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 Dans Le Livre des Sagesses. L'aventure spirituelle de l'humanité, sous la direction de Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier. Ed. Bayard 2002  

           
YOHANAN BEN ZAKKAÏ ET LE TALMUD

 



Par Charles Mopsik


R. Yohanan ben Zakkaï avait coutume de dire: « Si tu as beaucoup étudié la Torah, ne t’en orgueillit pas, car c’est pour cela que tu as été créé » (Michnah Avot, 2:8).


De la ville assiégée à la salle d’étude

Yohanan ben Zakkaï est un tanna, c’est-à-dire un enseignant de première génération qui était à la tête des pharisiens à la fin de la période du Second Temple et dans les années qui suivirent sa destruction (-70). Comme Moïse et Hillel avant lui, la tradition veut qu’il ait vécu cent vingt ans, divisé en trois périodes : « Il travailla quarante années, étudia quarante années et enseigna durant quarante ans » (Sifré Deut. 3:57). Il aurait été le disciple d’Hillel et de Chammaï (Avot 2:8). D’emblée, celui qui devint l’un des premiers maîtres du judaïsme rabbinique est placé sur le même plan que les plus grands fondateurs et réformateurs de la religion juive. Il aurait d’abord passé dix-huit ans en Basse-Galilée et il revint à Jérusalem où il vécut le reste de sa vie. Il réforma la législation juive pour l’adapter aux nouvelles conditions de vie d’après la destruction du Temple et l’arrêt du culte sacerdotal qui y était rendu. En tant que chef du parti pharisien, il s’opposa aux sadducéens et aux prêtres dans le domaine règles relatives du service du Temple mais aussi dans celui des lois de pureté et dans le droit civil et pénal. Il s’efforça de restreindre les privilèges de la caste sacerdotale. Lorsque la révolte contre les Romains éclata (66 av. J.C.), Yohanan ne se mêla pas aux événements politiques. Il s’opposa à la révolte en ne croyant pas qu’elle pouvait être couronnée de succès. Alors que la situation dans Jérusalem assiégée par les armées romaines empirait, il décida de fuir la cité en simulant la maladie et la mort et en se faisant transporter dans un cercueil par ses élèves. Une fois hors de la ville, il fut amené dans le camp romain et il y fut reçu par Vespasien, commandant des légions du siège, qu’il salua comme le futur empereur. Réprimandé pour lui avoir accordé un titre qui ne lui revenait pas, Yohanan cita les Ecritures d’après lesquelles Jérusalem et le Temple ne tomberaient qu’à la suite de l’intervention d’un roi. Tandis qu’ils discutaient, un message arriva de Rome annonçant que l’empereur Néron était mort et que Vespasien avait été élu comme son successeur. Avant que celui-ci ne retourne à Rome, il permit à Yohanan de formuler une requête, ce dernier demanda alors : « Donne-moi Yavneh et ses sages » (Gitin 56a-b). Bien que le caractère historique de cette anecdote ait été mise en doute par les historiens, elle s’intégra à la tradition juive et symbolise à elle seule le tournant que le judaïsme connut, passant d’une religion centrée sur le culte du Temple de Jérusalem à une religion centré sur les prières et la synagogue. De même, l’image du sage qui réussit à franchir le siège de la ville sainte en se faisant passer pour mort, symbolise la mort apparente du judaïsme après la destruction du Temple, et sa survie quasi-clandestine dans le « cercueil » des études érudites. En effet, en demandant qu’on lui accorde Yavneh, centre des études juridiques et religieuses même avant la destruction du Temple, et les sages qui s’y trouvaient, Yohanan obtenait le moyen de surmonter les pertes résultant de la guerre désastreuse contre les Romains : un nouveau site pour le Sanhédrin (l’assemblée des sages, sorte de tribunal et de parlement religieux), et la conservation de sa suprématie. Ce geste signifia aussi l’avènement d’une doctrine rabbinique marquée par le désintérêt pour les questions politiques et un recentrage sur les problèmes de pratiques et de croyances religieuses.

Yohanan dirigeait lui-même le tribunal de Yavneh et on lui attribue de nombreux préceptes fondamentaux. Il fut rejoint par d’éminents confrères et ils réglèrent ensemble plusieurs controverses et assurèrent la relève de la direction religieuse du peuple juif. En particulier, il plaça l’étude de la Torah (le Pentateuque et la Loi révélée, écrite et orale) au premier rang des devoirs religieux, ce qui donna au judaïsme un caractère intellectualiste prépondérant pour les siècles à venir. Tout en dégageant les principes éthiques à l’arrière-plan des préceptes normatifs des codes bibliques, il s’engagea résolument dans l’exploration de la voie mystique dont il devint l’une des figures fondatrices, mettant au premier plan l’œuvre du char céleste (la vision d’Ezéchiel) et l’œuvre de la création (le récit de la Genèse). Mais il demeura très discret sur ses conceptions et ses connaissances réputées  et étendues des « secrets de la Torah ». La plupart de ses enseignements furent transformés et arrangés au fil du temps par les générations de ceux qui se les transmirent. Yohanan ben Zakkaï fut donc le plus important réformateur des institutions juives de la fin de l’Antiquité et c’est à lui que l’on doit le mouvement religieux qui aboutit au développement de la pensée rabbinique qui s’attacha à transcrire, à ordonner et à analyser les traditions orales accumulées pendant des siècles parallèlement à la tradition écrite.


