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Dans Le Livre des Sagesses. L'aventure spirituelle de l'humanité, sous la direction de Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier. Ed. Bayard 2002  

     
MOÏSE, LE BERGER DE LA LOI

 



Par Charles Mopsik

« Ce n’est pas parce que sa vie fut trop brève que Moïse n’atteignit pas Canaan, mais parce que c’était une vie humaine » (Kafka, Journal, 19 octobre 1921).
C’est la Bible et elle seule qui nous apprend l’existence d’un dénommé Moïse (hébreu Moshé), fils d’Amram et de Jokebed, de la tribu de Lévi, qui nous raconte son histoire et nous relate ses faits, ses gestes et ses propos. Nous ne pouvons donc comparer ses récits à nul autre et nous sommes totalement dépendants de cette source unique pour avoir quelque idée de la figure de celui qui a été considéré comme le principal fondateur du monothéisme hébreu et du culte sans image. Plusieurs ont tenté, à partir des indications fournies par la Bible, de reconstituer un personnage historique en éliminant tout ce qui apparaît comme une élaboration mythologique, en le débarrassant de ses traits manifestement légendaires. Ce faisant, ils ne sont parvenus qu’à montrer que le réductionnisme historiciste était surtout l’œuvre de ce que Nietzsche appelait les « eunuques du harem de l’histoire ». Du Moïse haut en couleurs et riche d’une aventure spirituelle qui connut plusieurs rebondissements, ils ont fait une figure sans relief, dont on sait seulement les dates très approximatives (vers le XIIIe siècle av. J.C.), et dont on ignore tout de la fonction, de l’action et du message. Certes, il y eut autant de « Moïse » que de traditions religieuses ; celles de la Bible (du Pentateuque et des Prophètes), des Juifs alexandrins (La vie de Moïse de Philon, Ie siècle ap. J.C. en est une bonne illustration), puis des chrétiens (Grégoire de Nysse, 330-395), et le Moïse des nombreux récits de la littérature rabbinique et des écrits qui lui sont rattachés (traduction araméenne ou Targum, mystique juive ancienne et médiévale). Il y a aussi le Moïse qui traverse les cieux de la littérature intertestamentaire et apocalyptique. Cette profusion de traditions et de récits témoigne de la place éminente qu’il tient dans les diverses versions du judéo-christianisme et de l’enjeu qui s’est rapidement attaché à sa personne : si Moïse est le pédagogue de l’Alliance, préparant la venue de Jésus Christ pour Saint Paul, s’il est le précurseur des fondateurs de religions comme Mani et plus tard Mahomet, il demeure pour le judaïsme le maître indépassable, non seulement le plus grand des prophètes, le premier législateur, mais aussi et surtout le rédempteur et le libérateur qui fit sortir son peuple de l’oppressante servitude de l’Egypte. Il n’est ni un ancêtre, comme les patriarches Abraham, Isaac ou Jacob, ni un poète royal inspiré comme David, ou bien un roi sage comme Salomon. Il est la figure de référence, énigmatique et solaire, le premier récipiendaire et interprète de la Loi (la Torah) et il est désigné communément dans le judaïsme, de la fin de l’Antiquité et jusqu’à nos jours, par l’expression : « Moïse notre maître ». C’est aux traditions juives que nous allons principalement recourir pour brosser un tableau de celui que l’histoire des religions peut reconnaître comme le fondateur, au moins symbolique, de la religion biblique, de ses principales croyances, de ses lois fondamentales, de ses principes moraux et de ses pratiques cultuelles.

Mais Moïse n’est pas un théologien pas plus qu’il n’est le bâtisseur d’une doctrine philosophique ou d’un système de croyances élaboré. Si l’histoire et la légende demeurent inséparables, elles sont unanimes pour reconnaître en Moïse une personnalité aux multiples facettes : tour à tour enfant trouvé, prince d’Egypte, fuyard égaré, berger visionnaire, libérateur d’un peuple opprimé, faiseur de miracles, conducteur d’âmes égarées, législateur inspiré, maître de sagesse, thaumaturge, guérisseur, magicien, poète exalté, mystique solitaire, devin, chef d’une nation d’esclaves, scribe érudit, intercesseur, grand ordonnateur du culte, homme d’action déterminé, vieillard vigoureux, prophète en proie au doute, plaideur colérique, pacificateur passionné – et bien d’autres traits dont la liste est inépuisable. Parmi tous les visages de Moïse, nous ne retiendrons que quelques-uns qui nous paraissent les plus utiles pour établir un portrait de la vie spirituelle du personnage. Ces multiples facettes, pourtant, loin d’introduire des incohérences dans la biographie de Moïse, témoignent, par leur variété même, de son humanité concrète que la Bible a su conserver, traduire littérairement et transmettre, malgré les siècles et les inévitables distorsions de l’histoire. Notons que la Bible insiste que le fait que Moïse n’était pas un orateur ni un rhéteur habile, elle nous raconte qu’il était bègue et malhabile à manier le verbe. Loin d’être un tribun populaire ou un démagogue, ce n’est pas par vocation ou par amour du pouvoir qu’il se retrouva à la tête d’un peuple turbulent. Ce fut un simple accident biographique semble nous dire l’Ecriture, car Moïse était fait pour la solitude pastorale des hauteurs semi-arides du Sinaï, pour la méditation et la contemplation sereine.

