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Par Charles Mopsik
Parmi les cabalistes installés dans la ville de Safed, en Haute
Galilée, après l'Expulsion des Juifs d'Espagne, deux noms prédominent : R.
Moïse Cordovéro et R. Isaac Louria. Le premier est l'auteur d'une oeuvre écrite
aux dimensions colossales. Le second n'a couché sur le papier que quelques
pages et son enseignement, qui éclipsa celui du premier, fut transmis oralement et n'est connu de la postérité que
par les écrits de ses disciples. Un tableau de ces deux hautes figures de la
spiritualité juive du XVIe
siècle
nous en dit long sur les tendances intellectuelles d'une époque, la
psychologie d'une société en voie de recomposition, le rapport d'un
groupe social composite
à ses traditions religieuses.
R. Moïse Cordovéro chercha surtout à préserver et à développer
l'acquis antérieur. Son Pardés Rimonim
témoigne de ses inclinations encyclopédiques, de son désir de conserver les
enseignements des cabalistes espagnols en les exposant de façon systématique,
en les triant et en les organisant, en choisissant parmi plusieurs options,
celle qui lui paraissait la meilleure. Sans concession ni faiblesse pour les
conceptions qu'il critique, même quand elles émanent de ses propres maîtres
(dont l'un fut le célèbre R. Joseph Caro), il accueille parmi les autorités
qu'il cite abondamment des auteurs souvent réprouvés comme R. Abraham
Aboulafia. Sans préjugé conformiste, il tente de fondre la diversité des
systèmes hérités du cabalisme espagnol en un tout cohérent et riche de la
variété des centres d'intérêts de ses prédécesseurs. Bien entendu,
l'interprétation du Zohar est au
centre de ses préoccupations. Il lui consacre un commentaire très volumineux,
massif, monumental, intitulé Or Yaqar
(précieuse lumière), qui étale en plus de dix mille pages le fruit de ses
méditations, de ses recherches, des enseignements qu'il a reçus et qu'il a
éprouvé, de ses hésitations et de ses intuitions fulgurantes. Il y aborde
toutes les questions religieuses et parareligieuses possibles : De la magie à
la cosmogonie, de la théologie à l'anthropologie, des raisons des commandements
aux techniques mystiques de l'extase, en passant par la morale, l'ascétisme, la
sexualité, la physiologie et l'exégèse biblique. Tout domaine d'étude est
abordé à partir des prémisses de la cabale, tout y est imprégné par l'univers
complexe des dix sefirot composant le
plérome des puissances du Dieu manifesté. Un sens aigu du paradoxe, une agilité
dialectique remarquable, une distance critique et un refus de toute exclusion
arbitraire caractérise sa pensée. Il prend aussi la plume pour défendre la
cabale contre des attaques qui lui sont portés et il fait preuve des dons d'un
redoutable polémiste. L'étendu de son savoir et l'immensité de son oeuvre
commencent à peine à être connu aujourd'hui, grâce à la publication intégrale
de son commentaire du Zohar en cours
à Jérusalem, grâce à la découvertes de textes importants encore inédits, et
grâce aux études érudites qui lui sont consacrées, en trop petit nombre
cependant. Il eut plusieurs disciples et des admirateurs. Parmi les premiers,
citons R. Elie Da Vidas, qui sera l'auteur d'un classique de l'éthique juive,
le Sefer Réchit Hokhmah (le
Commencement de la Sagesse). Parmi les seconds, citons le rabbin Menahem Azaria
de Fano, grande figure du judaïsme italien et décisionnaire de forte autorité.
