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Par Charles Mopsik
L'histoire de la pensée juive
et de sa philosophie religieuse a été marquée par une longue série de
controverses. A aucun moment, depuis la fin de l'Antiquité, il n'y eut
unanimité entre ses principaux acteurs. Et les discussions, parfois très vives,
n'ont pas porté sur des sujets secondaires, mais sur les éléments fondamentaux
de la théologie du judaïsme. Il est aujourd'hui devenu banal de parler de la propension
des écrits juifs à s'exprimer en forme de débats, de l'inclination pour les
questions sans réponses et pour les réponses qui appellent à leur tour et à
l'infini d'autres questions. Certains se sont fait une profession d'exalter cet
aspect de l'histoire de la pensée religieuse du judaïsme, au point que l'étude
des enjeux réels de ces controverses répétées a été éludée au profit de leur
élévation au rang d'un fondement métaphysique. Nous assistons au triomphe
médiatique de cette façon d'occulter les faits d'histoire de la pensée de la
religion en même temps que d'autres porte-parole du judaïsme se font les
apôtres d'une unité plus imaginaire ou idéale que réelle. Le dossier que nous
ouvrons à présent dans Pardès n'est que le premier volet d'une série de travaux
destinés à élucider les aspects les plus importants des controverses
intellectuelles qui ont imposé leur propre rythme à l'évolution des idées. Les
controverses philosophiques ou théologiques, les conflits d'interprétation ne
sont pas simplement les fruits spontanés d'une essence éternelle. Ils ont une
épaisseur littéraire, un ancrage culturel, répondent à des intérêts divergents
qu'il est nécessaire d'évaluer patiemment. Il est arrivé parfois que ces
conflits dépassent le stade de la controverse et débouchent sur la naissance de
mouvements hétérodoxes, hérétiques, schismatiques, voire sur l'émergence de
nouvelles religions. Dès son origine historique, le peuple d'Israël
apparaît comme la fédération de plusieurs
clans familiaux, de plusieurs groupes de nomades sémites, liés entre eux par un
but commun, par des alliances, mais où chacun tenait à conserver, jusqu'à un
certain point, un degré d'autonomie religieuse. Réunion de peuplades
réussissant, malgré mille résistances intérieures et face à l'adversité
extérieure, à constituer un peuple doté d'une religion, puis plus tard d'un
lieu de culte unique, la nation juive semble tendre vers son unité jusqu'aux
schismes des royaumes d'Israël et de Juda, schismes à la fois politiques et
religieux. Une fois que la totalité des Israélites finit par reconnaître
l'autorité exclusive d'un même Dieu, que le culte s'est solidement implanté à
Jérusalem, que des Ecritures sacrées commencent à être fixées, des guerres
régionales et l'impérialisme des puissances perse et romaine contribuent à
susciter une instabilité qui aboutit, vers le 1ier siècle avant
J.C., à une floraison de sectes, de partis politico-religieux, au sein desquels
se développe une abondante littérature. De cette effervescence religieuse, une
religion nouvelle se dégage, qui n'est à ses débuts qu'une secte parmi bien
d'autres et c'est ainsi que le christianisme se détache peu à peu d'un milieu juif tourmenté. Après la
destruction du Temple de Jérusalem, après la guerre meurtrière menée par Bar
Kokhba contre l'occupant romain, les principaux chefs des élites juives
renoncent au caractère territorial du culte et élaborent une pratique et un
discours qui s'avérèrent capables de transporter la religion nationale en des
lieux d'exil et de l'y maintenir longtemps. C'est ainsi que naît la littérature
rabbinique, composite dans sa forme et son contenu, mais suffisamment ouverte
aux diverses tendances et conceptions théologiques pour constituer la base d'un
consensus qui finira, à l'issue de plusieurs siècles, par s'imposer comme le
centre d'autorité principal. Ce pôle d'équilibre et de référence sera contesté
par un groupe, les Karaïtes, qui, jaloux de son autonomie, aura sa propre
histoire à partir du VIIIe siècle. Les succès de la philosophie susciteront à
leur tour mille disputes.
Si la vision d'une histoire des
croyances et des idées religieuses en milieu juif comme succession de conflits
n'est pas une vision fausse, elle ne doit pourtant pas masquer les forces
convergentes qui ont, malgré des oppositions parfois farouches, maintenu
l'unité d'un ensemble national-religieux dans des conditions souvent
dramatiques. Par-delà les nécessaires analyses historiques et la critique des
sources, le secret de ce qui fait l'unité de la religion juive, dans les
consciences de ses adeptes comme dans celui des spectateurs extérieurs, demeure
une interrogation majeure qu'il appartient aux philosophes et aux théologiens
de tenter de percer. Dans les articles du dossier de ce numéro de Pardès, comme
dans ceux des dossiers consacrés à cette question qui suivront, ce sont des
analyses fines de moments conflictuels ou d'affrontements entre exégètes,
interprètes anciens ou modernes, savants contemporains, discours d'un camp au
sujet du camp opposé ou sur lui-même dans son opposition à l'autre, conflits
des pratiques religieuses ou entre communautés, qui seront les objets d'étude
privilégiés et les sujets d'interrogation érudite. Approcher les luttes et les
contradictions dans un souci constant de clarification est l'acte essentiel qui
seul peut avoir la force pacifiante indispensable à la connaissance de soi et
du monde. Car, l'origine des conflits et des disputes étant oubliée, voire
censurée, les conflits persistant tendent à devenir des affrontements éternels.
Ainsi se perpétuent des haines tenaces, des aversions irraisonnées, ainsi
deviennent irrationnelles et délirantes des controverses, qui dépourvues de
fondements précisément connus et reconnus, rigoureusement décrits, se creusent
en fossé ou s'effondrent d'un mouvement massif et mécanique, toutes les parties
pêle-mêle.
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