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Par Charles Mopsik
« Ce n’est pas parce que sa vie fut trop brève que Moïse n’atteignit
pas Canaan, mais parce que c’était une vie humaine » (Kafka, Journal,
19 octobre 1921).
C’est la Bible et elle seule qui nous apprend l’existence d’un dénommé
Moïse (hébreu Moshé), fils d’Amram et de Jokebed, de la tribu de Lévi,
qui nous raconte son histoire et nous relate ses faits, ses gestes et
ses propos. Nous ne pouvons donc comparer ses récits à nul autre et
nous sommes totalement dépendants de cette source unique pour avoir
quelque idée de la figure de celui qui a été considéré comme le
principal fondateur du monothéisme hébreu et du culte sans image.
Plusieurs ont tenté, à partir des indications fournies par la Bible, de
reconstituer un personnage historique en éliminant tout ce qui apparaît
comme une élaboration mythologique, en le débarrassant de ses traits
manifestement légendaires. Ce faisant, ils ne sont parvenus qu’à
montrer que le réductionnisme historiciste était surtout l’œuvre de ce
que Nietzsche appelait les « eunuques du harem de l’histoire ». Du
Moïse haut en couleurs et riche d’une aventure spirituelle qui connut
plusieurs rebondissements, ils ont fait une figure sans relief, dont on
sait seulement les dates très approximatives (vers le XIIIe siècle av.
J.C.), et dont on ignore tout de la fonction, de l’action et du
message. Certes, il y eut autant de « Moïse » que de traditions
religieuses ; celles de la Bible (du Pentateuque et des Prophètes), des
Juifs alexandrins (La vie de Moïse de Philon, Ie siècle ap. J.C. en est
une bonne illustration), puis des chrétiens (Grégoire de Nysse,
330-395), et le Moïse des nombreux récits de la littérature rabbinique
et des écrits qui lui sont rattachés (traduction araméenne ou Targum,
mystique juive ancienne et médiévale). Il y a aussi le Moïse qui
traverse les cieux de la littérature intertestamentaire et
apocalyptique. Cette profusion de traditions et de récits témoigne de
la place éminente qu’il tient dans les diverses versions du
judéo-christianisme et de l’enjeu qui s’est rapidement attaché à sa
personne : si Moïse est le pédagogue de l’Alliance, préparant la venue
de Jésus Christ pour Saint Paul, s’il est le précurseur des fondateurs
de religions comme Mani et plus tard Mahomet, il demeure pour le
judaïsme le maître indépassable, non seulement le plus grand des
prophètes, le premier législateur, mais aussi et surtout le rédempteur
et le libérateur qui fit sortir son peuple de l’oppressante servitude
de l’Egypte. Il n’est ni un ancêtre, comme les patriarches Abraham,
Isaac ou Jacob, ni un poète royal inspiré comme David, ou bien un roi
sage comme Salomon. Il est la figure de référence, énigmatique et
solaire, le premier récipiendaire et interprète de la Loi (la Torah) et
il est désigné communément dans le judaïsme, de la fin de l’Antiquité
et jusqu’à nos jours, par l’expression : « Moïse notre maître ». C’est
aux traditions juives que nous allons principalement recourir pour
brosser un tableau de celui que l’histoire des religions peut
reconnaître comme le fondateur, au moins symbolique, de la religion
biblique, de ses principales croyances, de ses lois fondamentales, de
ses principes moraux et de ses pratiques cultuelles.
Mais Moïse n’est pas un théologien pas plus qu’il n’est le bâtisseur
d’une doctrine philosophique ou d’un système de croyances élaboré. Si
l’histoire et la légende demeurent inséparables, elles sont unanimes
pour reconnaître en Moïse une personnalité aux multiples facettes :
tour à tour enfant trouvé, prince d’Egypte, fuyard égaré, berger
visionnaire, libérateur d’un peuple opprimé, faiseur de miracles,
conducteur d’âmes égarées, législateur inspiré, maître de sagesse,
thaumaturge, guérisseur, magicien, poète exalté, mystique solitaire,
devin, chef d’une nation d’esclaves, scribe érudit, intercesseur, grand
ordonnateur du culte, homme d’action déterminé, vieillard vigoureux,
prophète en proie au doute, plaideur colérique, pacificateur passionné
– et bien d’autres traits dont la liste est inépuisable. Parmi tous les
visages de Moïse, nous ne retiendrons que quelques-uns qui nous
paraissent les plus utiles pour établir un portrait de la vie
spirituelle du personnage. Ces multiples facettes, pourtant, loin
d’introduire des incohérences dans la biographie de Moïse, témoignent,
par leur variété même, de son humanité concrète que la Bible a su
conserver, traduire littérairement et transmettre, malgré les siècles
et les inévitables distorsions de l’histoire. Notons que la Bible
insiste que le fait que Moïse n’était pas un orateur ni un rhéteur
habile, elle nous raconte qu’il était bègue et malhabile à manier le
verbe. Loin d’être un tribun populaire ou un démagogue, ce n’est pas
par vocation ou par amour du pouvoir qu’il se retrouva à la tête d’un
peuple turbulent. Ce fut un simple accident biographique semble nous
dire l’Ecriture, car Moïse était fait pour la solitude pastorale des
hauteurs semi-arides du Sinaï, pour la méditation et la contemplation
sereine.