Le caractère océanique de ses oeuvres, la présence sensible des écrits de ses
prédécesseurs espagnols, des difficultés de lecture propre à son style, tantôt
appliqué et tortueux, tantôt vibrant et perçant, saturé de références au corpus
zoharique qu'il semble connaître par coeur et dont il intègre les éléments de
pensée à son propre discours sans pourtant perdre toute distance critique, son
mode de pensée procédant par de longs raisonnements ou thèses et antithèses se
succèdent sans aboutir toujours à une synthèse satisfaisante, bref la rigueur
de sa pensée et l'austérité de ses mouvements spéculatifs n'ont pu permettre de
faire de lui un auteur populaire. R. Moïse Cordovéro est avant tout un
chercheur obstiné, laborieux et génial, son originalité repose dans la totalité
d'une oeuvre plus que dans une idée singulière. Bien que son système de pensée
ait profondément influencé R. Isaac Louria lui-même et qu'on lui doive la
première esquisse nouvelle du motif du Tsimtsoum,
c'est ce dernier qui connaîtra une gloire populaire immense et un renom parmi
les cabalistes que nul encore n'a atteint. Contrairement à R. Moïse Cordovéro,
R. Isaac Louria n'est pas originaire d'Espagne, et, achkénaze né à Jérusalem il
n'a habité que deux petites années à Safed. Mais dans cette ville où une
quantité importante de cabalistes séfarades et byzantins s'était concentrée, il
rencontra un milieu favorable à ce qui allait devenir la doctrine du Ari, du
Saint Lion de Safed, ainsi qu'on l'a dénommé.
L'Expulsion joua donc un rôle
très favorable dans le développement de la cabale, elle permit un brassage de
personnes et d'idées, un afflux de textes apportés par les exilés qui allait
permettre un renouveau qui fut d'abord un bilan et une récapitulation. D'après
une image prisée des premiers cabalistes, pour qu'une âme, telle une plante,
croisse et soit féconde, il faut qu'elle soit arrachée d'un premier corps et
replantée dans un autre. Ainsi replanté sur le terreau vivant et prospère d'une
parcelle de l'Empire Ottoman qui était aussi la terre sainte ancestrale, la
cabale espagnole pris assez d'élan pour devenir dans les deux siècles suivants,
la théologie officielle du judaïsme. Imposant sa métaphysique comme le crédo
éternel de la religion d'Israël, la cabale devint le bien commun de tout le
peuple juif. Le charisme de R. Isaac Louria, à la fois thaumaturge, prophète,
saint et poète mystique, contribua grandement à la diffusion de la cabale parmi
les masses plus sensibles aux récits de prodiges et d'actions miraculeuses qu'à
la subtilité d'une pensée complexe jusqu'à l'insaisissable.
La question première de toute pensée religieuse qui se respecte
est celle de l'origine primordiale. Pourquoi y a-t-il un monde plutôt que Dieu
seul est la formulation théiste de l'interrogation de toute métaphysique
première : pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que rien ? Qu'est-il arrivé avant
le commencement des temps pour que commencement il y ait ? Ces questions
simples, presque enfantines, interrogent pourtant les religions révélées dans
ce qu'elles ont de plus inaccessibles à l'interrogation, puisque la révélation
de Dieu qui donne sa Loi ne représente plus alors le début temporel de
l'histoire sainte, mais un épisode ultérieur d'une aventure qui commence bien
avant, en un temps antérieur à tout calendrier et à toute mesure. Le Dieu des
religions monothéistes n'a d'intérêt pour elles que lorsqu'il se manifeste aux
hommes. Un Dieu d'avant la création n'est ni un souci pour elles ni un problème
important. Certaines sources juives anciennes mettent d'ailleurs en garde
contre des recherches portant sur un avant de l'histoire du monde. Mais rien ne
peut éteindre la curiosité des hommes. Et certains d'entre eux ont surmonté la
panique des explorations vertigineuses. La cabale louranique est
particulièrement marquée par cette passion des vérités primordiales. Pensées en
termes plus souvent concrets qu'abstraits, elles sont tendues vers la création
comme vers leur aboutissement désiré. Entreprendre la lecture d'un écrit issu
de l'enseignement du Ari est une épreuve pour l'intelligence, qui la soumet à un exercice périlleux mais qui est
aussi féconde et vivifiante pour elle. La plupart des propos de R. Isaac Louria
nous ont été transmis par son disciple principal, R. Hayim Vital dans une
oeuvre imposante connue sous le nom de 'Ets
Hayim (Arbre de vie). Il se trouve toutefois que R. Hayim Vital n'a pas été
le seul cabaliste à nous transmettre les enseignements de son maître et il
semble bien qu'il ait "fait l'impasse" sur certains points
importants, qu'il a préféré ne pas révéler pour une raison inconnue. Une des
sources dont nous disposons pour compléter les zones laissées en blancs sont
les écrits d'un cabaliste marocain, disciple direct du maître de Safed.
