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Par Charles Mopsik, 1997
Kabbalah: Journal for the Study of Jewish Mystical Texts, volume One, 1996, p.320
Edité aux éditions Cherub Press, ce nouveau périodique publié sous la
direction de Daniel Abrams et de Avraham Elaqyam est la première revue
entièrement consacrée à la mystique juive. Cette première livraison
comprend des articles en anglais, en hébreu et en italien. Les
éditeurs, qui expliquent longuement les raisons de leurs choix,
entendent fournir un instrument multilingue de haut niveau et aux
exigences les plus rigoureuses pour donner à la recherche dans le
domaine de la cabale et surtout de sa littérature une inscription digne
d’elle dans l’univers académique. L’ouvrage est en lui-même un
véritable objet d’art et l’on perçoit en tournant ses pages le soin
extrême qui a été consacré à sa mise en page et à sa conception
matérielle. Cet ouvrage élégamment relié, sous jacquette, est un
régal pour l’amateur de beaux livres. Son contenu est une démonstration
d’érudition et de science philologique et historique. Depuis longtemps
attendue, sinon rêvé, voilà une revue qui satisfait pleinement aux
critères les plus éprouvés des disciplines d’investigation textuelle.
Dans la section anglaise, Daniel Abrams étudie les modes d’édition des
livres de la cabale dans un article à la fois programmatique et
visionnaire où l’édition électronique n’est pas oubliée. Son titre est
en lui-même révélateur de la position de l’auteur : « Critical and
Post-Critical Textual Scholarship of Jewish Mystical Literature: Notes
on the History and Developement of Modern Editing Techniques » (p.
17-72). A notre connaissance, c’est la première fois que cette
question, qui nous tient particulièrement à cœur, est abordée et
traitée avec ampleur et finesse. Cet article, qui déborde
d’informations bibliographiques de tous ordres vaudrait à lui seul la
lecture de ce numéro si les autres contributions n’avaient été pas à la
hauteur des ambitions affichées, ce qui n’est absolument pas le cas.
Avec Ari Ackerman, dans « A Magical Fragment of David Ibn Bilia’s Me’or
Enaim » (p. 73-84) nous pénétrons un univers dont l’étude est
particulièrement « à la mode » aujourd’hui. Il s’agit de l’édition d’un
texte magique d’un poète et philosophe juif portugais du XIVe siècle.
Dans la section hébraïque, nous découvrons, grâce au gigantesque
travail d’Avraham Elqayam, la place et la fonction du mythe de la
renaissance du Messie de Symrne (Sabbataï Sevi), dans des écrits, la
plupart inédits, de ses adeptes les plus fervents. « La seconde
naissance du Messie » (p. 85-166) , titre que nous traduisons de
l’hébreu alors que le titre anglais est « The Rebirth of the Messiah »
nous fait découvrir leurs extraordinaires constructions « mythiques ».
Élaborées à partir d’une réinterprétation et sans doute même d’une
réinvention des motifs anciens de la cabale espagnole, le travail de
l’imagination associative que déploient ceux qui désiraient croire au
Messie juif même après sa conversion à l’islam est proprement
prodigieux. L’auteur, d’une érudition époustouflante, nous fait
assister sur le vif à la créativité inouïe dont est capable les
hommes dans le domaine du croire quand il s’agit pour eux de sauver
leur croyance quand tout à l’extérieur la condamne, y compris même le
comportement de leur guide et de leur sauveur surhumain. De la page 167
à 204 Boaz Huss procure une édition critique annotée du « Dictionnaire
des mots étrangers du Zohar » (beour ha-milim ha-zarot che-besefer
ha-Zohar). Très soignée et très claire, ce travail met enfin à la
portée du public sous la forme d’une édition critique établie à partir
de l’ensemble des manuscrits ce petit ouvrage anonyme écrit, d’après
les recherches de l’auteur, en Afrique du nord vers la fin du XVe
siècle. Longtemps attribué au cabaliste d’origine espagnole Siméon ibn
Labi (Fez et Tripoli de Libye, fin du XVIe siècle), B. Huss nous
rappelle les critiques que cette attribution avaient déjà soulevées de
la part de Moshé Hallamish. L’article de Dov Schwartz : « Worship of
God or Worship of the Stars : The Polemics of R. Abraham Al-Tabib and
R. Solomon Franco » (p. 205-272). Cet article est en fait l’édition
critique d’un écrit de Abraham Al-Tabib (seconde moitié du XIVe siècle)
adressé à son contradicteur, Salomon Franco, à propos de son
commentaire sur le commentaire d’Abraham ibn Ezra. Les points de
friction relevés par l’auteur portent particulièrement sur la magie
astrale (en particulier la fonction de la planète Saturne, qui est
décidément à l’honneur actuellement grâce aux travaux de Moshé Idel
concernant Sabbataï Sevi, nous y reviendrons) sur le destin de la
nation israélite, sur les segoulot ou charmes protecteurs. L’auteur
parvient à rendre la controverse vivante et passionnante, y compris
pour un lecteur d’aujourd’hui, assailli par la vogue grandissante de
