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LE LIVRE DU GENTIL ET DES TROIS SAGES
DE RAYMOND LULLE ET L'INTRODUCTION
AU HASSIDISME DE JEAN DE MENASCE


 




Par Charles Mopsik

Le Livre du Gentil et des trois sages de Raymond Lulle et l'Introduction au Hassidisme de Jean de Menasce ont été écrits à des siècles de distance mais ils ont en commun de proposer une présentation du judaïsme d'un point de vue chrétien. Dans les deux cas il ne s'agit pas de savants ouvrages historiques mais d'exposés qui se veulent ouverts et bienveillants.
 Le premier est l'oeuvre d'un prêtre et érudit catalan qui l'écrit vers 1274-1276, à une époque où se déchaînait la propagande missionnaire de l'Eglise et de l'ordre des dominicains en particulier, à l'adresse des Juifs. Au coeur de cette période marquée par de grandes controverses théologiques suscitées par le désir des chrétiens de convertir les Juifs, le livre de R. Lulle semble à première vue un havre de paix et de réconciliation. L'auteur imagine une discussion entre un Païen, un Juif, un Chrétien et un Musulman (un sarrasin comme l'on disait alors). Au terme de cet échange de vues affable, lors duquel chaque protagoniste expose les principes de sa religion, le Païen, est convaincu de la vérité de la religion révélée et décide d'adhérer à elle - l'auteur se garde de dire explicitement pour quelle religion le Gentil opte. La conclusion de l'ouvrage semble prôner une fusion des trois religions en une seule : "De même que nous avons un seul Dieu, un seul créateur, un seul Seigneur, il nous faut avoir une seule loi, une seule religion, une seule manière d'aimer et d'honorer Dieu, il faut que nous nous aimions et que nous nous aidions les uns les autres, il faut qu'aucune différence, aucune divergence de foi ni de coutume ne nous oppose" (p. 272). A première vue, nous avons là l'expression d'un rêve d'unanimité, de fusion irénique des trois religions révélées pour la paix et le bonheur du genre humain. Lulle prônerait la concorde entre Judaïsme, Christianisme et Islam et aurait exposé avec objectivité et sans aucun sous-entendu polémique les croyances des trois religions, et singulièrement du judaïsme dont il brosserait un tableau "pertinent", à en croire Armand Llinarès, qui a traduit l'ouvrage du catalan, l'a introduit et annoté. Ce regard sur l'ouvrage nous paraît en réalité bien naïf. Un mot d'abord sur la documentation déficiente en ce qui concerne les références au judaïsme. A. Llinarès cite une formule de la Amidah qui n'existe pas (p. 23 note 21, et p. 95 note 2), ignore que Maïmonide a écrit aussi des livres en hébreu (p. 25-26), ignore presque tout de la philosophie juive écrite en hébreu (p. 127), présente le Talmud et la Michnah et façon tendancieuse (p. 27), en minimisant l'importance quantitative de tout ce qui n'est pas purement "juridique" dans les corpus rabbiniques, ignore le travail de M. Idel sur Abraham Aboulafia (p. 34). Mais ceci n'est rien au regard du fait qu'il entérine comme formule honnête et "fondée" (p. 128 note 53) une assertion que R. Lulle met dans la bouche du sage juif et qui n'est autre que "l'aveu" de ce que la polémique chrétienne anti-juive a toujours reproché à la religion d'Israël. Comment s'aveugler sur le sens de cette proposition : "Nous avons cependant une science, le Talmud, une grande science, d'un important et subtil enseignement [...] si important et si subtil qu'il nous empêche d'avoir connaissance de l'autre siècle, surtout que par sa science nous inclinons vers le droit pour avoir la perfection des biens de ce monde" (p. 127). Autrement dit, le Talmud empêche les Juifs de se soucier de l'autre monde et du salut de leur âme, il les fait tendre à ne s'intéresser qu'aux "biens de ce monde". L'image classique de l'anti-judaïsme chrétien du "juif charnel" et de la "lettre qui tue" dont le juif serait encore l'esclave volontaire alors que la délivrance est venue affleure avec netteté dans ce passage et révèle la véritable intention de Lulle ; celui-ci consacrera sa vie à polémiquer contre la religion juive et l'islam, à rêver d'une nouvelle croisade, et entreprendra plusieurs expéditions missionnaires au Maghreb. La réconciliation qu'il évoque dans cet ouvrage est, sans aucun doute possible, la conversion au catholicisme de tous les hommes. Cet ouvrage d'un prêtre catalan de la fin du XIIIe siècle est une tentative si intelligente et fine pour désarmer l'adversaire religieux et le convaincre par l'insinuation de l'unique validité du christianisme qu'un auteur contemporain à pu encore se laisser berner. Cela dit, nos remarques n'enlèvent rien à l'intérêt historique de ce livre qui est un document précieux et singulier, qui recèle sans doute encore beaucoup d'éléments énigmatiques.
 De l'Introduction au Hassidisme de Jean de Menasce ne nous dirons qu'un mot. C'est un texte attachant, solidement documenté, aux exposés brillants et clairs, rempli de sympathie et d'admiration envers le hassidisme. Il ne s'agit pas d'une étude historique, mais d'une véritable introduction, au sens où l'auteur se plaît à faire découvrir à ses lecteurs un monde trop méconnu ou trop mal jugé à son gré. Comme l'explique Guy Monnot dans la préface, ce livre avait été publié une première fois en 1931 sous le titre : Quand Israël aime Dieu. Il était précédé d'un avant-propos d'une quarantaine de pages qui n'a pas été réédité. Ces pages, qui sont sans conteste datées et appartiennent à une époque révolue, n'en éclairaient pas moins l'intention de l'auteur, qui fut juif en Egypte avant de devenir père dominicain à Paris, et qui devint l'un des plus grands iranologues de ce siècle. Ce livre mériterait à lui seul un très long compte-rendu, autant pour son approche du hassidisme que pour le témoignage historique qu'il représente.

Raymond Lulle, Le Livre du gentil et des trois sages, traduction, annotation et note de A. Llinarès, Le Cerf, collection "Sagesses chrétiennes" 1993, 149 Fr.

Jean de Menasce, Introduction au Hassidisme, préface de Guy Monnot, Le Cerf, collection "Patrimoines", 1993, 90 Fr.

                                          Charles Mopsik




 
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