R. Joseph Ibn Teboul nous propose en effet une version fort
intéressante des idées de R. Isaac Louria, qui implique une conception
différente de l'origine première. Celle-ci pose l'existence d'une distinction
primordiale au sein de l'Infini sans nom (En Sof), distinction appréhendée
comme la présence de deux pôles opposés, celui de la miséricorde et celui du
jugement ou encore du couple mâle/femelle au sommet de l'être divin. Bien que
les mots mâle ou femelle ne soient pas prononcés, il paraît assez clair que
l'on peut légitimement les supposer. Voici la traduction d'un passage important
de la présentation qu'il nous transmet des idées de son maître :
"La lumière de
En Sof, béni soit-il, remplissait tout, et lorsque monta en sa volonté simple
[la décision] de faire émaner et de créer les mondes comme il fit [ensuite], il
concentra (tsimtsem) sa lumière de la
façon dont il concentra sa Chekhina entre les deux barres de l'arche, et il
resta un lieu vide d'une dimension correspondante aux quatre mondes (émanation,
création, formation, fabrication), la lumière qui l'occupait aux quatre vents
se retira, et resta dans ce même lieu une seule trace de lumière, comme lorsque
tu parles de la brillance du soleil et non du soleil même. Ce qui fut la cause
de son retrait est la puissance du jugement qui se trouvait là. Il est
nécessaire que là se fût trouvée la puissance du jugement, car tout ce qui est
en bas doit avoir nécessairement une racine en haut, d'une extrême miséricorde
(rahamim), car si tu ne dis pas que
la racine du jugement s'y trouvait, il y aurait préjudice pour Sa loi, béni
soit-il, et loin de là pareille chose ! N'est appelé parfait selon la plus
extrême perfection que celui qui ne manque de rien en dehors de lui, et si nous
ne disons pas qu'il y avait là-bas du jugement, Il se trouverait avoir un
défaut, loin de là ! Il y avait là, bien sûr, la puissance du jugement qui est
appelée "Flamme obscure" [...] et cette puissance était mélangée à
tout Son être, béni soit-il, et elle n'était pas perceptible et n'avait aucune
action, car tout était plénitude de miséricorde. Lorsqu'Il prit la décision de
faire émaner les mondes, Il rassembla toutes les racines du jugement qui
étaient englouties en Lui, c'est-à-dire qu'Il les manifesta quelque peu en Lui,
et c'est cela l'ex nihilo (yéch méayin), car au début il n'y avait
que Lui, béni soit-il, et rien d'autre, désormais la racine [du jugement] se
manifeste quelque peu en Lui, et nous ne pouvons pas savoir d'où s'est
manifestée en Lui la racine de ces rigueurs, mais il faut croire que ces
rigueurs sont appelées "être" (yéch)
et se sont manifestées du néant, alors la lumière s'est rassemblée dans un lieu
unique. Dans le lieu [où se sont manifestées] ces racines, la miséricorde s'est
retirée. [Ces racines du jugement étaient] à l'exemple d'un grain de poussière
au milieu de l'océan : il ne cause aucun trouble et il est imperceptible.
Lorsque tu filtres l'eau, la poussière qui y était mélangée est et se
manifeste. De même ici, le jugement était englouti au sein de la plus extrême
miséricorde et lorsque se rassembla et se recueillit toute la puissance du
jugement en un unique lieu, elle s'épaissit et à cause d'elle se retira la
lumière de En Sof, béni soit-il. Resta là une trace de lumière avec la
puissance du jugement, qui est la racine des rigueurs. Le tout : la trace et le
jugement, sont mélangés, puisque, dès que la puissance de la miséricorde se
retire, se manifeste le jugement..." (Ms Parme, 2 1 77 fol. 310b. Voir
aussi Simhat Cohen, Jérusalem, 1921
p. 1c-d, cité par R. Chatz-Offenheimer, "Ramaq ve-ha-Ari, entre réalisme
et nominalisme", Jerusalem Studies,
p. 122, en hébreu).