Comme la plupart des grands fondateurs ou réformateurs de religions, la
naissance et l’enfance de Moïse sont entourées de circonstances
extraordinaires. Selon une tradition juive non consignée dans la Bible,
Moïse est le benjamin d’une famille de trois enfants, né après les
secondes noces d’Amram et de Jokebed. Ceux-ci avaient auparavant
divorcé pour éviter de donner naissance à des garçons voués à la mort
par un décret du Pharaon d’Egypte qui condamnait tout nouveau-né mâle
parmi les Hébreux à être jeté dans le Nil. Ce Pharaon anonyme redoutait
l’accroissement de ces anciens nomades installés en Egypte depuis
plusieurs générations. Moïse aurait donc dû subir le même sort que ses
frères et devenir la proie des crocodiles. Mais il échappa au premier
génocide dont l’histoire a gardé la trace. Le trouvant « beau »,
splendeur qui avait quelque chose de surnaturel aux yeux de ses
parents, sa mère le cacha pendant trois mois et le garda auprès d’elle,
autant qu’elle le put sans attirer l’attention. Elle confectionna
ensuite une caisse de jonc qu’elle rendit imperméable et elle y déposa
l’enfant, l’abandonnant au gré des courants d’eau du grand fleuve
d’Egypte. C’est là que la fille du Pharaon le découvrit, alors qu’elle
se baignait en compagnie de ses servantes. On raconte que lors de son
premier contact avec le nourrisson, elle fut débarrassée de la lèpre
dont elle était atteinte. Elle confia le petit enfant déjà nimbé d’une
grâce exceptionnelle à une nourrice parmi les Hébreux, qui n’était
autre que sa propre mère. Puis Moïse, plus âgé, fut élevé auprès de sa
mère adoptive, dans les palais royaux d’Egypte. Sans doute, cette
double éducation, d’une part auprès de ses parents biologiques et
nourriciers qui partageaient le sort des esclaves et subissaient une
injuste persécution, et d’autre part dans la cour royale de la
monarchie absolue et persécutrice, donna très vite à Moïse le sentiment
que le monde était scandaleusement déséquilibré et inéquitable et qu’il
aurait un jour à choisir entre ses deux origines.
Avant toute révélation divine et toute intervention miraculeuse, la
figure de Moïse est d’abord celle d’un redresseur de torts qui ne peux
supporter l’injustice sous toutes ses formes : il frappe un surveillant
égyptien qui maltraite un esclave, il tente de séparer des Hébreux qui
se querellent, il met en fuite les agresseurs des filles de Jéthro dans
le désert de Madian aux marges de l’Empire. Elevé comme un prince
d’Egypte, il fait sienne la cause des faibles et des opprimés et il
abandonne la vie confortable et heureuse qui lui était destinée pour
épouser le destin des persécutés et des victimes. L’exigence de justice
l’appelle comme un aimant auquel il ne peut résister. Il est loin de
réprouver l’usage de la violence et de se cantonner à la méditation
silencieuse ou à la prière devant le malheur des hommes : contre les
oppresseurs, les agresseurs, il n’hésite pas à intervenir en payant de
sa personne et en prenant les plus grands risques, au point de fuir la
société et de trouver refuge dans le désert. Celui-ci, tout d’abord,
n’est pas le lieu mythique de solitude contemplative qu’il deviendra
par la suite pour de nombreux mystiques et pour Moïse lui-même. C’est
un endroit aride et inhospitalier, une épreuve pour l’exilé qui
affronte l’humiliation d’un séjour loin des villes et de leurs
grouillantes activités. C’est alors que se produit une bifurcation dans
le cours de la vie du jeune Moïse. Il rencontre un buisson épineux que
l’ardeur du soleil a incendié, mais son regard attentif surprend un
étrange phénomène, qui serait sans doute passé inaperçu si n’avait été
son aptitude à déchiffrer les apparences : si le buisson est tout en
feu, il ne se consume pas. Cette vision lui remet en mémoire les fils
de son peuple asservi, torturés par la servitude, réduits au sort amer
d’un ramassis d’esclaves, mais survivant toujours aux pires épreuves.