l’astrologie. Dans une seconde partie, constituée de notes sur des
manuscrits et des recensions d’ouvrages, un nombre impressionnant de
nouvelles publications sont indiquées. On signalera particulièrement la
note de Y. Tzi Langermann sur le Ms. de New York, JTSA Mic 2497,
rédigée par l’un des meilleurs spécialistes mondiaux dans ce domaine,
et la note critique de J. H. Chajes sur la figure du Dibbouk (à propos
d’un ouvrage de G. Nigal, Dibbuk Stories in Jewish Literature,
Jérusalem, 1994) d’un grand intérêt pour l’histoire de la cabale à
partir du XVIe siècle. Je reste quelque peu pantois devant l’immense
champ d’étude que déroule sous mes yeux l’auteur de la recension,
dévoilant avec vigueur et subtilité une mine encore largement ignorée
par les historiens de la cabale et par l’histoire des religions dans
leur ensemble. La thèse que prépare l’auteur de l’article sur ce sujet
est susceptible de renouveler en profondeur le regard des chercheurs en
religion comparée (surtout des islamisans), en histoire sociale et
culturelle et des anthropologues et sociologues du judaïsme. Il
convient de remarquer aussi la note critique très savante d’Alessandro
Guetta concernant l’édition américaine de l’abrégé du livre Israël et
l’humanité d’Elie Benmozegh (New York et Mahawah, 1994), accompagnée
d’une préface et d’un appendice de Moshé Idel : « Kabbalah in Elijah
Benamozegh’s Thought ». Ecrite par le meilleur connaisseur du savant et
cabaliste italien de la fin du XIXe siècle, cette note ne manque pas
d’indiquer les points forts et les faiblesses de la présente traduction
ainsi que des annexes. Comme je l’ai dit, la revue Kabbalah est
parfaite ou, oserai-je le dire face à un instrument si exceptionnel,
presque parfaite. Pour une raison qui n’a pas été précisée par les
éditeurs, cette revue ne comporte aucun résumé des articles et notes
plus brèves qu’elle publie. Cette petite lacune comblée, le lecteur
pourra plus aisément avoir une idée de la richesse fabuleuse de
l’ouvrage d’un simple regard sur les abstracts (que j’aimerais en
plusieurs langues, dont le français, mais c’est peut-être trop
demandé).
Les études de cabale sont maintenant pourvues d’un instrument sans
pareil qui manquait douloureusement à ce champ d’étude. Le numéro 2 est
annoncé pour bientôt. Avec l’ensemble de la rédaction du Journal pour
les Etudes de la Cabale, nous lui souhaitons bonne chance et longue vie
!
Daniel Abrams, R. Asher ben David, His Complete Works and Studies in
his Kabbalistic Thought, including The Commentaries to the Account of
Creation by the Kabbalists of Provence and Gerona. Editions Cherub
Press, Los Angeles, 1996, 380 p. [Titre hébreu : R. Asher ben David,
kol ketavayv ve’iyounim bekabbalato].
Pour la première fois réunis en un volume, l’ensemble des écrits
d’Acher ben David, le neveu d’Isaac l’Aveugle, premier cabaliste
languedocien dont des écrits consistants sont parvenus jusqu’à nous,
sont publiés sous la forme d’une édition critique appelée à devenir la
référence dans le domaine des études de la première cabale. Quelques
textes d’Acher ben David avaient été publiés dans les années 30 à
l’instigation de Gershom Scholem par Zeev Hasidah, dans une série
d’opuscules publiés à cent exemplaires sous forme de dactylogrammes
dans la revue Ha-Segoulah (textes repris dans des cahiers destinés aux
étudiants publiés par J. Dan et R. Elior). Ce triste sort réservé aux
écrits de l’un des premiers cabalistes, dont l’œuvre s’avère inaugurale
pour toute l’histoire de la cabale, vient d’être corrigé, métamorphosé
par D. Abrams. Non seulement réparation a été faite, mais Asher ben
David peut être considéré désormais comme le seul cabaliste ancien dont
les écrits sont intégralement et critiquement publiés en un volume muni
de tout l’appareillage nécessaire à l’étude de ses écrits. Rien ne
manque à la satisfaction du chercheur (sauf un index thématique, nous y
reviendrons). Tous les manuscrits disponibles ont été consultés,
savamment utilisés, comparés, méticuleusement analysés. Le lecteur,
même celui qui était familier des écrits d’Acher publiés par Hasidah,
va de découverte en découverte - et de surprise en surprise. Ainsi,
contrairement à une idée en vogue, Acher ben David est essentiellement
l’auteur d’un unique ouvrage cohérent, une présentation générale de la
cabale destinée à un public assez large, une sorte d’introduction, et
non un écrivain qui diffusait seulement de cours exposés éparses et
disparates. J’ai été particulièrement surpris, à la lecture de ce
volume sans équivalent, de découvrir à quel point la pensée d’Acher ben
David avait été d’une importance cruciale pour Moïse de Léon (et
l’auteur du Zohar). Loin d’être un auteur obscur se réfugiant dans
l’ésotérisme, Acher est sans doute le premier grand propagateur d’une
forme d’élaboration cabalistique où le souci de comprendre et de faire
comprendre l’emporte sur des considérations pieuses ou mystiques.