Le couple d'éléments Miséricorde/Jugement est sans doute aucun,
synonyme du couple formé par les dimensions Mâle/Femelle. Dans ce cas, le
problème laissé irrésolu dans la version du Tsimtsoum
de Vital et de ses successeurs, concernant l'origine absolue de la différence
primordiale, ne se pose plus. Résumons s'il est possible le processus qui est
ici dépeint. Le En Sof comprend d'emblée les deux aspects fondamentaux : celui
de la Miséricorde - le masculin - et celui du Jugement - le féminin. L'un comme
l'autre sont en lui de toute éternité. Or l'un d'eux, l'aspect du Jugement, n'a
pas de localisation propre : il est dissout et imperceptible, quasi-non-être
dans l'océan de la pure miséricorde, grain de poussière infinitésimal perdu
dans un abîme de compassion sans borne. Mais, premier mouvement dans le En Sof
allant vers l'émanation et la création des mondes, ce grain infime dissous au
point de n'avoir pas de réalité propre, se recueille et se condense. Ce degré
zéro de manifestation équivaut au passage du néant à l'être. Il est intéressant
de remarquer que la formule classique exprimant la création ex nihilo (yéch méayin), désigne ici le recueillement du Jugement (le din), sa venue à l'être ou sa
manifestation. L'être qui émerge primordialement du néant et qui constituera
l'ossature des mondes est donc la dimension du din, la source de toute rigueur et de toute sévérité. Cette
émergence, aussi timide soit-elle, entraine immédiatement un retrait de la
puissance de Miséricorde, qui constitue les "masses d'eaux" de
l'océan primitif, à savoir du En Sof. C'est par ce retrait qu'est fait place
aux quatre mondes, dont le nôtre et que demeure, telles les traces des vagues
laissées sur la plage quand la mer se retire, une trace de la lumière de
miséricorde, résidu d'infini dans un univers limité par la puissance restrictive
du jugement. Il n'est pas possible d'examiner tous les détails de ce texte
d'une grande richesse plastique et d'une réelle profondeur spéculative. Nous
nous contenterons de noter 1) que l'attribut du Jugement, la dimension
féminine, est présent éternellement, en tant que quasi-non être, comme non
étant, au sein du En Sof ; 2) que c'est son passage à l'être, son
recueillement, qui déclenche le processus du Tsimtsoum (contraction), premier mouvement dans le processus qui va
de la théogonie émanative à la création du monde. La différence
masculin/féminin, pour autant qu'elle est pensable au stade initial,
s'identifie à la différence ontologique première : ayin-yéch, néant-être ("yéch"
peut être rendu litt. par "il y a" ; le mot hébreu signifie
d'ailleurs étymologiquement l'homme, ich).
Quand la dimension féminine accède au "yéch",
elle déclenche le processus de différentiation et de retrait qui aboutit au
déploiement de la fécondité divine, à la personnalisation de l'Infini sous la
forme d'un Dieu pluriel constitué des mondes émanés qui sont les membres de son
plérome. Paradoxalement, il semble que la miséricorde, la générosité divine, ne
pouvait éclore avant cette secousse de repli qu'elle amorce face à l'émergence
de la présence du Jugement. Comme si le caractère infini de cette bonté était
un frein à sa donation. Pour un platonisme de bon aloi, il est de la nature du
Bien de se répandre et de faire du bien. Ce principe a été souvent répété par
les cabalistes. Cependant, pour eux, cette expansion ne peut être que le
contrecoup de son retrait, de sa retenue, voire de sa fuite face à son
contraire. Ainsi, le couple mâle/femelle, sous les espèces des dimensions de
miséricorde et de jugement, est présenté, dans l'enseignement de R. Isaac
Louria, tel qu'il est transmis par R. Joseph ibn Teboul, comme formé des
polarités génératrices du Tsimtsoum,
la contraction de l'Infini, préalable à la théogonie et à la cosmogonie
première. L'échange réactif qui se produit entre les deux pôles primordiaux et
asymétriques, est le déclic par lequel tout commence. Placer en tête d'une
pensée de l'origine se réclamant d'une foi monothéiste un tel échange
d'interactions, est un surprenant coup d'audace. L'éviction de la puissance du
jugement hors de l'Abîme éternel et sans fond est le premier mouvement créateur
qui aboutira à l'émanation des mondes spirituels (la constitution d'un Deus revelatus) et à la création du
monde matériel. En rassemblant toutes les parcelles du din dissoutes en Son sein, en les exprimant comme des réalités distinctes,
en un mot en les faisant être, l'Infini se retire et se nie comme totalité,
