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ELIE BENAMOZEGH
(Livourne, 1823-1900) a consacré toute son énergie à la défense et à la
diffusion de la cabale, à une époque où les milieux savants juifs
d'Europe la refusaient comme doctrine “étrangère”, fausse ou barbare.
Rabbin à Livourne où il enseignait la théologie au séminaire rabbinique
et assumait la tâche de rabbin-prédicateur, Benamozegh s'était nourri
dès son plus jeune âge de cabbale et de philosophie. Il avait étudié la
première avec son oncle maternel, Yéhoudah Coriat, d'origine marocaine
comme l'était d'ailleurs la famille paternelle (Fès) ; puisqu'il avait
“reçu” la doctrine, comme il le déclare très discrètement dans une
oeuvre de jeunesse (Eimath mafguia'), il peut être considéré comme un
véritable meqoubbal. Il s'était en revanche initié à la seconde en
autodidacte.
Son oeuvre est abondante et variée : elle couvre les domaines de
l'exégèse biblique (Nir le-Dawid, commentaire sur les Psaumes, Livourne
1858 ; Em la-Miqra, commentaire sur le Pentateuque, 5 vol., ivi
1862-1865) ; du droit (Delle fonti del diritto ebraico, ivi 1882 ;
Ya'aneh ba-'es, ivi 1886) ; de l'apologie (Morale Juive et morale
chrétienne, Paris 1867) ; de la polémique (Eimath mafguia', Livourne
1855 ; Ta'am leshad, ivi 1863), de l'histoire (Storia degli Esseni,
Florence 1865) ; et du projet religieux (Israël et l'humanité, Paris
1914). Mais c'est dans la théologie qu'il donnera le meilleur de
lui-même (Teologia: Dio, Livourne 1877 ; Spinoza et la kabbale, dans
Univers Israélite XIX, 1864). Une démarche théologique est par ailleurs
présente dans tous ses ouvrages.
Elia Benamozegh participe au débat philosophique européen avec une
forma mentis de cabbaliste. De ce fait, sa pensée peut être lue aussi
bien dans un contexte général qu'à l'intérieur d'une tradition
spécifiquement juive. Cette double appartenance a pu nuire à la
réception de son oeuvre : repoussé par les rabbins de Syrie et de Terre
Sainte puisque scandaleusement ouvert aux mythologies du Moyen Orient
et au christianisme, aux marges de la grande culture européenne à cause
des réserves vis-à-vis de ses références cabbalistique, il se définit
lui-même, non sans ironie, “comme suspendu en l'air” (Tzori Guil'ad,
dans Ha-Levanon, suppl., Paris 1871). Il se range aux côtés du
philosophe catholique libéral Vincenzo Gioberti (1801-1852), en
partageant sa critique de la dialectique hégélienne. Pour les deux
penseurs religieux, la synthèse précède les moments de la thèse et de
l'antithèse, Dieu précède le monde et l'homme ; l'histoire humaine est
un progrès à l'infini, qui tend à se rapprocher de la plénitude divine
(Teologia). Dans ce sens, Benamozegh est un penseur progressiste qui
partage l'optimisme de son siècle : mais le progrès tel qu'il l'entend
s'identifie au retour à Dieu, dans un procès - à jamais inachevé -
d'unification du divin éparpillé dans le monde. Les visions unitaires
du néoplatonisme et de la cabale acquièrent une forme plus dynamique,
et plus ample (l'acteur du progrès n'est pas l'individu, mais
l'Humanité). L'évolutionnisme darwinien n'est pas absent non plus de
son élaboration théorique : il l'insère dans un contexte métaphysique,
dans lequel joue un rôle primordial le concept de berour, sélection.
La contribution la plus originale de Benamozegh est probablement l'idée
de l'être comme série de consciences concentriques, et de Dieu comme
Conscience des consciences. L'histoire consiste en un passage
progressif de l'inconscient au conscient, et Dieu représente la
conscience déployée (Bibliothèque de l'hébraïsme, Livourne 1897). On
peut retrouver ici l'ancienne idée cabalistique (Cf. Ezra de Gérone,
Commentaire sur le Cantique des Cantiques) de la création comme passage
de l'inconnu au connu, la manifestation progressive de ce qui a
toujours existé, et le schéma mental des séfiroth comme circonférences
concentriques ; tout cela s'insère en même temps dans la mouvance de
l'idéalisme allemand, mais aussi de la psychanalyse (Freud n'est pas
loin).
La cabale représente, pour Benamozegh, la véritable tradition
dogmatique du judaïsme qui serait, sans ses doctrines, une énorme
machine rituelle sans raison idéale profonde ; elle peut représenter
une solution à la crise religieuse de l'Europe, puisqu'elle réunit le
monothéisme “sémitique” et l'esprit de multiplicité propre aux “aryens”
(Israël et l'humanité). Il faut bien la distinguer du christianisme et
du spinozisme, qui ont cassé l'équilibre délicat entre monde divin (en
particulier la séfirah malkhouth) et monde humain : le premier en ôtant
toute positivité au monde humain (il l'appelle “union vers le haut”,
Morale juive et morale chrétienne, L'origine des dogmes chrétiens,
inédit), le second en le divinisant (c'est l'”union vers le bas”,
Spinoza et la kabbale, Bibliothèque de l'hébraïsme). La présence de la
notion talmudique et cabalistique de qitsouts ha-neti'oth (couper les
jeunes pousses), comme indication des limites entre l'orthodoxie et le
basculement vers l'hérésie, est dans ce cas évidente.
Benamozegh s'opposait, comme la plupart de ses contemporains juifs
d'Europe de l'Ouest, à la tournure que la cabale avait prise chez les
hassidim de l'Est, qui lui semblait orientée vers la “thaumaturgie”,
dépourvue de son noyau philosophique et, au fond, obscurantiste. Quant
au débat sur l'authenticité de l'attribution du Zohar, il y participa
de façon originale, en se déclarant prêt à accepter l'hypothèse d'une
rédaction médiévale, mais en maintenant l'ancienneté et le caractère
traditionnel des doctrines (Ta'am leshad ; Lettere a S. D. Luzzatto,
Livourne 1890). Dans ce domaine, comme dans d'autres (par exemple la
théorie du langage), la vision historique de Benamozegh semble
supérieure au positivisme naïf, qui triomphait à l'époque dans l'Europe
savante.
Alessandro Guetta.
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