L’impact de la philosophie y est aussi très sensible. C’est la porte
longtemps scellé d’un inestimable trésor que Daniel Abrams a enfin
ouverte. Le livre, parfait en tout point, est également un bel objet,
relié avec soin sous jaquette, ce qui fait de sa lecture et de sa
consutation un véritable plaisir, un plaisir de gourmet ! L’extrême
vigilance érudite de son éditeur a su s’allier à un goût du meilleur
aloi pour les beaux livres. Cette association heureuse entre la l’art
du livre et la science a été, en quelque façon, récompensée par la
Providence : en ouverture de l’édition du livre d’Acher ben David,
c’est-à-dire du Sefer ha-Yihoud, Le Livre de l’Unité (il faudra
désormais réunir la plupart des textes du cabaliste languedocien sous
ce titre), se trouve un magnifique poème cabalistique, le premier du
genre, écrit dans un superbe hébreu qui ne le cède en rien aux plus
belles oeuvres hébraïques de la poésie médiévale.
Le manuscrit qui a servi de base à la présente édition se trouve à la
bibliothèque de Moscou. Un tableau comparant le contenu de l’ensemble
des manuscrits recélant des écrits d’Acher éclaire judicieusement le
maquis des sources manuscrites que Daniel Abrams a patiemment arpenté
(p. 41-45). Une traduction latine ancienne d’un texte d’Acher, due à
Flavius Mithridate, tirée d’un manuscrit du Vatican (p. 289 et
suivantes) est éditée ici par Severio Campanini. C’est une pièce
supplémentaire à verser au volumineux dossier des travaux que les
cabalistes chrétiens de la Renaissance ont consacré à la cabale et aux
textes hébreux. A la fin de l’ouvrage, une édition critique du
commentaire sur le récit de la création qui a circulé dans les cercles
des premiers cabalistes, suivie d’une édition synoptique de ses
différentes versions, couroune un travail digne de rappeler à
l’humilité de nombreux chercheurs et universitaires blanchis sous le
harnais.
Quelques remarques plus techniques peuvent néanmoins être adressées à
l’auteur. Une faute de frappe récurrente : dans les notes et la
bibliographie, le mot « imaging » est orthographié « inaging » (e. g.
p. 360). Surtout, un ouvrage aussi dense que celui qui nous est
présenté aurait mérité un index de l’ensemble des sources identifiées,
citations bibliques, rabbiniques et autres, ainsi que d’un index
thématique.
Le souci de l’éditeur porte de façon presque exclusive sur l’histoire
des écrits d’Acher, de leur circulation, de leur diffusion, de leurs
copies et disséminations, sur la place de cet auteur dans
l’historiographie des études de la cabale, en un mot sur tout ce
qui concerne les textes d’Acher, et moins sur leur contenu exégétique,
philosophique, théolologique. C’est seulement de la page 23 à la
page 27 qu’il s’aventure sur le terrain des idées, en rappelant les
analyses divergentes d’Ephraïm Gottlieb et de Moshé Idel concernant la
doctrine des sefirot chez rabbi Acher, au sujet de leur situation
ontologique en tant qu’instruments ou qu’essences. Cette discrétion de
l’éditeur, qui évite de donner son opinion propre à ce sujet, ne doit
cependant pas être portée à son discrédit. L’imposant contenu
conceptuel du livre d’Acher ben David appelle un travail monographique
sur le système de pensée et la doctrine de son auteur, travail
désormais possible, voire nécessaire, grâce à l’œuvre de Daniel Abrams.
L’ensemble des chercheurs, présents et avenir, peuvent maintenant
accéder à la véritable œuvre écrite de l’un des tout premiers
cabalistes, et dans doute d’un cabaliste de premier plan pour la
profondeur et la vigueur de ses conceptions.
