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Mon cher Abraham,
En contemplant tes dernières toiles, je n'ai pu m'empêcher de me
faire cette réflexion : l'artiste peintre est un penseur de
l'impensable, qui emploie le geste et la couleur comme le philosophe ou
le mystique se sert de mots. Mais les mots sont toujours limités par
leur utilisation sociale et conventionnelle, et à moins de créer une
nouvelle langue, ils ne permettent jamais de dire l'infini. Ta
peinture, mieux que toute autre, m'aide à comprendre ce que Guy
Lardreau, un philosophe contemporain, dit de l'oeuvre d'art : qu'elle
est une finalité sans fin. Tes anges sont plus vrais que ceux que les
extatiques rencontrent au ciel, tes serpents plus réels que ceux que
les charmeurs apprivoisent, parce qu'ils font partie d'un monde que
toi, le créateur d'une langue picturale qu'aucun dictionnaire
n'enferme, projette sur un support spatial à l'échelle de nos vies et
de nos demeures. Tu rends accessible à notre regard une vision de ce
monde sans fin, par une lumière qui force les yeux à s'enfoncer au plus
profond, par des couleurs d'une beauté surnaturelle et dont les
miroitements illimités illuminent avec une étrange exactitude les creux
et les noirs de notre conscience. Tu contrôles l'incontrôlable passion
de voir ce qui se tient au-delà du Rideau céleste, au coeur du Saint
des Saints. Tes peintures provoquent chez ceux qui les scrutent un
éblouissement qui laisse d'abord sans mot, mais qui, après ce jeûne de
la parole, cette purification salutaire de tous les bavardages, aiguise
la pensée et réveille une puissance de dire insoupçonnée, endormie par
le fracas et le bourdonnement incessant des images. Tu maîtrises par ta
peinture les signes d'un réel qui se dissimule derrière les apparences
et les simulacres, tu touches l'invisible avec ton pinceau, et tu aides
les hommes à le voir en les faisant jouir d'une harmonie de formes et
de couleurs qui ne sont déjà plus tout à fait de ce monde. Ta peinture
vient d'ailleurs, elle perce le présent comme une pointe fine et nous
emporte dans une traversée de l'océan des illusions pour nous mener sur
le rivage d'une vérité au-delà des mots. Tu a su conjuguer le Beau et
le Vrai comme nul autre avant toi. Tu es un faiseur de merveilles.
Bien à toi,
Charles Mopsik
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