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Edité au Cerf, Pardès, 17/1993 : Loi et liberté

           
PRATIQUES RELIGIEUSES ET
 POUVOIR DE L'HOMME DANS LA CABALE


 



Par Charles Mopsik

 D'après un discours anti-judaïque développé par certains penseurs chrétiens et repris par Hegel, les observances de la Loi mosaïque rendent le Juif esclave et font de lui un être impuissant. Le regard négatif porté sur les pratiques matérielles par la théologie paulinienne a été le motif principal du schisme chrétien. Les adeptes du Messie Jésus ont pu constituer une religion séparé du judaïsme grâce à une rupture articulée essentiellement autour du refus des observances religieuses juives. Rabaissées au rang de la "lettre qui tue", les pratiques traditionnelles ont marqué les Juifs d'un signe qui les distinguait comme esclaves d'une Loi morte aux yeux de leurs congénères chrétiens. Le discours chrétien sur les prescriptions de la Torah a fait l'objet de multiples études et il est bien connu aujourd'hui. En revanche, le discours des Juifs sur leurs propres pratiques est si négligé que le fait même de son existence n'est pas aisément admis. Si l'on sait que les Juifs considèrent la fidélité aux règles pratiques comme le fondement de leur appartenance au judaïsme et qu'ils placent les croyances et les doctrines de la foi à un rang secondaire, on ignore généralement qu'une immense littérature s'est déployée à partir du Moyen Age qui n'avait qu'un seul but : rendre compte de la signification, de l'efficacité et de la portée universelle de ces pratiques. Ce corpus volumineux constitue une part importante des productions intellectuelles de la cabale. Celle-ci a d'ailleurs été définie par ses premiers maîtres médiévaux comme étant composée de deux parties : l'étude des sefirot - la théosophie - et l'étude des raisons des commandements. Si la cabale a surtout été connue en Occident pour ses doctrines théosophiques, et qu'un auteur comme Gershom Scholem ne s'est intéressé essentiellement qu'à celles-ci, l'autre grande facette de ce courant de pensée religieuse mérite un examen approfondi. Plusieurs chercheurs contemporains, à la tête desquels il faut citer Moché Idel, ont commencé à traiter de cette question. Nous avons personnellement rédigé un ouvrage qui tente de suivre à la trace l'histoire des conceptions cabalistiques concernant l'efficience théurgique des commandements, des origines jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Nous voudrions, dans les pages qui suivent, faire un bilan provisoire de ce travail et en tirer quelques conclusions quant à l'intérêt d'une investigation de la pensée religieuse juive dans le long terme.
 La première remarque qui nous vient à l'esprit est la mise en évidence de l'inscription systémique des conceptions cabalistiques au sein du judaïsme. La doctrine des commandements n'est pas un appendice plaqué de l'extérieur sur la religion globale mais fait système avec elle. Quelque soit l'origine de tel ou tel concept, le discours des cabalistes s'intègre comme une pièce à part entière dans le système de la religion juive. Il n'est pas du tout sûr que l'on puisse en dire autant du discours maïmonidien sur les commandements (Guide des Egarés, partie III). Vue dans la perspective du long terme et confrontée avec ses antécédents bibliques et rabbiniques anciens, la doctrine des commandements développée par les cabalistes apparaît bel et bien comme un prolongement de conceptions inhérentes au système des représentations et des pratiques de la religion juive. Ce qui ne veut pas dire que les cabalistes n'ont pas beaucoup innové. Mais l'innovation en matière religieuse, quand elle naît dans le cadre d'une tradition et se maintient dans ce cadre, devient un maillon de cette tradition en l'amplifiant comme un rameau arborescent.
 Le nombre d'énoncés produits par les cabalistes formulant leur conception de l'efficience des pratiques religieuses est assez restreint. J'appelle "énoncé" un discours qui dit l'essentiel d'une doctrine. C'est ainsi que, malgré leur masse importante, les textes cabalistiques ne renferment que quelques énoncés ; ceux-ci sont répétés avec mille variations, dans des styles différents, dans des contextes changeant, et sont accompagnés d'exégèses variées, de multiples remarques et, plus significatif encore, n'ont pas toujours le même sens. Ils sont parfois associés entre eux parfois non, et les mots qui les constituent ne sont pas toujours les mêmes. Cependant, ils demeurent parfaitement reconnaissables. Témoins du mouvement d'une pensée en cours de transmission et de transformation permanente au sein d'une société stable, ces énoncés formulent un message à la fois univoque et susceptible de plusieurs