Voici que le Dieu sans image du mont Horeb, au-delà du désert,
l’interpelle dans une humble petite flamme de feu. Il lui révèle son
nom et lui confie la mission de délivrer son peuple dont il a entendu
le cri pour le mener en terre promise. Quand il guidera bien plus tard
les Hébreux dans leur exode, c’est en suivant fidèlement cette flamme,
dans une nuée le jour ou une colonne de feu la nuit. Cette flamme,
comme une lampe indiquant un chemin qui ne finira pas, comme un phare
allumé dans un océan de tempête, sera désormais devant lui, l’obsédant,
l’interpellant, ne lui laissant aucun répit. Désormais Moïse se voue
corps et âme à la mission dont il se sent investi : non pas seulement
libérer des esclaves, mais leur inculquer les principes d’une loi de
justice pour construire enfin une société équitable, une « lumière pour
les nations ». S’il ne pourra réaliser son utopie, sinon au milieu d’un
désert où son peuple ne fera que périr ou passer, mais où lui-même sera
enseveli, il en fixe les règles et les institutions, aussi bien dans le
domaine du droit civil, public et pénal que dans celui du culte et de
la pratique religieuse. Il résume son édifice législatif dans le
Décalogue, qui, promulgué au Sinaï après la tumultueuse et périlleuse
sortie d’Egypte, qui fut un vrai arrachement, une sorte d’accouchement
dans la douleur d’un peuple libre et encore inorganisé, devint la
charte explicite ou implicite de toute religion monothéiste et de toute
éthique croyante ou agnostique, pour les siècles et les millénaires qui
suivront.
Pour faire sortir son peuple, Moïse tient tête et défie le Pharaon tout
puissant. Il n’hésitera pas non plus, le moment venu, à forcer Dieu
lui-même à pardonner aux Israélites la fabrication d’un veau d’or. Il
escalade la montagne du Sinaï, voyage symbolique vers le ciel, pour y
recevoir l’enseignement et la Loi de la bouche même de la divinité.
Entre la platitude du désert où s’impatientent les Hébreux et la
hauteur de la montagne où il accède à la vision de l’absolu, Moïse est
le lien entre les contraires les plus extrêmes de l’aventure humaine,
entre la nostalgie de oignons d’Egypte et la manne impalpable qui
descend des nuages, entre ce qui est à la fois animal et angélique dans
la créature. Après chaque ascension dans la montagne, le visage de
Moïse rayonne à son insu. Il est transfiguré, sa chair devient aussi
lumineuse que l’enveloppe spirituelle des anges, mais il ne détourne
pas le regard de la terre des hommes, et pour s’adresser à eux, il
voile sa face sans tourner la tête. Il parle à un rocher, et une source
en jaillit. Il parle à un peuple d’esclaves, et il aspire à la
libération. Il transforme un serpent en bâton, défiant les magiciens
d’Egypte en présence du Pharaon qui demeure un adversaire obstiné. Doté
d’une rare aptitude à renverser les situations les plus désespérées,
lui et son peuple se retrouvent acculés devant les eaux de la Mer des
Joncs, mais Moïse intervient et le miracle le plus célèbre de la Bible
se produit : un vent puissant se met à souffler, la Mer s’ouvre, et les
Hébreux la traversent à pied sec. Ni les hommes, ni les éléments de la
nature ne résistent à la volonté du prophète justicier. A la tête des
Hébreux, il n’a été nommé ou élu par personne. Il ne cherche jamais à
asseoir son autorité en devenant roi ou grand prêtre. Il est et demeure
l’humble fidèle et porte-parole d’un Dieu invisible ; son charisme,
malgré son bégaiement, et sa force de caractère, malgré sa passion, son
prestige moral et son allant lui confèrent un statut unique dans
l’histoire d’Israël. La parole de Dieu résonne dans sa voix, sa lumière
inonde son visage, son ombre le couvre et le protège mais jamais il ne
s’identifie à lui ni ne joue au fils du Soleil comme les Pharaons. Il
ne s’octroie aucun privilège et ne s’installe sur aucun trône. Il
connaît même des problèmes familiaux, ceux d’un simple père de famille
trop accaparé par son activité quotidienne. S’il se sépare tardivement
de sa femme, c’est moins par souci de chasteté ou de pureté que pour se
consacrer pleinement à sa relation intime et constante avec la présence
divine et à son œuvre de guide et de législateur. La Bible ne relate
aucun rêve, aucune vision éthérée qui l’aurait conduit à entrevoir le
futur. Sa vie est une veille continuelle, il semble ne jamais dormir.