laissant un espace vidé de son amour omniprésent (rahamim) et sans frein, libéré du Bien pur et livré aux processus
créatifs que la puissance restrictive du jugement enfin constituée est capable
de soutenir. D'une part l'Infini se purge des rigueurs du jugement qu'il ne
pouvait pas ne pas contenir pour être parfait, d'autre part une zone en Lui se
vide de Lui, expulse la pure miséricorde pour n'en conserver qu'une trace et
accueille la puissance du jugement pour devenir l'espace à l'intérieur duquel
tout ce qui est autre que l'Infini, le pur amour, s'élabore. Cet espace
renfermant à l'origine les deux éléments primordiaux de signe opposé, évoque
irrésistiblement une matrice maternelle au sein de laquelle un embryon (les
quatre mondes) se développe à travers l'oeuvre de composition et d'organisation
qu'une semence masculine (la trace de lumière) et qu'une semence féminine (la
puissance du jugement) effectue. De l'union de ces deux pôles présents
éternellement dans le En Sof mais qui ne purent s'unir avant d'être séparés et
détachés hors de Lui, naît le Dieu créateur resplendissant dans toutes ses
formes et en particulier ses formes masculines et féminines qui seront toujours,
à tous les niveaux de déploiement de la hiérarchie divine, puis angélique, puis
humaine, les deux pôles d'une tension dynamisante et organisatrice. La
co-présence éternelle d'une dualité au sein de l'Infini, même si celle-ci ne
s'affirmera comme telle que par un mouvement de sortie hors de l'origine
primordiale, même si l'un des deux termes de cette dualité en est au stade zéro
de son expression, encore néant incapable d'être, passivité absolue subissant
sans aucune résistance les flux de l'Océan d'amour primitif, ce fait est en soi
un sujet d'étonnement et d'interrogation. L'Originateur, l'Initiateur, n'est
donc pas un en lui-même ! Il est déjà, avant tout commencement, hanté par un
autre. Et hanté à tel point qu'il l'arrachera de lui-même pour le découvrir et
devenir son Dieu. L'unité de l'Un est donc relative. Mieux, elle est relation,
puissance d'échanger. La solitude d'un Dieu séparé, d'avant tout monde, est une
formule vide de sens. Le Tsimtsoum ou
retrait-contraction de l'Infini est le moment où l'éternelle dualité devient
duo. Où l'Un prend conscience, objectivise, sa relativité qui s'aventure en
relation. Oser ainsi briser le dogme de l'unité primordiale de l'Originateur
est une percée et une avancée intellectuelle qui confine à l'hérésie. Pour cette
raison sans doute, la version de l'enseignement de R. Isaac Louria transmise
par R. Joseph ibn Teboul a été sinon rejetée, du moins évincée par celle d'un
autre disciple du maître de Safed, R. Hayim Vital, qui expose très longuement
la pensée de son instructeur sans jamais faire d'allusion au processus que
rapporte son condisciple et concurrent marocain. L'enseignement de R. Isaac
Louria est donc parvenu aux générations suivantes amputé d'une de ses parties
essentielles, si du moins l'on estime qu'ibn Teboul restitue fidèlement ce
qu'il a entendu de la bouche de Lion de Safed. La portée spéculative et
religieuse de la doctrine lourianique serait beaucoup plus étendue qu'on ne
pense, puisqu'elle ébranle le pilier sur lequel tous les discours réflexifs sur
l'Un dans le judaïsme sont fondés. La portée d'un concept où l'Un n'est, à
quelque niveau et de quelque façon, jamais absolument pur, qu'il n'est jamais
atome mais toujours relation, et d'abord relation duelle, est incalculable si
l'on prend la peine un instant d'y songer. Comme pour l'être humain de chair et
de sang, comme pour l'univers créé tout entier, comme pour le Dieu révélé, un
couple asymétrique est le géniteur premier. L'Un vient de deux, qui ne sont pas
mêmes et qui ne sont pas autres ; l'Un est l'effet d'une différence, de la
réverbération d'une différence dans une extériorité où la dualité se fait
altérité. Voir dans ce système de pensée une "tendance dualiste"
serait faire preuve d'une certaine myopie. Les catégories simplistes de monisme
et de dualisme perdent toute pertinence quand il s'agit de comprendre
sérieusement une conceptualité originale travaillée par la question de la
différence. D'ordinaire, Deux est plus qu'Un, il est deux fois un ou un plus
un, mais ici Deux est moins qu'Un, dans le sens où il est plus simple et plus
originaire que lui, et cela parce qu'il est relation entre deux termes avant
que ces deux termes soient posés. Deux est un avant l'Un, d'une unité qui est
relation.
