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Par Charles Mopsik
D'après un discours anti-judaïque développé par certains penseurs
chrétiens et repris par Hegel, les observances de la Loi mosaïque
rendent le Juif esclave et font de lui un être impuissant. Le regard
négatif porté sur les pratiques matérielles par la théologie
paulinienne a été le motif principal du schisme chrétien. Les adeptes
du Messie Jésus ont pu constituer une religion séparé du judaïsme grâce
à une rupture articulée essentiellement autour du refus des observances
religieuses juives. Rabaissées au rang de la "lettre qui tue", les
pratiques traditionnelles ont marqué les Juifs d'un signe qui les
distinguait comme esclaves d'une Loi morte aux yeux de leurs congénères
chrétiens. Le discours chrétien sur les prescriptions de la Torah a
fait l'objet de multiples études et il est bien connu aujourd'hui. En
revanche, le discours des Juifs sur leurs propres pratiques est si
négligé que le fait même de son existence n'est pas aisément admis. Si
l'on sait que les Juifs considèrent la fidélité aux règles pratiques
comme le fondement de leur appartenance au judaïsme et qu'ils placent
les croyances et les doctrines de la foi à un rang secondaire, on
ignore généralement qu'une immense littérature s'est déployée à partir
du Moyen Age qui n'avait qu'un seul but : rendre compte de la
signification, de l'efficacité et de la portée universelle de ces
pratiques. Ce corpus volumineux constitue une part importante des
productions intellectuelles de la cabale. Celle-ci a d'ailleurs été
définie par ses premiers maîtres médiévaux comme étant composée de deux
parties : l'étude des sefirot - la théosophie - et l'étude des raisons
des commandements. Si la cabale a surtout été connue en Occident pour
ses doctrines théosophiques, et qu'un auteur comme Gershom Scholem ne
s'est intéressé essentiellement qu'à celles-ci, l'autre grande facette
de ce courant de pensée religieuse mérite un examen approfondi.
Plusieurs chercheurs contemporains, à la tête desquels il faut citer
Moché Idel, ont commencé à traiter de cette question. Nous avons
personnellement rédigé un ouvrage qui tente de suivre à la trace
l'histoire des conceptions cabalistiques concernant l'efficience
théurgique des commandements, des origines jusqu'au milieu du XVIIIe
siècle. Nous voudrions, dans les pages qui suivent, faire un bilan
provisoire de ce travail et en tirer quelques conclusions quant à
l'intérêt d'une investigation de la pensée religieuse juive dans le
long terme.
La première remarque qui nous vient à l'esprit est la mise en
évidence de l'inscription systémique des conceptions cabalistiques au
sein du judaïsme. La doctrine des commandements n'est pas un appendice
plaqué de l'extérieur sur la religion globale mais fait système avec
elle. Quelque soit l'origine de tel ou tel concept, le discours des
cabalistes s'intègre comme une pièce à part entière dans le système de
la religion juive. Il n'est pas du tout sûr que l'on puisse en dire
autant du discours maïmonidien sur les commandements (Guide des Egarés,
partie III). Vue dans la perspective du long terme et confrontée avec
ses antécédents bibliques et rabbiniques anciens, la doctrine des
commandements développée par les cabalistes apparaît bel et bien comme
un prolongement de conceptions inhérentes au système des
représentations et des pratiques de la religion juive. Ce qui ne veut
pas dire que les cabalistes n'ont pas beaucoup innové. Mais
l'innovation en matière religieuse, quand elle naît dans le cadre d'une
tradition et se maintient dans ce cadre, devient un maillon de cette
tradition en l'amplifiant comme un rameau arborescent.