Comme la plupart des grands fondateurs ou réformateurs de religions, la naissance et l’enfance de Moïse sont entourées de circonstances extraordinaires. Selon une tradition juive non consignée dans la Bible, Moïse est le benjamin d’une famille de trois enfants, né après les secondes noces d’Amram et de Jokebed. Ceux-ci avaient auparavant divorcé pour éviter de donner naissance à des garçons voués à la mort par un décret du Pharaon d’Egypte qui condamnait tout nouveau-né mâle parmi les Hébreux à être jeté dans le Nil. Ce Pharaon anonyme redoutait l’accroissement de ces anciens nomades installés en Egypte depuis plusieurs générations. Moïse aurait donc dû subir le même sort que ses frères et devenir la proie des crocodiles. Mais il échappa au premier génocide dont l’histoire a gardé la trace. Le trouvant « beau », splendeur qui avait quelque chose de surnaturel aux yeux de ses parents, sa mère le cacha pendant trois mois et le garda auprès d’elle, autant qu’elle le put sans attirer l’attention. Elle confectionna ensuite une caisse de jonc qu’elle rendit imperméable et elle y déposa l’enfant, l’abandonnant au gré des courants d’eau du grand fleuve d’Egypte. C’est là que la fille du Pharaon le découvrit, alors qu’elle se baignait en compagnie de ses servantes. On raconte que lors de son premier contact avec le nourrisson, elle fut débarrassée de la lèpre dont elle était atteinte. Elle confia le petit enfant déjà nimbé d’une grâce exceptionnelle à une nourrice parmi les Hébreux, qui n’était autre que sa propre mère. Puis Moïse, plus âgé, fut élevé auprès de sa mère adoptive, dans les palais royaux d’Egypte. Sans doute, cette double éducation, d’une part auprès de ses parents biologiques et nourriciers qui partageaient le sort des esclaves et subissaient une injuste persécution, et d’autre part dans la cour royale de la monarchie absolue et persécutrice, donna très vite à Moïse le sentiment que le monde était scandaleusement déséquilibré et inéquitable et qu’il aurait un jour à choisir entre ses deux origines.
Avant toute révélation divine et toute intervention miraculeuse, la figure de Moïse est d’abord celle d’un redresseur de torts qui ne peux supporter l’injustice sous toutes ses formes : il frappe un surveillant égyptien qui maltraite un esclave, il tente de séparer des Hébreux qui se querellent, il met en fuite les agresseurs des filles de Jéthro dans le désert de Madian aux marges de l’Empire. Elevé comme un prince d’Egypte, il fait sienne la cause des faibles et des opprimés et il abandonne la vie confortable et heureuse qui lui était destinée pour épouser le destin des persécutés et des victimes. L’exigence de justice l’appelle comme un aimant auquel il ne peut résister. Il est loin de réprouver l’usage de la violence et de se cantonner à la méditation silencieuse ou à la prière devant le malheur des hommes : contre les oppresseurs, les agresseurs, il n’hésite pas à intervenir en payant de sa personne et en prenant les plus grands risques, au point de fuir la société et de trouver refuge dans le désert. Celui-ci, tout d’abord, n’est pas le lieu mythique de solitude contemplative qu’il deviendra par la suite pour de nombreux mystiques et pour Moïse lui-même. C’est un endroit aride et inhospitalier, une épreuve pour l’exilé qui affronte l’humiliation d’un séjour loin des villes et de leurs grouillantes activités. C’est alors que se produit une bifurcation dans le cours de la vie du jeune Moïse. Il rencontre un buisson épineux que l’ardeur du soleil a incendié, mais son regard attentif surprend un étrange phénomène, qui serait sans doute passé inaperçu si n’avait été son aptitude à déchiffrer les apparences : si le buisson est tout en feu, il ne se consume pas. Cette vision lui remet en mémoire les fils de son peuple asservi, torturés par la servitude, réduits au sort amer d’un ramassis d’esclaves, mais survivant toujours aux pires épreuves. Voici que le Dieu sans image du mont Horeb, au-delà du désert, l’interpelle dans une humble petite flamme de feu. Il lui révèle son nom et lui confie la mission de délivrer son peuple dont il a entendu le cri pour le mener en terre promise. Quand il guidera bien plus tard les Hébreux dans leur exode, c’est en suivant fidèlement cette flamme, dans une nuée le jour ou une colonne de feu la nuit. Cette flamme, comme une lampe indiquant un chemin qui ne finira pas, comme un phare allumé dans un océan de tempête, sera désormais devant lui, l’obsédant, l’interpellant, ne lui laissant aucun répit. Désormais Moïse se voue corps et âme à la mission dont il se sent investi : non pas seulement libérer des esclaves, mais leur inculquer les principes d’une loi de justice pour construire enfin une société équitable, une « lumière pour les nations ». S’il ne pourra réaliser son utopie, sinon au milieu d’un désert où son peuple ne fera que périr ou passer, mais où lui-même sera enseveli, il en fixe les règles et les institutions, aussi bien dans le domaine du droit civil, public et pénal que dans celui du culte et de la pratique religieuse. Il résume son édifice législatif dans le Décalogue, qui, promulgué au Sinaï après la tumultueuse et périlleuse sortie d’Egypte, qui fut un vrai arrachement, une sorte d’accouchement dans la douleur d’un peuple libre et encore inorganisé, devint la charte explicite ou implicite de toute religion monothéiste et de toute éthique croyante ou agnostique, pour les siècles et les millénaires qui suivront.

