudo-Denys) et l'islam (voir par ex. les textes assemblés
dans L'Echelle de Mahomet). Je partirai donc d'une hypothèse de travail
indémontrable : la société des anges et leur façon de se gouverner est la
projection dans le ciel d'un idéal social eschatologique. Je dis d'un idéal et
non d'un vécu réel, bien que le réel historique ne soit jamais absent de
l'anticipation généralement par les chercheurs qui voudrait que l'organisation
de la société des anges présentée par cette littérature reflète fidèlement la
structure du pouvoir et de son exercice dans l'Empire byzantin, traduise un
historicisme étriqué et myope. Une projection ou une anticipation idéaliste
n'est jamais un simple reflet du réel, elle est un remaniement du réel selon
des critères de transformation irréductibles aux situations historiques concrètes
; c'est pourquoi d'ailleurs elle peut avoir une activité sociurgique
efficiente. Il n'entre pas dans notre propos de discuter ici de l'origine de
ces critères. Je m'aventurerais seulement à dire que certains d'entre eux au
moins pourraient provenir de secteurs marginaux de la société ou de traditions
anciennes présentes au coeur même de la société, mais tenues à l'écart,
souterraines, et traitées comme hétérodoxes, excentriques, antinomiques, voire
fantaisistes. La société contiendrait cachée en elle-même les éléments d'une
déstabilisation créatrice, qui, s'ils émergent avec toute leur énergie, peuvent
la conduire au chaos aussi bien qu'à une régénération. Ces éléments sont à mon
avis ceux-là mêmes qui l'ont constitués comme société au moment de sa naissance
et qui sont endormis en son sein et demeurent latents tout au long de son
histoire. Ils sont perçus communément comme étrangers ou insignifiants. Mais
laissons-là ces spéculations hasardeuses.
Ce que les apocalypticiens
désirent pour eux-mêmes et leur société, ils le voient déjà réalisé dans la
société des anges. Celle-ci est par avance ce que le messianisme apocalyptique
attend pour une vie terrestre transfigurée. Cette société angélique est le
fruit de l'activité sociurgique de l'imagination religieuse appliquée au
Royaume de Dieu. Et cette activité sociurgique de l'imagination n'est pas
gratuite ou sans effet sur le réel immédiat : elle vise à faire éprouver une
expérience extatique ou littéraire transformatrice. En un mot, à transformer
ceux qui participent de quelque façon à l'exploration de cette société du ciel
en témoins d'un Royaume qui existe déjà, en messagers d'un modèle
d'organisation sociale et de rapports sociaux capables d'en aiguiser l'attente
dans leur propre société et par conséquent de construire ou de renforcer le
lien social en le soudant à une attente collective d'un dénouement définitif
des crises de l'histoire.
Certains traits de cette
société des anges pourraient nous en apprendre long sur un état de la pensée
religieuse en tant qu'elle pense le social et le politique comme réalisation
totale de l'exigence de perfection et d'absolu. Si un régime théocratique a
jamais été pleinement en vigueur, c'est bien dans ce pays céleste. Dans un
monde où Dieu règne sans fonctionne-t-il et comment la société est-elle
organisée ?
Essayons de voir comment cette
société se caractérise à la lumière d'un ouvrage important du corpus
angélologique et apocalyptique juif conservé en hébreu, Le Livre des Palais
appelé encore III Hénoch. Cette version hébraïque de l'antique légende
hénochienne, la seule conservée dans cette langue, a été éditée telle qu'elle
nous a été transmise aux alentours du Ve siècle après J.C., mais son substrat,
et même des séquences entières, sont beaucoup plus anciens et remontent au
moins au premier siècle avant J.C. Je rappelle en passant que la version
conservée en éthiopien ou I Hénoch remonte à un "original"
araméen dont certaines parties datent du IIIe siècle avant l'ère commune, à
savoir à une époque où le corpus vétérotestamentaire n'était pas encore
complètement constitué. Ajoutons qu'il est de plus en plus souvent admis
aujourd'hui que le court et énigmatique passage du livre biblique de la Genèse
qui contient le récit de la vie du patriarche antédiluvien Hénoch n'est qu'un
fragment détaché d'un contexte plus large que les livres d'Hénoch apocryphes
nous restituent. La tradition littéraire hénochienne est donc aussi ancienne,
sinon plus ancienne encore, que le texte canonique, qui n'en a conservé qu'une
infime séquence. Cette tradition légendaire et utopiste a été rajeunie d'âge en
âge, jusqu'à ce qu'elle soit intégrée dans le cadre du judaïsme rabbinique des
premiers siècles et qu'elle aboutisse ainsi à la forme littéraire que lui a
donné III Hénoch, qui est donc une sorte de remake relativement tardif
d'un récit fondateur d'origine pré-biblique. Avant lui, il y eut d'autres
remake (l'Hénoch dit éthiopien et l'Hénoch dit slave) et après lui il y en eu
d'autres encore, comme l'Hénoch médiéval inclus dans le Livre des Justes.