Le nombre d'énoncés produits par les cabalistes formulant leur
conception de l'efficience des pratiques religieuses est assez
restreint. J'appelle "énoncé" un discours qui dit l'essentiel d'une
doctrine. C'est ainsi que, malgré leur masse importante, les textes
cabalistiques ne renferment que quelques énoncés ; ceux-ci sont répétés
avec mille variations, dans des styles différents, dans des contextes
changeant, et sont accompagnés d'exégèses variées, de multiples
remarques et, plus significatif encore, n'ont pas toujours le même
sens. Ils sont parfois associés entre eux parfois non, et les mots qui
les constituent ne sont pas toujours les mêmes. Cependant, ils
demeurent parfaitement reconnaissables. Témoins du mouvement d'une
pensée en cours de transmission et de transformation permanente au sein
d'une société stable, ces énoncés formulent un message à la fois
univoque et susceptible de plusieurs écoutes et de plusieurs
interprétations. Ce message, il est loisible de la condenser en
quelques mots. D'après les cabalistes, les observances religieuses de
la Torah sont des sortes de leviers capables de soulever non seulement
le monde, mais aussi Dieu et les puissances angéliques qui régissent
l'univers. Les rites sont des outils qui ont pour objet principal la
divinité ; leur usage vise à réparer toutes les failles survenues dans
le Dieu révélé et à ménager la relation la plus heureuse possible entre
ce Dieu et Israël. Le divin s'échappe sans cesse vers les hauteurs
inaccessibles, s'enfuit vers l'infini. Ce mouvement "naturel" est
contrecarré par l'accomplissement des commandements. Attirer Dieu ou
ses épanchements ici-bas, maintenir sa présence en ce monde matériel,
amplifier sa puissance et le flux de ses dons, réparer les dommages qui
dispersent ou réduisent la surabondance de ses influx. Les cabalistes
parlent même de "faire Dieu". Tout ce qui nuit au plein épanouissement
de la plénitude divine, contribue à annihiler la divinité. A l'inverse,
ce profite à sa pleine manifestation contribue à donner existence à
Dieu. Dieu n'existe réellement pour les hommes, d'après les cabalistes,
que si ces derniers s'emploient à oeuvrer pour son salut. Les forces
divines et humaines interagissent sans cesse, pour le meilleur ou le
pire. En tant qu'image de Dieu, l'homme est son lieutenant sur terre,
son représentant et ambassadeur auprès du monde inférieur. Chaque
homme, pourvu qu'il assume la Loi, est un Rédempteur actif et
efficient. Dans le cas contraire, il est un destructeur à l'échelle
cosmique. Les cabalistes ont radicalement évincé de leur doctrine des
commandements toute signification ou portée politique et historique.
Libérés du souci de l'organisation de ce monde, les commandements sont
devenus des règles d'organisation de l'univers dans sa totalité, et en
premier lieu du monde divin dans son ensemble.
Quelques échantillons de leurs énoncés donnera une idée de leur
contenu général. Je choisis à dessein un cabaliste original, mais que
l'histoire a surtout retenu pour son oeuvre de juriste et de
codificateur de la loi rabbinique. R. Joseph Caro (1488-1575), est
l'auteur, comme chacun sait, du Choul.han 'Aroukh (la table dressée),
mais il est aussi un auteur inspiré, un mystique visionnaire qui
recevait régulièrement des messages d'un être surhumain, ange ou
puissance divine. Parmi ces messages, retenons ces propos : "Si tu
savais combien de mondes étaient détruits par ta faute à l'instant même
où tu interrompais ta méditation des paroles de la Torah, tu
préférerais la mort à la vie" (Maguid Mécharim, fol. 8b). Autrement
dit, l'étude de la Torah, qui est l'accomplissement d'un des
commandements les plus importants de la Loi, joue, chez R. Joseph Caro,
un rôle cosmique capital : quand il cesse de l'étudier, lui déclare son
ange révélateur, d'innombrables mondes retournent au néant. Cet énoncé
n'était pas une simple formule rhétorique pour R. Joseph Caro et ses
collègues. Il exprimait une croyance profonde et indubitable qui
donnait aux observances toraïques une extrême gravité et les détachait
totalement de la sphères sociale et politique. La Loi, toute la Loi,
avec ses détails et ses ramifications infinies, était l'instrument du
salut du Dieu révélé et du salut spirituel de l'homme qui la mettait en
pratique. Tout écart et tout relâchement équivalait à une catastrophe
cosmique. D'où l'importance inouïe accordée aux moindres rites et aux
plus infimes coutumes, chargés d'une valeur absolue, que leur utilité
sociale, psychologique ou pédagogique ne traduisait que très
partiellement et de façon tout à fait accessoire.
Le judaïsme orthodoxe et ultra-conservateur d'aujourd'hui, même
s'il n'en a pas toujours conscience, est le fruit de cette façon de
penser la Loi. L'accomplissement rigoureux de celle-ci conditionne le
sort de Dieu et de l'univers. Il prend le pas sur toute autre
considération. Bien sûr, les cabalistes ont développé depuis le Moyen
Age des systèmes de pensée complexes et nuancés. Mais une seule idée
semble en avoir été retenu par leurs successeurs modernes : le salut,
pour le Juif et pour l'univers, dépend strictement de la pratique
scrupuleuse des règles de la Loi.
Un grave contre-sens a été à l'origine du dédain que les
chercheurs ont généralement manifesté à l'encontre de l'étude des
théories cabalistiques sur le sens des commandements. A la suite de G.
