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 QUEL ESPRIT ?

 



Par Charles Mopsik, 1997.

 L'étude d'un domaine comme celui de la cabale est particulièrement problématique. Et cela pour plusieurs raisons qui s'additionnent. En voici une liste non exhaustive :
- Les préjugés nourris communément à son égard, et alimentés sans cesse dans le grand public par des publications d'ouvrages qui s'en réclament sans avoir de vrai rapport à elle. Le mot même a eu un curieux destin en occident et il est devenu synonyme de complot. S'il a enrichi notre vocabulaire d'un vocable nouveau, il a contribué à la défiguration de la réalité et a ajouté à la confusion.
- La cabale, pour ses adeptes, ne fait pas l'objet d'un enseignement public, du moins l'accès à son étude est reservéE et dépend de l'agrément de l'enseignant et non pas de l'accueil d'une institution, quelle qu'elle soit. Contrairement à la Michna ou au Talmud, elle n'est pas transmise, traditionnellement, dans des "institutions", fussent-elles des yechivot. Sa transmission orale suppose un rapport interpersonnel, dans un cadre privé exclusivement.
- La cabale a eu beaucoup de détracteurs, parfois féroces dans les temps modernes. Elle a été accusée d'être la grande responsable de l'obscurantisme dans lequel les communautés juives de l'Est n'étaient pas capables de s'arracher. Replié sur elle-même, elle a eu tendance à devenir l'apanage de quelques illuminés prédiseurs de bonne aventure. Son arrière-plan philosophique a été le plus souvent oublié ou négligé.
- La cabale n'est pas un livre, ni même un corpus littéraire : elle s'est exprimée à travers plusieurs corpus, dans des écoles parfois rivales. Des milliers d'ouvrages en ont été publiés, d'autres, beaucoup d'autres - et par milliers aussi - attendent encore d'être imprimés. Ce n'est donc jamais la cabale que l'on étudie, mais telle ou telle tradition ou écrit qui se réclame d'elle et qui prétend chacun pour sa propre part en être le meilleur porte-parole.
- Il existe un nombre appréciable d'oeuvres importantes qui, sans appartenir à la cabale, en sont profondément inspirés : c'est le cas, par exemple, des écrits du Maharal de Prague. De même, nombres d'ouvrages de Halakha, à commencer par le Choulhan Aroukh de R. Joseph Caro, portent sa marque. L'étude de ces textes est un atout important pour pénétrer la cabale à travers son influence dans diverses sphères de la pensée et de la pratique.
- A certains égards, la cabale est une véritable nébuleuse où la plupart des grandes oeuvres juives, à partir du XIVe siècle, et même avant, ont tiré le magma éruptif de leur construction. Elle n'est donc pas un élément isolé au sein de la pensée religieuse du judaïsme, mais elle s'est diffusée dans tous les secteurs. En conséquence, il est difficile, voire impossible, de l'aborder sans aborder les secteurs où elle a été diversement développée. D'où la nécessité pratique d'intégrer son étude dans un champ plus vaste. Ce qui requiert de la part des étudiants une culture juive générale solide et diversifiée.
 Compte tenu de toutes les remarques qui précèdent, le chemin semble escarper qui mène à elle. Il faut avoir ingéré une bibliothèque de base, qui comprend aussi bien le Tanakh, la littérature des Palais, une partie au moins du Talmud, du Midrach, des grands commentaires médiévaux, des philosophes comme Abraham Bar Hiya, Maïmonide, Juda Halévy, des halakhistes, bref la cabale apparaît comme le sommet d'un cursus et non comme un point de départ. Quel sens peut alors avoir une initiation à son langage et à sa pensée ? Qui plus est dans un cadre moderne qui ne se prête en aucune façon à sa transmission traditionnelle ? Devant un public qui attend tout de suite un bouleversement intellectuel et existentiel à raison d'une séance d'une heure et demi par semaine en saison ouvrable ?