écoutes et de plusieurs interprétations. Ce message, il est loisible de la condenser en quelques mots. D'après les cabalistes, les observances religieuses de la Torah sont des sortes de leviers capables de soulever non seulement le monde, mais aussi Dieu et les puissances angéliques qui régissent l'univers. Les rites sont des outils qui ont pour objet principal la divinité ; leur usage vise à réparer toutes les failles survenues dans le Dieu révélé et à ménager la relation la plus heureuse possible entre ce Dieu et Israël. Le divin s'échappe sans cesse vers les hauteurs inaccessibles, s'enfuit vers l'infini. Ce mouvement "naturel" est contrecarré par l'accomplissement des commandements. Attirer Dieu ou ses épanchements ici-bas, maintenir sa présence en ce monde matériel, amplifier sa puissance et le flux de ses dons, réparer les dommages qui dispersent ou réduisent la surabondance de ses influx. Les cabalistes parlent même de "faire Dieu". Tout ce qui nuit au plein épanouissement de la plénitude divine, contribue à annihiler la divinité. A l'inverse, ce profite à sa pleine manifestation contribue à donner existence à Dieu. Dieu n'existe réellement pour les hommes, d'après les cabalistes, que si ces derniers s'emploient à oeuvrer pour son salut. Les forces divines et humaines interagissent sans cesse, pour le meilleur ou le pire. En tant qu'image de Dieu, l'homme est son lieutenant sur terre, son représentant et ambassadeur auprès du monde inférieur. Chaque homme, pourvu qu'il assume la Loi, est un Rédempteur actif et efficient. Dans le cas contraire, il est un destructeur à l'échelle cosmique. Les cabalistes ont radicalement évincé de leur doctrine des commandements toute signification ou portée politique et historique. Libérés du souci de l'organisation de ce monde, les commandements sont devenus des règles d'organisation de l'univers dans sa totalité, et en premier lieu du monde divin dans son ensemble.
 Quelques échantillons de leurs énoncés donnera une idée de leur contenu général. Je choisis à dessein un cabaliste original, mais que l'histoire a surtout retenu pour son oeuvre de juriste et de codificateur de la loi rabbinique. R. Joseph Caro (1488-1575), est l'auteur, comme chacun sait, du Choul.han 'Aroukh (la table dressée), mais il est aussi un auteur inspiré, un mystique visionnaire qui recevait régulièrement des messages d'un être surhumain, ange ou puissance divine. Parmi ces messages, retenons ces propos : "Si tu savais combien de mondes étaient détruits par ta faute à l'instant même où tu interrompais ta méditation des paroles de la Torah, tu préférerais la mort à la vie" (Maguid Mécharim, fol. 8b). Autrement dit, l'étude de la Torah, qui est l'accomplissement d'un des commandements les plus importants de la Loi, joue, chez R. Joseph Caro, un rôle cosmique capital : quand il cesse de l'étudier, lui déclare son ange révélateur, d'innombrables mondes retournent au néant. Cet énoncé n'était pas une simple formule rhétorique pour R. Joseph Caro et ses collègues. Il exprimait une croyance profonde et indubitable qui donnait aux observances toraïques une extrême gravité et les détachait totalement de la sphères sociale et politique. La Loi, toute la Loi, avec ses détails et ses ramifications infinies, était l'instrument du salut du Dieu révélé et du salut spirituel de l'homme qui la mettait en pratique. Tout écart et tout relâchement équivalait à une catastrophe cosmique. D'où l'importance inouïe accordée aux moindres rites et aux plus infimes coutumes, chargés d'une valeur absolue, que leur utilité sociale, psychologique ou pédagogique ne traduisait que très partiellement et de façon tout à fait accessoire.
 Le judaïsme orthodoxe et ultra-conservateur d'aujourd'hui, même s'il n'en a pas toujours conscience, est le fruit de cette façon de penser la Loi. L'accomplissement rigoureux de celle-ci conditionne le sort de Dieu et de l'univers. Il prend le pas sur toute autre considération. Bien sûr, les cabalistes ont développé depuis le Moyen Age des systèmes de pensée complexes et nuancés. Mais une seule idée semble en avoir été retenu par leurs successeurs modernes : le salut, pour le Juif et pour l'univers, dépend strictement de la pratique scrupuleuse des règles de la Loi.