(Il y eut aussi un Hénoch gnostique appelé Marsanés ou un Hénoch arabe appelé
Idris). Nous avons choisi III Hénoch parce qu'il est accessible
directement en hébreu et qu'il se situe au carrefour de l'Antiquité et du Haut
Moyen Age : d'une certaine façon, il s'exprime de façon plus ouverte et libre
que les versions antérieures et son cadre idéologique paraît moins contraignant
que celui des versions concurrentes. Mais surtout, cette version annonce une
mutation dans l'idéal politique de l'imaginaire religieux. A la description
assez classique de la société parfaite des anges, elle adjoint un récit qui
raconte un changement dramatique dans la nature du pouvoir qui s'exerce sur
cette société et sur les sociétés des hommes.
Quel est le régime politique de
la société des anges qu'il décrit ? C'est une monarchie absolue appuyée sur des
cohortes de fonctionnaires, intendants, super-intendants, au service, à la
solde et à la dévotion du Roi. Cette société est fermée, totalitaire,
entièrement composée de fonctionnaires, massive, hiérarchique. Elle n'admet pas
la moindre déviance chez ses membres, elle exige d'eux une obéissance absolue
et immédiate. C'est une société tendue
dont l'équilibre et l'harmonie
sans cesse menacé, est rétabli par des moyens violents et coercitifs d'une
efficacité radicale. Tout laisserait penser que cette société idéale, cette
anticipation du Royaume de Dieu, est un paradis totalitaire. Mais comme on va
le voir, un événement inattendu va la bouleverser, percer une brèche dans son
système clos, et modifier en profondeur les hiérarchies, au point même de faire
courir à son régime le risque d'un renversement et d'un éclatement en mettant
en question le lieu même du pouvoir.
Détaillons ces points.
- Une société fermée : les
anges n'admettent pas d'intrus en leur sein et quand un étranger (en
l'occurrence un humain) s'approche d'un peu trop près de leur univers céleste,
ils tentent de le rejeter hors des frontières de leur société. Ils repèrent
d'ailleurs de très loin toute présence étrangère "à son odeur", signe
de son impureté, et s'efforcent de la repousser pour qu'elle ne pollue pas leur
milieu (chapitre 6). En cas de contact avec un étranger, par définition impur,
ils courent se purifier dans un fleuve de feu (chap. 36).
- Une société totalitaire :
tous ses membres sont entièrement voués au service de leur Chef et à sa
glorification. Les déviants, tels Aza et Azaël, qui veulent ouvrir la société
aux étrangers, sont bannis (chap. 4). Tout membre qui glorifie le Chef à
contretemps, est puni de mort (chap. 47). Le pouvoir du Chef est omniprésent et
omniscient et il l'exerce sans partage sur toute l'étendue de son Royaume.
- Une société de fonctionnaires
: chaque ange est chargé d'une fonction très précise qui est sa raison d'être
au sein d'une grande machinerie où chacun est un rouage auquel il n'échappe
pas. Les anges reçoivent leur nourriture, le feu divin, du Chef suprême qui en
est la source intarissable et qui la distribue et la répartit à tous selon leur
degré dans la hiérarchie sociale. Chaque groupe d'anges est chapeauté par un
chef de groupe que tous ses subordonnés révèrent et auxquels ils doivent un
respect strictement délimité : c'est la hiérarchie des honneurs défini au
chapitre 18. Souvent l'organisation des groupes d'anges est de type militaire :
c'est par exemple le cas de ceux qui sont subordonnés au super-intendant
Kerouviel (chap. 22).
