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Rivon Krygier
Les lignes qui suivent ne
constituent pas un article soigneusement peaufiné mais le fragments d'une
correspondance. Elles rapportent une discussion erratique et inachevée entre
Charles et moi, par courriel, sur un sujet évoqué dans la presse, et qui nous
tenait à cœur.(1) Je n’aurais sans doute jamais cherché à la
divulguer si la disparition prématurée de Charles et le besoin de faire encore
entendre sa voix ne m’y avaient poussé et si je n’étais convaincu de l’intérêt
de faire connaître cette facette si fascinante et méconnue de l’homme. Charles
n’était pas simplement le grand savant traquant la pensée « théologique » des
grands d’Israël. Ceint de sa puissante armada critique, de son scepticisme
espiègle et caustique, il savait au demeurant se faire plongeur, explorateur,
chercheur éperdu de sens, mettre en jeu sa foi intime, ses sentiments et ses
valeurs. Il considérait la Cabale non comme une relique curieuse, mais comme une
grille de lecture audacieuse – bien plus pertinente que la philosophie
classique – susceptible de bouleverser notre regard trop convenu sur les
questions actuelles et existentielles. Que la mémoire de mon ami et maître soit
bénie à jamais.
*
Extrait d’une lettre ouverte du
rabbin Daniel Farhi pour Tribune juive (31 janvier 2000) :
[Concernant] le livre
d'entretiens du grand rabbin Joseph Sitruk avec Bertrand Dicale et Claude
Askolovitch, « Chemin faisant » : […] Les propos qu'y tient l'actuel grand rabbin
de France sont confus et mélangés. S'il est vrai qu'il semble s'insurger à
certains moments contre la théorie de la Shoa comme résultant "d'une
sanction divine à l'égard des victimes" (p. 325), il n'en reste pas moins
qu'à plusieurs reprises, il développe la théorie inverse. Quelques exemples :
il cite le Deutéronome (chapitre 28) " Si tu n'obéis point à la voix de
l'Éternel" qui "énumère les malédictions : le mépris et les sévices
dont les nations accableront le peuple juif, les plaies et les calamités, les
souffrances et les persécutions." (p. 326). À la question de ses
interlocuteurs concernant le "lien entre la Shoa et l'abandon de la
religion par une partie du peuple juif", il répond : « Je m'inscris en
faux contre cette relation de cause à effet [.] Reste un certain nombre de
choses troublantes. À Brunswick en 1834, le premier congrès des rabbins
réformés autorise officiellement les mariages mixtes sans conversion préalable.
Le rav Israël Salanter, éminent rabbin orthodoxe de l'époque, proteste en écrivant
que si les Juifs se marient avec des fidèles de n'importe quelle autre religion
sans autre formalité, viendra un jour où les nations du monde interdiront aux
Juifs de se marier en leur sein [...] Quatre-vingt dix neuf ans plus tard,
Hitler interdit les mariages entre Juifs et Allemands [...] Ce genre de
coïncidence n'a pas échappé à nos maîtres » (p. 327). Ailleurs, le grand rabbin
Sitruk établit un lien entre la "sanction" de la Shoa et la création
de l'État d'Israël, rapprochant deux chapitres du Deutéronome (p. 328-29). Plus
loin, il n'hésite pas à prêter de curieux propos au rabbin Charles Liché
(lui-même déporté) selon lesquels il aurait constaté "dans la période qui
a précédé la Shoa une terrible décomposition morale dans le judaïsme, une tendance
à l'assimilation portée à son comble" (p. 329). Autre jugement du chef
spirituel du Consistoire : « Ainsi, pour nos sages (sic), l'explication de la
Shoa ressemble-t-elle à cette image du fumeur (re-sic) qui meurt d'un cancer du
poumon pour n'avoir pas ménagé sa santé. Pour filer la métaphore, je vous
dirais qu'Israël ne peut pas mourir paisiblement dans son lit quand Israël
n'est plus Israël » (p. 331). À une autre question du journaliste, établissant
un parallèle entre le destin de Job et la Shoa, Joseph Sitruk cite le cas d'un
ancien déporté ayant fait teshouva et qui "vit aujourd'hui dans la piété
et le bonheur" (p.336). Et il poursuit : "Certains ont peut-être
écrit trop tôt leur colère, alors que d'autres ont attendu de comprendre"
(p.337). Et pour finir, aux propos de son interlocuteur établissant un
parallèle entre le programme du parti laïc Shinouï et "le message libéral
et libertin qui a perverti le judaïsme avant la Shoa", il répond
tranquillement : "Tout à fait " (p.345).
(1) Pour
une meilleure lisibilité, j’ai apporté certaines retouches à mon message tout
en conservant la trame improvisée et son argumentation. Je me suis bien gardé
en revanche de remanier le texte de Charles, si ce n’est par de très légères
corrections stylistiques.