Le Talmud et sa rédaction

Cette tradition ou loi orale, qui apparaît comme l’explicitation et l’approfondissement de la Torah écrite (l’Ancien Testament, la Bible hébraïque) dans ses plus infimes détails, fut ensuite couchée par écrit sous la forme de la Michnah et de la Guemara, l’ensemble constituant le Talmud. « Michnah » signifie répétition ou instruction. Elle fut rédigée par Yehoudah ha-Nassi (Judah le Patriarche) au deuxième siècle. Ce premier corpus de textes juridiques écrits en hébreu récapitule brièvement l’ensemble des enseignements de la tradition orale. L’étude assidue de la Michnah, dans les académies de Terre sainte et de Babylone, conduisit à l’émergence de deux Talmuds, celui que l’on appelle improprement « Talmud de Jérusalem » (écrit en fait à Séphoris, Césarée et Tibériade) et celui que l’on dénomme « Talmud de Babylone ». Ce vaste corpus de textes hébreux et surtout araméens, est le fondement de l’autorité des lois et des traditions juives accumulées pendant une période de sept siècles, depuis 200 av. J.C. jusqu’à 600 environ. En tant que commentaire sur la Michnah, la Guemara, qui forme la plus grande partie du Talmud, expose les discussions qui se sont poursuivies pendant trois siècles entre les successeurs de Yohanan ben Zakkaï et de ses collègues.

Le Talmud comprend, comme la Michnah, six parties, ou « ordres » (sedarim). Il a recueilli aussi d’innombrables enseignements anciens qui ne figurent pas dans la Michnah mais qui remontent à la même époque et à l’enseignement des Tannaïm (enseignants des Iier et IIième siècles). Groupés sous le nom de Beraïtot (litt. « choses extérieures »), une partie a été éditée séparément dans un corpus important appelé Tossefta (« complément »). A la différence de la Michnah qui ressemble à une anthologie d’aphorismes juridiques, les textes de la Guemara (litt. « apprentissage »), ont retenu et archivé les démarches interprétatives des écoles rabbiniques. L’objet principal des discussions qui y sont présentées consiste dans l’élucidation du texte de la Michnah. Mais à la différence de cette dernière, la Guemara ne se limite pas aux questions législatives et de pratiques religieuses (Halakhah), on y trouve, entremêlées à des discussions normatives, de grandes sections narratives (Aggadah), concernant des récits de la Bible, des personnages et des événements, ainsi que des sujets théologiques, éthiques, des conseils médicaux, des observations touchant la démonologie, des histoires édifiantes et mêmes des passages mystiques et apocalyptiques.

Outre le Talmud dans ses deux versions (celle de Babylone, plus complète, s’imposera par la suite sur celle de Jérusalem et fera autorité), on compte aussi des traités dits « mineurs », rassemblés dans un corpus séparé, qui traitent de questions éthiques, techniques, des conversions, etc., et qui ont été rédigés plus tardivement (entre le VIIe et le IXe siècle).

Cet ensemble très volumineux aux contours un peu flous fut à son tour l’objet de discussions et de commentaires ininterrompus, qui se poursuivent jusqu’à ce jour. Cependant, le commentaire « canonique » qui fait figure de complément indispensable à toute approche de cette littérature est celui d’un rabbin champenois du XIe siècle, Salmon ben Isaac, dit Rachi (1040-1105). Imprimé dans les marges latérales du texte talmudique, il est aussi bien un guide lexical qui traduit les termes difficiles dans un langage plus accessible, qu’une concordance qui rapproche des passages séparés traitant de questions semblables, mais c’est aussi un commentaire sommaire mais le plus souvent pertinent qui éclaire le contenu. Cette grande œuvre interdisciplinaire inaugura le travail des rabbins médiévaux (en particulier des « tossaphistes » du nord de la France), qui s’attachèrent à rendre plus intelligible l’ensemble du Talmud et à en faire le livre de référence par excellence du judaïsme post-biblique.


Les conséquences historiques 

Le tournant que Yohanan ben Zakkaï fit prendre aux institutions et à la religion collective alors que la destruction du Temple de Jérusalem était imminente et inéluctable eut des conséquences considérables. Son projet visait à substituer l’étude des traditions écrites et orales au culte sacerdotal et national et il aboutit à la rédaction du Talmud et de commentaires innombrables. Il marqua durablement l’histoire du judaïsme et exerce toujours ses effets. La forme du judaïsme contemporain, dans ses diverses manifestations et tendances, résulte pour une très large part de la décision audacieuse de cette figure de sage et de mystique, qui préféra abandonner le champ de bataille d’une guerre qui semblait perdue d’avance, pour entamer un combat intellectuel et culturel qui permit la survie du judaïsme par-delà les défaites militaires, les schismes religieux et la dispersion du peuple juif à travers le monde.



Bibliographie :

Arsène Darmesteter, Le Talmud, Allia, Paris, 1997.

E. Urbach, Les Sages d’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Cerf-Verdier, Paris, 1997.

Aggadoth du Talmud de babylone, Lagrasse, Verdier, 1983.

Abraham Cohen, Le Talmud, Paris, Payot, 1993.

David Malki, Le Talmud et ses maîtres, Paris, Albin-Michel, 1993.

Hansel, Georges, Explorations talmudiques, Paris, Odile Jacob, 1998.

Steinsaltz, Adin, Personnages du Talmud, Paris, Bibliophane-Daniel Radford, 2000.




 
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