- Une société de masse : la
société des anges comprend un nombre extraordinaire d'éléments qui ne se
différencient que par les fonctions qu'ils remplissent, en groupe ou
individuellement. Ils n'ont droit à la parole que pour chanter les louanges de
leur Chef, toujours en choeur et dresser au garde-à-vous. Les anges ont certes
des noms, mais les individus en tant que tel sont essentiellement anonymes :
leur nom est soit un nom fonctionnel qui exprime leur place et leur fonction,
soit un nom qui n'est qu'un appendice du nom de leur Roi, qu'ils portent comme
un étendard et pour marquer leur total subordination. Mais la grande masse des
membres de cette société est totalement anonyme. Malgré son caractère massif,
il règne un équilibre parfait entre les membres de cette société, qui ont
chacun une place strictement délimitée. Il arrive même que leur Chef les prive
momentanément de leur identité fonctionnelle, change leur sexe, leur forme,
leur éclat lumineux afin qu'ils éprouvent devant lui une peur panique et qu'ils
acceptent son autorité et son pouvoir ("le joug du Royaume") de façon
pleine et entière et qu'ils exaltent sa puissance de tout leur coeur. Ce n'est
qu'après qu'ils retrouvent leur semblant d'identité (chap. 35).
- Une société hiérarchisée à
l'extrême : la société des anges n'est pas une société d'égaux. L'ordre règne,
sans faille aucune, à tous les niveaux. Le moindre écart dans l'ordre prescrit
est puni de mort : le Chef suprême pointe sont doigt sur les groupes d'anges
qui manquent à l'ordre approprié, un feu dévorant en surgit et les consume d'un
seul coup (chap. 40). Puis il remplace immédiatement les anges détruits par
d'autres identiques à eux qui prennent leur place dans l'harmonie collective.
La hiérarchie est signifiée par la taille spécifique, le nombre d'ailes et
d'yeux, l'intensité lumineuse de chacun, strictement mesurée. Nul ne conteste
sa place dans la hiérarchie. Leur zèle pour servir le Chef ne dérive jamais en
rivalité. Un protocole précis règle les relations entre les chefs et leurs
subordonnés (chap. 17).
- Une société ultra-conformiste
: il n'est pas le moindre espace de liberté et aucune initiative n'est permise.
Les anges sont des êtres grégaires qui s'imitent les uns les autres et
remplissent leur fonction de conserve.
Ces éléments sont très
éloquents. Une société dont Dieu est le Souverain direct, qui fonctionne de
façon parfaite, et c'est le cas de la société des anges, est, malgré son
harmonie et sa magnificence, une société inhumaine. Mais ce n'est là qu'une
partie de la description que nous propose le Libre d'Hénoch hébreu.
Cette structure normale du Royaume du ciel est pourtant susceptible d'être
complètement bouleversée. Une sorte de révolution, provoquée par le Chef
suprême lui-même, introduit au sein de cette société, un tumulte et un désordre
inouï. Ce remue-ménage qui atteint une société organisée à l'extrême et que
rien ne devrait perturber procède curieusement de l'arrivée en son sein d'un
étranger. En principe, nul allogène n'est autorisé à pénétrer le corps social
fermé des anges, ni même à s'en approcher de trop près, de sorte que son odeur
ne pollue pas leur monde parfumé. Quand il est fait violence victorieusement à
cette xénophobie des anges du ciel, une réorganisation complète de leur société
ultra-conservatrice se produit ainsi qu'une redistribution du pouvoir. Comment
un étranger réussit-il à traverser les frontières de cet univers clos ?