Charles Mopsik
Daniel C. Matt, God and the Big Bang. Discovering Harmony between
Science and Spirituality. Jewish Lights Publishing Woodstock, Vermont,
1996.
Découvrir l’harmonie entre Dieu et le Big Bang ! Un ouvrage qui se
présente comme le résultat d’une quête spirituelle est un fait plutôt
rare parmi les chercheurs qui se sont longtemps consacrés à l’étude
critique et à l’histoire de la cabale. Daniel Matt était surtout connu
dans les milieux académiques comme l’auteur d’une édition critique du
livre Mar’ot ha-Tsove’ot de David ben Yehoudah he-Hassid (1983), ainsi
que d’une série d’articles érudits sur divers motifs de la cabale
médiévale. Avec une anthologie de textes cabalistiques (The Essential
Kabbalah (San Francisco, Harper, 1994), D. Matt a entrepris de rendre
accessible son vaste savoir à un public plus large, mais aussi de
donner une tournure délibérément plus subjective à ses travaux. Pour
donner une idée du style de l’auteur, je citerais tout d’abord un
extrait de Dieu et le Big Bang, celui qui est proposé dans la quatrième
de couverture : « The human mind has devised alternative strategies –
scientific and spiritual – to search for our origin. The two are
distinct, but complementary. Science enables us to probe infinitesimal
particles of matter and unimaginable depths of outer space,
understanding each in light of the othe. Spirituality guides us through
inner space, challenging us to retrace our path to oneness and to live
in the light of what we discover ». Le Big Bang a-t-il quelque chose à
faire avec Dieu ? se demande l’auteur dans la préface de son livre.
Suivant ses dires, la question de l’origine est caractérisée par une
quête commune aux scientifiques et aux théologiens. A partir de sources
cabalistiques et hassidiques, l’auteur montre les points de rencontre
entre la théorie du « commencement » du modèle cosmologique et le récit
biblique tel qu’il a été réinterprété par les traditions mystiques du
judaïsme. Il consacre aussi plusieurs pages à Jésus en lequel il voit
un vrai continuateur de la Torah (p. 155-164) et une figure de hassid
galiléen. Les Juifs, ajoute D. Matt, peuvent accepter Jésus, non le
Jésus de l’Église ni Jésus-Christ, non pas le Messie ni le fils de
Dieu, mais Jésus le Juif, cousin perdu pendant deux millénaires, mal
compris, qui doit être entendu comme un enseignant (teacher) de la
Torah dont le message, à condition qu’il soit débarassé de ce qui le
dénature, possède un caractère salutaire. Entre l’origine primordiale
et des considérations sur la vie actuelle, nous l’auteur nous convie à
un grand voyage, en quête d’une vérité sans frontière. La cabale occupe
bien sûr la première place et de nombreux textes classiques en sont
cités, évoqués, analysés. Autant que nous puissions en juger, l’auteur
semble bien informé des théories les plus récentes de la physique et de
l’astrophysique. Il présente avec art et élégance les conceptions
générales de la cabale, et ses opinions sont souvent pertinentes,
mesurées et sages. Livre agréable à lire, qui n’exige aucune
connaissance préalable et s’adresse à un lectorat très vaste, il est
sans doute l’un des meilleurs ouvrages en son genre. La multiplication
de livres sur des sujets apparentés, dans lesquels des auteurs mal
informés tentent de bâtir des théories bancales sinon farfelues en
amalgamant sans discernement et de façon fort maladroite des éléments
puisés dans la cabale avec d’autres tirés des sciences
contemporaines, est un phénomène qui, sans être vraiment récent, est
actuellement à son apogée. Daniel Matt prouve que l’on peut écrire avec
finesse et intelligence sur un sujet trop aisément mal traité. Malgré
tout le plaisir que l’on prend à la lecture de son livre, il n’en reste
pas moins que l’on reprocher à l’auteur d’éviter soigneusement d’entrer
dans des discussions théoriques fondamentales, dans les questions les
plus ardues relatives au domaine qu’il aborde. On peut trop facilement
se sentir en plein accord avec les idées qu’avance l’auteur, et cela
peut-être à cause de son penchant harmonisateur qui lui permet de faire
l’économie de discussions épineuses et de débats consistants. Le climat
enchanté qui baigne le livre de Daniel Matt, les fascinantes
perspectives qu’il découvre sous nos yeux, les passionnantes connexions
qu’il établit entre les théories cosmologiques et les conceptions des
cabalistes, sont davantage intéressantes pour le sociologue du
religieux contemporain qui peut y déceler un signe supplémentaire du
renouvellement du croire en des formes inédites, que pour le
spécialiste de la cabale, il ne reste guère à celui-ci qu’à apprécier
les habits neufs qui sont donnés au matériau dont il est familier.
Charles Mopsik
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