 Un grave contre-sens a été à l'origine du dédain que les chercheurs ont généralement manifesté à l'encontre de l'étude des théories cabalistiques sur le sens des commandements. A la suite de G. Scholem, ils ont considéré ces théories comme relevant du domaine de la magie. Et celle-ci n'est pas encore un champ d'étude jugé digne des efforts des spécialistes de l'histoire du judaïsme, à quelques exceptions près. Or le classement de la praxéologie de la cabale dans le registre de la magie est abusif et infondé. Le fait d'attribuer à des rites un pouvoir sur les puissances divines ne suffit pas à en faire des pratiques magiques. Comme la sociologie des religions nous l'apprend, le mot magie doit être réservé à une classe particulière de pratiques sociales, caractérisées par leur extériorité vis-à-vis de la religion. Le rite magique se distingue du rite religieux parce qu'il a une situation marginale et facultative, alors que le second a une situation centrale et obligatoire. Les pratiques dont traitent les cabalistes et le discours qu'ils ont construit pour les expliquer appartiennent à la religion collective et obligatoire. D'autres éléments distinguent encore rites magiques et religieux, mais le principal reste le regard social porté sur eux. C'est ce regard qui qualifie la nature d'une pratique plutôt que la nature intrinsèque de cette dernière.
 M. Idel a proposé d'utiliser uniquement le terme de théurgie pour dénommer les pratiques religieuses telles qu'elles ont été interprétées par les cabalistes. Cette dénomination me semble acceptable, bien que le mot lui-même définisse spécifiquement un phénomène religieux et philosophique remontant à la fin de l'Antiquité qui concernait essentiellement les derniers philosophes païens. Nous avons pu relever un certain nombre d'emprunts à ces penseurs anciens par des cabalistes médiévaux. Il existe donc bien une relation historique (directe ou indirecte entre eux). Néanmoins, les cabalistes se sont servis de ces emprunts au néoplatonisme tardif - néoplatonisme différent de celui de Plotin - pour rendre compte de conceptions bibliques et rabbiniques sans rapport avec la théurgie néoplatonicienne. Il convient donc de demeurer prudent avec les qualificatifs qui permettent de classer les phénomènes religieux d'une culture et d'une société au sein d'un système classificatoire élaboré pour une autre culture et une autre société. L'emploi du mot "théurgie", dans le cadre de la cabale, n'est que partiellement justifié. On doit le regarder comme une convention d'usage courant plutôt que comme une appellation rigoureuse.
 Malgré l'étendue géographique et temporelle du terrain d'étude que nous avons traversé, plusieurs questions importantes demeurent sans réponse et méritent d'être posées, dont certaines relèvent davantage de la sociologie et de la psychologie historique, que de l'étude philologique et historique. Les croyances des cabalistes et de leurs disciples sont devenues les croyances d'une bonne partie des maîtres et rabbins. Croire à la possibilité d'une action effective sur Dieu et le cosmos à partir d'un geste ou d'une parole prescrite par la religion est un type de croyance singulier à plus d'un titre. Il faudrait élucider les mécanismes mentaux et de psychologie sociale qui ont permis le développement d'une telle conviction. Celle-ci a suscité une ferme opposition de la part des adversaires de la cabale. C'est dire que l'option choisie par les cabalistes pour expliquer les commandements n'était pas la seule qui s'imposait. Ceux qui ont pris d'autres options étaient soumis à des contraintes spéculatives et religieuses qui n'eurent, semble-t-il, aucune incidence déterminante sur le choix des cabalistes. Pourquoi certains étaient-ils sensibles à ces contraintes, et d'autres pas ? Le milieu social permet-il de rendre compte de ces choix ? Il est évident que dans l'Europe moderne d'après l'émancipation, le discours des cabalistes apparut comme un phénomène délirant qui ne s'expliquait que par une aberration mentale. La question qui se pose alors est celle de la possibilité pour une pensée juive autonome de se développer dans un pareil environnement. Nous n'avons pour le moment aucune réponse à apporter à cette question, mais il nous paraît nécessaire de la poser : elle interroge le passé et met en cause la possibilité d'un avenir. Une autonomie intellectuelle et spirituelle est-elle compatible avec l'hétéronomie sociale, politique et juridique ?
 L'étude des discours théoriques juifs concernant le culte et les pratiques religieuses occupe une place stratégique trop souvent négligée. Entre les théories cosmogoniques, prophétologiques, théosophiques et historiosophiques et les raisonnements juridiques sur les normes concrètes et les applications de la Loi religieuse, se déploie le discours des cabalistes sur les commandements. Cette situation intermédiaire entre une pure vision du monde et le domaine de la pratique immédiate, fait des "raisons des commandements" un sujet de prédilection pour qui s'interroge sur les relations entre la pensée individuelle et la vie collective, la pure spéculation et l'action concrète.




 
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