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Par Charles Mopsik
R. Yohanan ben Zakkaï avait
coutume de dire: « Si tu as beaucoup étudié la Torah, ne t’en orgueillit
pas, car c’est pour cela que tu as été créé » (Michnah Avot, 2:8).
De la ville assiégée à la salle
d’étude
Yohanan ben Zakkaï est un tanna,
c’est-à-dire un enseignant de première génération qui était à la tête des
pharisiens à la fin de la période du Second Temple et dans les années qui
suivirent sa destruction (-70). Comme Moïse et Hillel avant lui, la tradition
veut qu’il ait vécu cent vingt ans, divisé en trois périodes : « Il
travailla quarante années, étudia quarante années et enseigna durant quarante
ans » (Sifré Deut. 3:57). Il aurait été le disciple d’Hillel et de
Chammaï (Avot 2:8). D’emblée, celui qui devint l’un des premiers maîtres
du judaïsme rabbinique est placé sur le même plan que les plus grands
fondateurs et réformateurs de la religion juive. Il aurait d’abord passé
dix-huit ans en Basse-Galilée et il revint à Jérusalem où il vécut le reste de
sa vie. Il réforma la législation juive pour l’adapter aux nouvelles conditions
de vie d’après la destruction du Temple et l’arrêt du culte sacerdotal qui y
était rendu. En tant que chef du parti pharisien, il s’opposa aux sadducéens et
aux prêtres dans le domaine règles relatives du service du Temple mais aussi
dans celui des lois de pureté et dans le droit civil et pénal. Il s’efforça de
restreindre les privilèges de la caste sacerdotale. Lorsque la révolte contre
les Romains éclata (66 av. J.C.), Yohanan ne se mêla pas aux événements
politiques. Il s’opposa à la révolte en ne croyant pas qu’elle pouvait être
couronnée de succès. Alors que la situation dans Jérusalem assiégée par les
armées romaines empirait, il décida de fuir la cité en simulant la maladie et
la mort et en se faisant transporter dans un cercueil par ses élèves. Une fois
hors de la ville, il fut amené dans le camp romain et il y fut reçu par
Vespasien, commandant des légions du siège, qu’il salua comme le futur
empereur. Réprimandé pour lui avoir accordé un titre qui ne lui revenait pas,
Yohanan cita les Ecritures d’après lesquelles Jérusalem et le Temple ne
tomberaient qu’à la suite de l’intervention d’un roi. Tandis qu’ils
discutaient, un message arriva de Rome annonçant que l’empereur Néron était
mort et que Vespasien avait été élu comme son successeur. Avant que celui-ci ne
retourne à Rome, il permit à Yohanan de formuler une requête, ce dernier
demanda alors : « Donne-moi Yavneh et ses sages » (Gitin 56a-b).
Bien que le caractère historique de cette anecdote ait été mise en doute par
les historiens, elle s’intégra à la tradition juive et symbolise à elle seule
le tournant que le judaïsme connut, passant d’une religion centrée sur le culte
du Temple de Jérusalem à une religion centré sur les prières et la synagogue.
De même, l’image du sage qui réussit à franchir le siège de la ville sainte en
se faisant passer pour mort, symbolise la mort apparente du judaïsme après la
destruction du Temple, et sa survie quasi-clandestine dans le
« cercueil » des études érudites. En effet, en demandant qu’on lui
accorde Yavneh, centre des études juridiques et religieuses même avant la
destruction du Temple, et les sages qui s’y trouvaient, Yohanan obtenait le
moyen de surmonter les pertes résultant de la guerre désastreuse contre les
Romains : un nouveau site pour le Sanhédrin (l’assemblée des sages, sorte
de tribunal et de parlement religieux), et la conservation de sa suprématie. Ce
geste signifia aussi l’avènement d’une doctrine rabbinique marquée par le
désintérêt pour les questions politiques et un recentrage sur les problèmes de
pratiques et de croyances religieuses.
Yohanan dirigeait lui-même le
tribunal de Yavneh et on lui attribue de nombreux préceptes fondamentaux. Il
fut rejoint par d’éminents confrères et ils réglèrent ensemble plusieurs
controverses et assurèrent la relève de la direction religieuse du peuple juif.
En particulier, il plaça l’étude de la Torah (le Pentateuque et la Loi révélée,
écrite et orale) au premier rang des devoirs religieux, ce qui donna au
judaïsme un caractère intellectualiste prépondérant pour les siècles à venir.
Tout en dégageant les principes éthiques à l’arrière-plan des préceptes
normatifs des codes bibliques, il s’engagea résolument dans l’exploration de la
voie mystique dont il devint l’une des figures fondatrices, mettant au premier
plan l’œuvre du char céleste (la vision d’Ezéchiel) et l’œuvre de la création
(le récit de la Genèse). Mais il demeura très discret sur ses conceptions et
ses connaissances réputées et étendues
des « secrets de la Torah ». La plupart de ses enseignements furent
transformés et arrangés au fil du temps par les générations de ceux qui se les
transmirent. Yohanan ben Zakkaï fut donc le plus important réformateur des
institutions juives de la fin de l’Antiquité et c’est à lui que l’on doit le
mouvement religieux qui aboutit au développement de la pensée rabbinique qui
s’attacha à transcrire, à ordonner et à analyser les traditions orales
accumulées pendant des siècles parallèlement à la tradition écrite.