Attardons-nous un peu sur cette ingérence extérieure. Cet étranger, évidemment,
est un homme, c'est-à-dire le membre d'une société d'hommes vivant dans des
conditions terrestres ordinaires : sa durée de vie est limitée, la violence
entre les membres de la société est affaire courante, les luttes,
dysfonctionnements, révoltes contre les chefs, violations des interdits, bref,
tous les aléas de la vie sociale dans un univers vide de la présence souveraine
de Dieu sont son lot quotidien. La société des hommes s'oppose à la société des
anges comme l'imperfection à la perfection, la liberté à l'ordre, la cacophonie
à l'euphonie, la passion à la raison, la désobéissance à l'obéissance. La
société des hommes est sans cesse jugée - et très sévèrement - par la société
des anges réunie en Tribunal autour du grand Chef (chap. 28 à 32), qui envoie
des mouchards pour l'observer et rapporter ses turpitudes avec acribie. Elle
subit aussi les intrusions fréquentes de membres de la société du ciel qui
exercent leur vindicte sur une race humaine aussi fragile qu'incorrigible
(chap. 28). Les anges s'étaient depuis le début opposés à la création de
l'homme (chap. 4) et avaient réussi à persuader le grand Monarque de quitter la
terre où il séjournait (chap. 5) pour rejoindre le Ciel. La liste des griefs
des anges envers les hommes est longue (chap. 48C). Le choc de l'arrivée d'un
homme dans un milieu aussi hostile à tout ce qui est humain était donc
prévisible. Mais pourquoi un habitant de la terre est-il introduit dans la
société du ciel ?
Pour être un témoin éternel de
la malignité de ses propres frères les hommes qui furent balayés par un déluge
(chap. 4). Et parce qu'il est le favori du Roi, pour ses vertus sa justice et
sa fidélité (chap. 6). Enfin, parce qu'il est l'homme le meilleur, celui qui
justifie la création d'une race humaine sur la terre. Autrement dit, cet homme,
Hénoch, est précisément la réalisation idéale de l'oeuvre du Créateur, celui
qui correspond exactement à l'idée que le Roi s'était fait de l'homme. L'homme
idéal, élevé dans les cieux, est introduit dans une société idéale, la société
des anges (chap. 7). De cette nouvelle socialisation résulte un processus de
naturalisation : Hénoch est transformé en archange (chap. 15), on lui donne un
nouveau nom, un nouvel habit, une nouvelle coiffe (chap. 12). On lui transmet
la connaissance de tous les secrets du Royaume du ciel dont il devient un
membre à part entière (chap. 10).
Mais Hénoch, devenu le prince
angélique Métatron, ne devient par un membre ordinaire de la société des anges.
Il est élevé à la plus haute distinction : il devient le chef du monde des
anges, le second du Roi, dont il prend le nom et auprès duquel il se tient, sur
un trône semblable à celui du grand Chef. Ce nouveau Seigneur, ou "Petit
Seigneur", remplit désormais plusieurs fonctions : il sert le Trône de
gloire, régente le Royaume du ciel, mais aussi y accueille les visiteurs et
plaide en faveur des hommes. Un étranger, "enfant de la femme", est
donc devenu le premier des archanges et s'est fait admettre, à l'instigation du
Roi, dans la société des ange. Constatons d'abord qu'il s'agit d'une sorte
d'incarnation à l'envers : dans ce dernier cas, un "fils de Dieu"
descend sur terre et prend la forme d'un homme pour régner spirituellement sur
la société des hommes et pour lui venir en aide. Dans le cas d'Hénoch, un fils
d'homme et de femme monte au ciel, prend la forme d'un "fils de
Dieu", devient le régent de la société des anges et vient en aide aux
hommes. Il est même tout à fait imaginable que le concept d'incarnation
développé au début du christianisme ne soit pas autre chose que l'inversion du
concept apocalyptique très ancien d'angélomorphose de l'homme. De même que le
Christ est un "étranger" (zar, selon les Odes de Salomon),
un "allogène" dans des textes gnostiques, vis-à-vis de ce monde
terrestre, de même Hénoch est un étranger et un nouveau venu pour le monde
céleste. On pourrait multiplier les points communs et élaborer une typologie
très précise de l'inversion christologique de la tradition hénochienne. Mais
tel n'est pas notre propos.