Et même dans le berceau d’osier qui l’emportait sur les eaux du Nil,
nouveau-né voué à la mort par le décret du Pharaon, il ne dormait pas
mais criait, et sa vie tout entière ne fut qu’un cri, mille fois poussé
et articulé dans la langue de la loi de justice qu’il voulait
instaurer. Ce passage par la mort suivi d’une nouvelle naissance que
symbolise son abandon sur les eaux du grand fleuve à l’aube de sa vie,
résume d’une certaine façon ce que fut toute l’existence de Moïse.
Comme le dit Lévinas, « Mourir… c'est être la secousse enfantine du
sanglot. » Mais il ne s’avouera jamais vaincu par la fatalité : « Il y
a, avant la mort, toujours une dernière chance, que le héros saisit, et
non pas la mort. Le héros est celui qui aperçoit toujours une dernière
chance ; c'est l'homme qui s'obstine à trouver des chances. » (Lévinas,
Le temps et l’autre). Cette obstination à trouver une issue face aux
obstacles infranchissables déplaça non pas des montagnes mais les eaux
d’une mer furieuse.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le fondateur de trois grandes
religions ne semble guère intéressé par les questions proprement
religieuses. Il ne prône jamais, dans tous les énoncés qui lui sont
attribués, une doctrine de l’au-delà, des attributs divins, du salut,
des rites positifs ou négatifs… Le culte qu’il met en place associe
étroitement les pratiques cultuelles avec une éthique exigeante dont
l’amour du prochain est, avec celui de Dieu, le principe dominant.
Cette association entre le culte et les principes de conduite envers
autrui, engage le sens du juste et de l’injuste au cœur du religieux.
Elle est une grande innovation par rapport aux cultures de l’Antiquité
qui considéraient ces deux domaines comme totalement séparés. Moïse
n’est donc pas seulement le rassembleur et le guide d’un peuple
condamné à l’errance dans un désert qui lui ouvre le chemin vers la
terre promise. Il est le concepteur spirituel d’une intime union entre
le sens de la justice ici-bas, dans la société des hommes, et le sens
de la sainteté et de la pureté dans le culte de Dieu.
Peut-on qualifier les visions de Moïse, ses contacts et ses discussions
répétées avec la divinité, comme étant des expériences mystiques ? La
relation entre prophétisme et mysticisme a donné lieu à de nombreux
débats parmi les spécialistes d’histoire des religions et les
théologiens. Sans entrer dans le détail des argumentations, il suffit
de considérer que si l’on entend par mystique une forme quelconque
d’appréhension à la fois sensible et spirituelle de la divinité, qui
sollicite en même temps les sens et l’intelligence, qui submerge le
sujet et qui lui laisse néanmoins la possibilité de réagir d’une façon
ou d’une autre, il est loisible de d’attribuer une nature mystique aux
expériences de Moïse. Cependant Moïse n’est pas un mystique à
proprement parler dans la mesure où son action se situe au cœur d’un
peuple en cours de constitution dont il façonne les formes générales de
la religion, de ses principales croyances, de ses pratiques et de ses
institutions, cultuelles et civiles. C’est lui qui révèle à toute une
nation la figure du Dieu qui l’a libérée de la servitude et lui a donné
sa Loi, qui instaure un culte sans idole ni représentation plastique,
qui lui inculque le sens de la justice et lui rend odieux et
insupportable l’iniquité. Prophète, mystique, législateur,
révolutionnaire et chef politique se confondent en Moïse. Celui-ci ne
fut pas une figure de père mais de maître spirituel qui dut malgré lui
assumer un destin de libérateur et de guide temporel. Mal à son aise
dans l’exercice du pouvoir, il ne put réaliser son idéal élevé que très
partiellement dans l’errance du désert. Il réussit pourtant à partager
avec ses proches les visions de Dieu et la béatitude de sa présence qui
étaient pour lui des expériences naturelles et il transmit aux
générations à venir une règle de vie qui devait en prolonger
indéfiniment l’actualité.
Buber, Martin, Moïse, P.U.F., 1957.
Néher, André, Moïse et la vocation juive, éditions du Seuil, 1966.
Chouraqui, André, Moïse, editions du Rocher, 1995.
Blot, Jean, Moïse, Albin-Michel, 2001.
Charles Mopsik
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