Pour faire sortir son peuple, Moïse tient tête et défie le Pharaon tout puissant. Il n’hésitera pas non plus, le moment venu, à forcer Dieu lui-même à pardonner aux Israélites la fabrication d’un veau d’or. Il escalade la montagne du Sinaï, voyage symbolique vers le ciel, pour y recevoir l’enseignement et la Loi de la bouche même de la divinité. Entre la platitude du désert où s’impatientent les Hébreux et la hauteur de la montagne où il accède à la vision de l’absolu, Moïse est le lien entre les contraires les plus extrêmes de l’aventure humaine, entre la nostalgie de oignons d’Egypte et la manne impalpable qui descend des nuages, entre ce qui est à la fois animal et angélique dans la créature. Après chaque ascension dans la montagne, le visage de Moïse rayonne à son insu. Il est transfiguré, sa chair devient aussi lumineuse que l’enveloppe spirituelle des anges, mais il ne détourne pas le regard de la terre des hommes, et pour s’adresser à eux, il voile sa face sans tourner la tête. Il parle à un rocher, et une source en jaillit. Il parle à un peuple d’esclaves, et il aspire à la libération. Il transforme un serpent en bâton, défiant les magiciens d’Egypte en présence du Pharaon qui demeure un adversaire obstiné. Doté d’une rare aptitude à renverser les situations les plus désespérées, lui et son peuple se retrouvent acculés devant les eaux de la Mer des Joncs, mais Moïse intervient et le miracle le plus célèbre de la Bible se produit : un vent puissant se met à souffler, la Mer s’ouvre, et les Hébreux la traversent à pied sec. Ni les hommes, ni les éléments de la nature ne résistent à la volonté du prophète justicier. A la tête des Hébreux, il n’a été nommé ou élu par personne. Il ne cherche jamais à asseoir son autorité en devenant roi ou grand prêtre. Il est et demeure l’humble fidèle et porte-parole d’un Dieu invisible ; son charisme, malgré son bégaiement, et sa force de caractère, malgré sa passion, son prestige moral et son allant lui confèrent un statut unique dans l’histoire d’Israël. La parole de Dieu résonne dans sa voix, sa lumière inonde son visage, son ombre le couvre et le protège mais jamais il ne s’identifie à lui ni ne joue au fils du Soleil comme les Pharaons. Il ne s’octroie aucun privilège et ne s’installe sur aucun trône. Il connaît même des problèmes familiaux, ceux d’un simple père de famille trop accaparé par son activité quotidienne. S’il se sépare tardivement de sa femme, c’est moins par souci de chasteté ou de pureté que pour se consacrer pleinement à sa relation intime et constante avec la présence divine et à son œuvre de guide et de législateur. La Bible ne relate aucun rêve, aucune vision éthérée qui l’aurait conduit à entrevoir le futur. Sa vie est une veille continuelle, il semble ne jamais dormir. Et même dans le berceau d’osier qui l’emportait sur les eaux du Nil, nouveau-né voué à la mort par le décret du Pharaon, il ne dormait pas mais criait, et sa vie tout entière ne fut qu’un cri, mille fois poussé et articulé dans la langue de la loi de justice qu’il voulait instaurer. Ce passage par la mort suivi d’une nouvelle naissance que symbolise son abandon sur les eaux du grand fleuve à l’aube de sa vie, résume d’une certaine façon ce que fut toute l’existence de Moïse. Comme le dit Lévinas, « Mourir… c'est être la secousse enfantine du sanglot. » Mais il ne s’avouera jamais vaincu par la fatalité : « Il y a, avant la mort, toujours une dernière chance, que le héros saisit, et non pas la mort. Le héros est celui qui aperçoit toujours une dernière chance ; c'est l'homme qui s'obstine à trouver des chances. » (Lévinas, Le temps et l’autre). Cette obstination à trouver une issue face aux obstacles infranchissables déplaça non pas des montagnes mais les eaux d’une mer furieuse.