Scholem, ils ont considéré ces théories comme relevant du domaine de la
magie. Et celle-ci n'est pas encore un champ d'étude jugé digne des
efforts des spécialistes de l'histoire du judaïsme, à quelques
exceptions près. Or le classement de la praxéologie de la cabale dans
le registre de la magie est abusif et infondé. Le fait d'attribuer à
des rites un pouvoir sur les puissances divines ne suffit pas à en
faire des pratiques magiques. Comme la sociologie des religions nous
l'apprend, le mot magie doit être réservé à une classe particulière de
pratiques sociales, caractérisées par leur extériorité vis-à-vis de la
religion. Le rite magique se distingue du rite religieux parce qu'il a
une situation marginale et facultative, alors que le second a une
situation centrale et obligatoire. Les pratiques dont traitent les
cabalistes et le discours qu'ils ont construit pour les expliquer
appartiennent à la religion collective et obligatoire. D'autres
éléments distinguent encore rites magiques et religieux, mais le
principal reste le regard social porté sur eux. C'est ce regard qui
qualifie la nature d'une pratique plutôt que la nature intrinsèque de
cette dernière.
M. Idel a proposé d'utiliser uniquement le terme de théurgie pour
dénommer les pratiques religieuses telles qu'elles ont été interprétées
par les cabalistes. Cette dénomination me semble acceptable, bien que
le mot lui-même définisse spécifiquement un phénomène religieux et
philosophique remontant à la fin de l'Antiquité qui concernait
essentiellement les derniers philosophes païens. Nous avons pu relever
un certain nombre d'emprunts à ces penseurs anciens par des cabalistes
médiévaux. Il existe donc bien une relation historique (directe ou
indirecte entre eux). Néanmoins, les cabalistes se sont servis de ces
emprunts au néoplatonisme tardif - néoplatonisme différent de celui de
Plotin - pour rendre compte de conceptions bibliques et rabbiniques
sans rapport avec la théurgie néoplatonicienne. Il convient donc de
demeurer prudent avec les qualificatifs qui permettent de classer les
phénomènes religieux d'une culture et d'une société au sein d'un
système classificatoire élaboré pour une autre culture et une autre
société. L'emploi du mot "théurgie", dans le cadre de la cabale, n'est
que partiellement justifié. On doit le regarder comme une convention
d'usage courant plutôt que comme une appellation rigoureuse.
Malgré l'étendue géographique et temporelle du terrain d'étude
que nous avons traversé, plusieurs questions importantes demeurent sans
réponse et méritent d'être posées, dont certaines relèvent davantage de
la sociologie et de la psychologie historique, que de l'étude
philologique et historique. Les croyances des cabalistes et de leurs
disciples sont devenues les croyances d'une bonne partie des maîtres et
rabbins. Croire à la possibilité d'une action effective sur Dieu et le
cosmos à partir d'un geste ou d'une parole prescrite par la religion
est un type de croyance singulier à plus d'un titre. Il faudrait
élucider les mécanismes mentaux et de psychologie sociale qui ont
permis le développement d'une telle conviction. Celle-ci a suscité une
ferme opposition de la part des adversaires de la cabale. C'est dire
que l'option choisie par les cabalistes pour expliquer les
commandements n'était pas la seule qui s'imposait. Ceux qui ont pris
d'autres options étaient soumis à des contraintes spéculatives et
religieuses qui n'eurent, semble-t-il, aucune incidence déterminante
sur le choix des cabalistes. Pourquoi certains étaient-ils sensibles à
ces contraintes, et d'autres pas ? Le milieu social permet-il de rendre
compte de ces choix ? Il est évident que dans l'Europe moderne d'après
l'émancipation, le discours des cabalistes apparut comme un phénomène
délirant qui ne s'expliquait que par une aberration mentale. La
question qui se pose alors est celle de la possibilité pour une pensée
juive autonome de se développer dans un pareil environnement. Nous
n'avons pour le moment aucune réponse à apporter à cette question, mais
il nous paraît nécessaire de la poser : elle interroge le passé et met
en cause la possibilité d'un avenir. Une autonomie intellectuelle et
spirituelle est-elle compatible avec l'hétéronomie sociale, politique
et juridique ?
L'étude des discours théoriques juifs concernant le culte et les
pratiques religieuses occupe une place stratégique trop souvent
négligée. Entre les théories cosmogoniques, prophétologiques,
théosophiques et historiosophiques et les raisonnements juridiques sur
les normes concrètes et les applications de la Loi religieuse, se
déploie le discours des cabalistes sur les commandements. Cette
situation intermédiaire entre une pure vision du monde et le domaine de
la pratique immédiate, fait des "raisons des commandements" un sujet de
prédilection pour qui s'interroge sur les relations entre la pensée
individuelle et la vie collective, la pure spéculation et l'action
concrète.
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