 Ma réponse, prudente comme elle ne peut que l'être, est la suivante : il est nécessaire de passer beaucoup de temps sur un élément, que l'on approfondira autant qu'il le faut, plutôt que de multiplier les sujets et les interrogations. C'est une étude au microscope qui me semble souhaitable. Même si le champ de vision semble ainsi restreint à un point particulier, à une goutte d'eau dans un océan, l'on ne court pas ainsi le risque de la noyade : nul ne s'est jamais noyé dans une goutte d'eau ! De plus, ce type d'approche permet de rencontrer et d'affronter les difficultés propre à tout texte ancien : une investigation critique, philologique et historique est une première confrontation inévitable, qui permet d'obtenir, non seulement une matière textuelle fiable, mais qui constitue en soi un apprentissage de la patience et de la persévérance. Si je puis me permettre une image, il me semble que ce qu'il est possible de proposer dans le cadre du Beit Ha-Midrach est une étude idéale en forme de modèle réduit. Certes, personne n'a jamais voyagé dans une voiture miniature, personne n'a jamais volé dans un avion de quelques centimètres. Mais les modèles réduits sont aujourd'hui des constructions préalables nécessaires à tout projet à grande échelle. Avant d'envoyer des avions dans les airs ou des voitures sur les routes, on essaie des prototypes à petite dimension dans des souffleries. Plutôt qu'une fantasmagorie, le modèle réduit est un objet réel qui peut avoir, en réduction de taille, tous les éléments d'un grand modèle utilisable, et il prépare et assure sérieusement tout effort pour passer au stade des réalisations ultérieures. Bien sûr, il peut être pris pour un jouet : tant pis et tant mieux ; le danger d'accident est quasiment nul, même si un jouet n'est qu'une apparence de modèle réduit.
 En ce qui concerne les méthodes, la question se pose, semble-t-il, de savoir si l'étude sera accomplie plus près de la manière de la Yechiva ou plus près de la manière de l'Université. Pour ma part, ce n'est pas au nom d'un savoir considéré comme traditionnel ou au nom d'une autorité considérée comme universitaire que je propose ce qui n'est en fait qu'une tentative modeste et tâtonnante d'accéder à quelque chose de ce que les cabalistes pensaient et vivaient. Aussi, la méthode que je suis, j'aimerais la qualifier d'indépendante de tout itinéraire obligé. Les nécessités objectives pour accéder à une compréhension totale du sujet ou visant sa totalité, dictent elles-mêmes les méthodes à suivre. Une boutade : s'il était besoin de faire usage du carbone 14 pour dater un texte de cabale médiévale, j'y aurais recours. S'il était besoin de pratiquer la transe extatique pour déchiffrer un cryptogramme cabalistique, j'y aurais recours. Aucune technique d'approche ne doit être rejetée a priori. Aucune piste ne doit être d'avance écartée. Le but, il est simple comme le jour : parvenir à comprendre pleinement ce qui se passe dans cette pensée et cette littérature, approcher du noyau vivant et créateur d'où un dynamisme intellectuel et existentiel a surgi et a fécondé de très considérables auteurs à travers les âges. Nous sommes, à cause de notre situation historique concrète, très éloignés de ce noyau. Beaucoup de textes nous sont inintelligibles parce que les canaux de transmission qui reliaient entre elles les générations ont été en grande partie rompues. Il ne faut donc négliger aucun filet, le plus mince soit-il, capable de nous inscrire encore comme un maillon de la chaîne et capable de laisser passer le moindre influx nerveux. C'est un fait aisément observable aujourd'hui, que c'est au sein de l'Université que les efforts les plus insistants et téméraires sont tentés pour ouvrir à notre intelligence des grimoires pratiquement illisibles ou inconnus. Ses méthodes ont prouvé leur validité, bien qu'elles soient encore timorées à certains égards et parfois même paralysées ou engluées dans des a priori ou des préjugés difficiles à déraciner. Construire une Université débarrassée des idéologies du savoir absolu, celle de l'autorité sans partage du Professeur, construire une Yéchiva débarrassée des idéologies de l'autorité de la tradition primant sur la force de la vérité, tel est le but de tout ceux pour qui le sens n'est pas l'unique effet du pouvoir.  La cabale, qui s'est voulue sagesse ou science de la vérité, mérite, ne serait-ce qu'à cause de son extrême prétention, qu'en ce qui la concerne, tout soit mis en oeuvre et aucun effort négligé pour que les modèles réduits que l'on est maintenant à peine capable de dessiner parviennent à maturité et inspirent des réalisations à la hauteur de la soif spirituelle de notre temps, en ce point tragiquement carencé.

Charles Mopsik



 
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