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le fondateur de trois grandes religions ne semble guère intéressé par les questions proprement religieuses. Il ne prône jamais, dans tous les énoncés qui lui sont attribués, une doctrine de l’au-delà, des attributs divins, du salut, des rites positifs ou négatifs… Le culte qu’il met en place associe étroitement les pratiques cultuelles avec une éthique exigeante dont l’amour du prochain est, avec celui de Dieu, le principe dominant. Cette association entre le culte et les principes de conduite envers autrui, engage le sens du juste et de l’injuste au cœur du religieux. Elle est une grande innovation par rapport aux cultures de l’Antiquité qui considéraient ces deux domaines comme totalement séparés. Moïse n’est donc pas seulement le rassembleur et le guide d’un peuple condamné à l’errance dans un désert qui lui ouvre le chemin vers la terre promise. Il est le concepteur spirituel d’une intime union entre le sens de la justice ici-bas, dans la société des hommes, et le sens de la sainteté et de la pureté dans le culte de Dieu.
Peut-on qualifier les visions de Moïse, ses contacts et ses discussions répétées avec la divinité, comme étant des expériences mystiques ? La relation entre prophétisme et mysticisme a donné lieu à de nombreux débats parmi les spécialistes d’histoire des religions et les théologiens. Sans entrer dans le détail des argumentations, il suffit de considérer que si l’on entend par mystique une forme quelconque d’appréhension à la fois sensible et spirituelle de la divinité, qui sollicite en même temps les sens et l’intelligence, qui submerge le sujet et qui lui laisse néanmoins la possibilité de réagir d’une façon ou d’une autre, il est loisible de d’attribuer une nature mystique aux expériences de Moïse. Cependant Moïse n’est pas un mystique à proprement parler dans la mesure où son action se situe au cœur d’un peuple en cours de constitution dont il façonne les formes générales de la religion, de ses principales croyances, de ses pratiques et de ses institutions, cultuelles et civiles. C’est lui qui révèle à toute une nation la figure du Dieu qui l’a libérée de la servitude et lui a donné sa Loi, qui instaure un culte sans idole ni représentation plastique, qui lui inculque le sens de la justice et lui rend odieux et insupportable l’iniquité. Prophète, mystique, législateur, révolutionnaire et chef politique se confondent en Moïse. Celui-ci ne fut pas une figure de père mais de maître spirituel qui dut malgré lui assumer un destin de libérateur et de guide temporel. Mal à son aise dans l’exercice du pouvoir, il ne put réaliser son idéal élevé que très partiellement dans l’errance du désert. Il réussit pourtant à partager avec ses proches les visions de Dieu et la béatitude de sa présence qui étaient pour lui des expériences naturelles et il transmit aux générations à venir une règle de vie qui devait en prolonger indéfiniment l’actualité.


Buber, Martin, Moïse, P.U.F., 1957.
Néher, André, Moïse et la vocation juive, éditions du Seuil, 1966.
Chouraqui, André, Moïse, editions du Rocher, 1995.
Blot, Jean, Moïse, Albin-Michel, 2001.

Charles Mopsik


 

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