Les plus hautes spéculations métaphysiques et théologiques aussi
bien qu'un corpus de légendes sont issues de la cabale lourianique, dont une
description valable exigerait plusieurs gros volumes. Nous avons préféré
proposer une illustration significative du style de pensée d'un des premiers
représentants de la cabale lourianique plutôt que de tenter un résumé
impossible. L'effervescence spirituelle et intellectuelle qui a suivi
l'Expulsion a pris la forme d'une recherche ardente des origines premières et,
contrairement à une vision historique mise en avant par G. Scholem, elle ne
s'est guère focalisée sur un messianisme activiste. Il est d'ailleurs fort
regrettable que très peu d'études contemporaines aient adopté comme objet
d'investigation les élaborations spéculatives et la logique de pensée propre
aux écoles de Safed du XIVe siècle et
aux auteurs qui les ont reprises et développées par la suite. Il n'existe, à
l'heure actuelle, aucune présentation savante et philosophique de la théologie
des cabalistes de l'école de R. Isaac Louria, et ce qui existe au sujet de la
pensée de R. Moïse Cordovéro est très insuffisant. Cette carence sera difficile
à combler tant que les disciplines des sciences des textes et les disciples
philosophiques ne seront pas ensemble mis à profit pour l'étude des écrits de
la cabale d'après l'Expulsion, et, ne l'oublions pas, tant que les cabalistes
vivants héritiers de ces écoles ne seront pas écoutés.
C'est un fait singulier
que des générations de cabalistes se sont acharnées à transmettre une tradition
de pensée vivante à leurs successeurs et que cet enseignement vivant soit
systématiquement négligé par les chercheurs modernes qui préfèrent déchiffrer
des textes qu'ils ne savent pas pénétrer en profondeur. Il me semble qu'en
grande partie, la confrontation politique en Israël entre les camps laïcs et
religieux est responsable de ce déchiffrement désastreux. Malgré la richesse
quantitative et l'intérêt qualitatif des recherches israéliennes dans le
domaine de la cabale, le niveau des discussions entre savants dépasse rarement
celui du débat idéologique. La compréhension approfondie des conceptions de la
cabale et leur explication scientifique ultérieure doit passer, à mon sens, par
la traduction en langue moderne et européenne des textes en question. Je ne
crois pas que l'on puisse faire l'économie d'un tel travail préalable. L'oeuvre
de Platon ou de saint Augustin ne seraient pas étudiées comme elles le sont si
elles n'avaient pas fait l'objet de tels travaux. Etudier, comme on le fait
aujourd'hui, la pensée de tel cabaliste, sans traduire en langue moderne au
moins l'un de ses écrits importants, c'est faire l'aveu implicite de son manque
d'intérêt pour la culture universelle.
L'usage de la langue hébraïque moderne
pose un autre problème pour l'étude de la cabale. Elle permet de faire totalement
l'économie de toute traduction, même très partielle, des textes considérés. Mis
à part le Zohar qui est écrit en
araméen et qui contraint les hébréophones à pratiquer des traductions,
l'emploie de l'hébreu moderne dans l'analyse des oeuvres des cabalistes pousse
à une certaine paresse intellectuelle, qui est souvent compensée par l'usage de
nombreux loazim (mots étrangers,
surtout anglais), ce qui nuit par ailleurs à la rigueur et à la clarté des
démonstrations.
En bref, et sans vouloir entrer ici dans une longue discussion
à ce sujet, une monographie solide, bien documentée et philosophiquement
sérieuse sur la doctrine lourianique et sur la pensée de Cordovéro, est encore
un vœu.
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