Regardons de plus près le
nature du bouleversement que l'avènement d'un humain provoque dans le monde
ordonné, hiérarchisé et totalitaire des anges. Ceux-ci cessent d'être
directement dépendant du grand Roi et subordonnés à lui : son autorité s'exerce
désormais sur eux par l'intermédiaire d'un étranger naturalisé, qui s'interpose
entre eux et la puissance absolue du Chef et joue le rôle de premier ministre
ou de vizir (chap. 10). Les anges tremblent de peur devant lui et tombent sur
la face en signe de subordination quand ils aperçoivent leur gouverneur quand
il paraît devant eux munis des insignes de majesté que lui a donnés le Roi
(chap. 14). Ils sont soumis à son jugement et obéissent à ses commandements
(chap. 16). De l'intronisation d'Hénoch comme représentant de l'autorité
souveraine sur la société des anges résulte un retrait de la personne du Roi,
qui se retire au plus haut des cieux et ne gouverne plus directement son
Royaume céleste ; le lieu de sa gloire n'est d'ailleurs pas même connu des
anges (chap. 1 et voir chap. 48, textes cités note 4). Le pouvoir divin ne
s'exerce plus depuis son lieu d'origine, qui devient objet de mystère. Comme le
Roi avait quitté la société des hommes à l'époque de déluge et s'était retiré
dans le ciel à l'instigation des anges zélés, il se retire de la société des
anges qu'il ne gouverne plus que par le biais d'Hénoch-Métatron, qui seul peut
accéder à la présence du Roi et transmet ses directives. Le Roi est désormais
absent de son propre Royaume, mais la continuité du pouvoir est assuré par son
favori, qui est un étranger, un humain venu de la terre. Cette délégation du
pouvoir à un homme vertueux et juste qui l'assume en conformité à la loi d'un
Souverain caché traduit-elle un idéal politique plus ou moins conscient en
vogue dans les milieux où les traditions hénochiennes ont été transmises ? Et
dans l'affirmative, de quel idéal s'agit-il ?
Tentons de répondre à cette question difficile avec toute
la prudence qui s'impose. L'irruption d'un intermédiaire dans la société des
anges ne paraît pas répondre à une nécessité intérieure à cette société. Mais
plutôt, elle semble s'imposer comme une exigence de l'instance suprême du
pouvoir qui s'y exerce. Le Monarque, origine absolue du pouvoir, est pris dans
une sorte de spirale ascendante qui l'entraîne peu à peu à s'élever toujours
plus haut ; il quitte d'abord la terre pour rejoindre le ciel, ensuite il
s'élève des cieux inférieurs vers les cieux supérieurs, enfin, des écrits
appartenant à la littérature des Palais (cités chap. 48, note 4) décrivent son
ascension vers des hauteurs inaccessibles, des "cieux en nombres
infinis" dit un texte. Cette retraite infinie du pouvoir, un verset des
Psaumes est censé y faire allusion : "Le Très-Haut habite dans le
mystère" (91:1). Mystère auxquels même les anges n'ont pas accès. Ce
sentiment d'une disparition progressive et irrémédiable de la source de
l'autorité et de la loi, qui laisse derrière elle un médiateur qui est à la
fois homme et archange, et qui assume et représente la continuité du régime
malgré l'éloignement du Roi, correspond certainement à une réalité vécue dans
les milieux juifs de la fin de l'Antiquité, quand la perte totale d'une
autorité politique nationale juive a sonné le glas des espoirs de victoire
immédiate contre la puissance romaine. L'idéal alors, ce n'était plus la
constitution d'une société humaine organisée selon le modèle de la société des
anges, qui ne pouvait plus contenir en son sein la source d'un pouvoir qui lui
échappait. L'idéal devenait moins ambitieux et se réduisait à l'espoir d'une
persistance de la relation avec la source du pouvoir suprême, qu'un
intermédiaire, représentant à la foi la société des hommes et la société des
anges auprès du Roi mystérieux était seul capable de réaliser. Le rêve d'un
gouvernement direct par la toute-puissance divine était épuisé, puisque même le
Royaume des cieux était vide de la présence immédiate du Dieu-Roi et que la
société parfaite des anges n'avait pas été était capable de la retenir auprès
d'elle. Désormais, l'univers d'en haut comme celui d'en bas devaient être
gouvernés par un vice-roi, c'est-à-dire par un être qui reste lié au roi, mais
qui n'est pas le roi, par une sorte de double ou succédané du pouvoir absolu,
qui cessait d'être reconnaissable comme tel et de régler en personne la marche
de l'histoire. L'intronisation d'Hénoch-Métatron comme "petit
Seigneur" était un événement dans le ciel qui donnait au "grand
Seigneur" la possibilité de se retirer dans son mystère sans provoquer
d'anarchie ou d'anomie. Il ouvrait un espace où l'homme, élu "petit
Seigneur", détenteur des secrets de la création et maître du ciel, pouvait
désormais assumer la loi du "grand Seigneur" en conservant une
distance vis-à-vis de lui. Il me semble que l'imaginaire religieux et social
qui est derrière le récit de la passation de pouvoir entre le Dieu-Roi et son
serviteur l'Homme-Ange a exprimé à sa façon la naissance d'une nouvelle gestion
du rapport de la religion à la politique, qui s'est enracinée aussi bien dans
le judaïsme que le christianisme, mais de façon différente. Dans le premier le
pouvoir absolu ne pouvait désormais faire plus que se manifester sporadiquement
dans les personnes de maîtres et d'érudits qui connaissaient et possédaient la
loi sans incarner sa Source suprême. La loi du Dieu-Roi prit la place du pôle
de l'autorité royale, qui s'était elle-même éclipsée.