Le Talmud et sa rédaction
Cette tradition ou loi orale,
qui apparaît comme l’explicitation et l’approfondissement de la Torah écrite
(l’Ancien Testament, la Bible hébraïque) dans ses plus infimes détails, fut
ensuite couchée par écrit sous la forme de la Michnah et de la Guemara,
l’ensemble constituant le Talmud. « Michnah » signifie répétition ou
instruction. Elle fut rédigée par Yehoudah ha-Nassi (Judah le Patriarche) au
deuxième siècle. Ce premier corpus de textes juridiques écrits en hébreu récapitule
brièvement l’ensemble des enseignements de la tradition orale. L’étude assidue
de la Michnah, dans les académies de Terre sainte et de Babylone, conduisit à
l’émergence de deux Talmuds, celui que l’on appelle improprement « Talmud
de Jérusalem » (écrit en fait à Séphoris, Césarée et Tibériade) et celui
que l’on dénomme « Talmud de Babylone ». Ce vaste corpus de
textes hébreux et surtout araméens, est le fondement de l’autorité des lois et
des traditions juives accumulées pendant une période de sept siècles, depuis
200 av. J.C. jusqu’à 600 environ. En tant que commentaire sur la Michnah, la
Guemara, qui forme la plus grande partie du Talmud, expose les discussions qui
se sont poursuivies pendant trois siècles entre les successeurs de Yohanan ben
Zakkaï et de ses collègues.
Le Talmud comprend, comme la
Michnah, six parties, ou « ordres » (sedarim). Il a recueilli
aussi d’innombrables enseignements anciens qui ne figurent pas dans la Michnah
mais qui remontent à la même époque et à l’enseignement des Tannaïm (enseignants
des Iier et IIième siècles). Groupés sous le nom de Beraïtot (litt.
« choses extérieures »), une partie a été éditée séparément dans un
corpus important appelé Tossefta (« complément »). A la différence de
la Michnah qui ressemble à une anthologie d’aphorismes juridiques, les textes
de la Guemara (litt. « apprentissage »), ont retenu et archivé les
démarches interprétatives des écoles rabbiniques. L’objet principal des
discussions qui y sont présentées consiste dans l’élucidation du texte de la
Michnah. Mais à la différence de cette dernière, la Guemara ne se limite pas
aux questions législatives et de pratiques religieuses (Halakhah), on y trouve,
entremêlées à des discussions normatives, de grandes sections narratives
(Aggadah), concernant des récits de la Bible, des personnages et des
événements, ainsi que des sujets théologiques, éthiques, des conseils médicaux,
des observations touchant la démonologie, des histoires édifiantes et mêmes des
passages mystiques et apocalyptiques.
Outre le Talmud dans ses deux
versions (celle de Babylone, plus complète, s’imposera par la suite sur celle
de Jérusalem et fera autorité), on compte aussi des traités dits
« mineurs », rassemblés dans un corpus séparé, qui traitent de
questions éthiques, techniques, des conversions, etc., et qui ont été rédigés
plus tardivement (entre le VIIe et le IXe siècle).
Cet ensemble très volumineux
aux contours un peu flous fut à son tour l’objet de discussions et de
commentaires ininterrompus, qui se poursuivent jusqu’à ce jour. Cependant, le
commentaire « canonique » qui fait figure de complément indispensable
à toute approche de cette littérature est celui d’un rabbin champenois du XIe
siècle, Salmon ben Isaac, dit Rachi (1040-1105). Imprimé dans les marges
latérales du texte talmudique, il est aussi bien un guide lexical qui traduit
les termes difficiles dans un langage plus accessible, qu’une concordance qui
rapproche des passages séparés traitant de questions semblables, mais c’est
aussi un commentaire sommaire mais le plus souvent pertinent qui éclaire le
contenu. Cette grande œuvre interdisciplinaire inaugura le travail des rabbins
médiévaux (en particulier des « tossaphistes » du nord de la France),
qui s’attachèrent à rendre plus intelligible l’ensemble du Talmud et à en faire
le livre de référence par excellence du judaïsme post-biblique.
Les conséquences historiques
Le tournant que Yohanan ben
Zakkaï fit prendre aux institutions et à la religion collective alors que la
destruction du Temple de Jérusalem était imminente et inéluctable eut des
conséquences considérables. Son projet visait à substituer l’étude des
traditions écrites et orales au culte sacerdotal et national et il aboutit à la
rédaction du Talmud et de commentaires innombrables. Il marqua durablement
l’histoire du judaïsme et exerce toujours ses effets. La forme du judaïsme
contemporain, dans ses diverses manifestations et tendances, résulte pour une
très large part de la décision audacieuse de cette figure de sage et de
mystique, qui préféra abandonner le champ de bataille d’une guerre qui semblait
perdue d’avance, pour entamer un combat intellectuel et culturel qui permit la
survie du judaïsme par-delà les défaites militaires, les schismes religieux et
la dispersion du peuple juif à travers le monde.
Bibliographie :
Arsène Darmesteter, Le
Talmud, Allia, Paris, 1997.
E. Urbach, Les Sages
d’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Cerf-Verdier,
Paris, 1997.
Aggadoth du Talmud de babylone,
Lagrasse, Verdier, 1983.
Abraham Cohen, Le Talmud,
Paris, Payot, 1993.
David Malki, Le Talmud et
ses maîtres, Paris, Albin-Michel, 1993.
Hansel, Georges, Explorations
talmudiques, Paris, Odile Jacob, 1998.
Steinsaltz, Adin, Personnages
du Talmud, Paris, Bibliophane-Daniel Radford, 2000.
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