Il est possible je crois de
tirer bien d'autres enseignements de la passation de pouvoir racontée dans le Livre
d'Hénoch hébreu. Cette passation n'est cependant pas une abdication, et le
récit du chapitre du 16 de cet ouvrage, qui raconte qu'un maître de la loi qui
avait une fois confondu le Roi céleste et son tenant lieu entraîna
l'humiliation de ce dernier, est éloquent à ce sujet. Même si, dans l'esprit
des auteurs et des transmetteurs de ce livre, ce n'est pas Dieu qui gouverne
directement les anges et les hommes mais son Archange, l'erreur par excellence
serait de prendre l'un pour l'autre et de confondre celui qui exerce l'autorité
avec le principe de l'autorité et sa source. Le pouvoir effectif n'est jamais
au pire qu'un simulacre et au mieux qu'une représentation du pouvoir réel, qui
demeure à jamais enfermé dans son "mystère". Entre l'un et l'autre un
"Rideau" est tiré (chap. 45), Rideau céleste dont la face intérieure
porte les figures dessinées de tous les événements et de tous les personnages
de l'histoire passée, présente et future, dont le Livre d'Hénoch dresse
une liste non exhaustive, comme pour dire que seul celui qui se tient derrière
le Rideau, du côté du Trône du Roi caché, est en mesure de savoir qu'un sens
oriente cette histoire et que nul ne saurait l'énoncer. A moins qu'il ait
franchit ce Rideau, ce que même les anges ne peuvent faire.
Annotations
1 - La science des religions ne
cherche pas des lois qui gouvernent les religions et permettraient de les
expliquer. L'extrême complexité des phénomènes religieux rend impossible la
formulation d'une loi quelconque.
2 - Cette science sans loi
comporte un élément d'anarchie et de hasard lié à l'idiosyncrasie des
chercheurs. Or le hasard est créateur. Donc la science des religions est une
science qui n'est pas essentiellement descriptive mais créatrice. Quand elle
est desctructive elle manque de redondance ou de mémoire.
3 - La science des religions
comme science créatrice produit un savoir qui n'est pas seulement un stock
d'informations sans liens, mais un système complexe qui ne peut être le pur
reflet de l'objet de son étude.
4 - Cette complexité, parce
qu'elle est liée au hasard et qu'elle est créatrice, ne peut s'exprimer que
sous la forme d'une oeuvre d'art.
5 - Cette oeuvre d'art, de type
essentiellement littéraire, est une création nouvelle, une image nouvelle d'une
religion donnée.
6 - Son degré de vérité depend
de sa capacité à intégrer le plus grand nombre possible d'informations
apparemment contradictoires tout en demeurant cohérente, même si cette
cohérence peut être très difficile à saisir.
7 - Une religion est un
super-phénomène au sens où elle comporte une pluralité de phénomènes à des
niveaux d'expression différents. Tout objet humain pour la science ne peut être
qu'un super-phénomène. Or un super-phénomène est d'une complexité telle qu'il
ne peut être appréhendé à travers des lois. Il est le fruit d'un nombre de
faits de hasards quasi infini.
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