*
Message de Charles Mopsik à
Rivon Krygier :
Cher Ami,
J'ai lu avec attention la
lettre du rabbin D. Farhi que tu as eu la gentillesse de me faire parvenir. Il
me semble réagir avec raison aux propos du rabbin Sitruk. Sur le fond de la
question, je crois qu'il y a justement, dans le Zohar sur les Lamentations,
des éléments qui pourraient enrichir le débat, si débat il y a. À la question
des souffrances endurées par Israël, il répond finalement : Elles sont sans
raison ! Au lieu de rechercher une explication justificative et d'insister sur
la culpabilité, il ouvre une autre perspective en parlant du retrait du « Père
» (sefira Tifèrèt) et de l'impuissance de la « Mère » (sefira
Malkhout). Celle-ci ne souffre plus à la place de ses enfants, comme
avant la destruction du Temple, mais avec eux. Si l'on suit encore le Zohar,
le « Serpent » joue un rôle majeur : il représente non pas tant le mal absolu
que le « rien » (ce qui n'a pas de sens, l'insignifiant). Et c'est cela
qu'introduit l'exil (la ruine du Temple qui remonte elle-même à un désastre
métaphysique primordial assez complexe et obscur) : la possibilité de souffrir
sans cause, sans que les fautes (qui existent toujours évidemment) ne suffisent
à expliquer cette souffrance. Celle-ci est sans raison (ou n'a que des «
raisons » historiques, économiques, politiques, tel est le déterminisme
symbolisé par le discours du Serpent et la logique implacable qu'il
représente...), et le drame le plus grand, le plus insupportable, réside dans
ce « sans raison ». Le Zohar le dit quelque part en toutes lettres : les
Israélites souffrent « sans raison ». Parler de « culpabilité » pour expliquer
la Shoa, c'est entrer dans le jeu du Serpent, adopter comme lui une logique
déterministe et une approche littéraliste de la Torah... Il existe bien un
déterminisme historique, mais il ne faut pas le confondre avec Dieu... Pour le
déjouer ou lutter contre lui, il faut d'abord le reconnaître et ne pas le
confondre avec Lui. Que Dieu nous préserve de la morsure des serpents, même des
plus petits.
Amicalement et Shabbat Shalom,
Charles
***
Extrait d’une dracha du rabbin
Ovadia Yossef prononcée à Jérusalem, le 5 août 2000, à
l’approche de Tichâ be-Av :
“Les six millions de
juifs, tous ces pauvres gens qui ont été décimés par les mains de scélérats,
les Nazis, que leur nom soit effacé, était-ce sans raison ? Non. Ceux-là
étaient tous la réincarnation d’âmes antérieures qui avaient fauté et entraîné
la faute d’autres, commettant toutes sortes de transgressions. Ils s’étaient
réincarnés dans le but de redresser leur situation mais ils ont subi, ces
pauvres gens, tous les tourments et supplices par ceux qui les ont assassinés
durant l’Holocauste. Ce n’était pas la première fois que leur âme était venue
au monde, ils étaient venus pour expier leurs fautes. »
Extrait du journal Le Monde, 8
août 2000 :
Le rabbin massorti,
Rivon Krygier, juge que les propos d'Ovadia Yossef sont « une forme de
sacrilège et une insulte à la mémoire des victimes de la Shoa ». Selon lui, «
les religieux qui tiennent ce genre de propos procèdent par intimidation à des
fins de propagande, en mettant l'accent sur la culpabilité. »
Pour le rabbin massorti,
« des malheurs peuvent intervenir sans qu'une faute préalable ait été commise.
Il existe plusieurs interprétations théoriques sur l'origine du mal, mais
personne ne peut prétendre identifier les motivations de Dieu. » Selon lui, la
réincarnation est « une croyance respectable » mais qui n'est pas « un dogme ».
Suite à quoi, Charles M.
demande à Rivon K. de lui expliciter son point de vue :
Cher Charles,
Tentons de dépasser la réaction
épidermique à ces propos scabreux et agaçants. La Shoa est un si grand désastre
qu’il est difficile d’en interpréter le sens sur le plan théologique. La
difficulté tient en l’occurrence à la question de « l’opportunité » : pourquoi
est-ce arrivé justement à cette époque, à cette génération, à ceux-ci et non à
d’autres ? La question est trop sérieuse pour être traitée à la légère. C’est
pourquoi, avant tout, l’urgence est d’arrêter les explications simplistes qui
ont cours : elles sont le plus souvent injurieuses voire blasphématoires. Elles
se concentrent sur une cause minime, mesquine, le plus souvent un manquement
rituel, pour expliquer et justifier l’horreur indicible comme constituant le «
juste châtiment » : ici, on bavardait trop pendant les prières, là on ne posait
plus les tefillin, etc. Il en va ainsi des insinuations du rabbin Sitruk
concernant les mariages mixtes célébrés par des rabbins réformés. La justice
divine apparaît alors comme maniaque et cynique. Ce discours qui place la
méticulosité rituelle au centre de la religiosité (et de la culpabilité, ce qui
va hélas souvent de pair), sera toujours pour moi comme une forme de strabisme.
Même quand l’auteur des Lamentations considère la destruction du Temple
comme un châtiment collectif, il estime que les fautes incriminées consistaient
précisément à avoir tué des innocents : « dam tsadikim » (Lamentations
4:13), le sang de justes ayant été versé par des prophètes et des prêtres
…!
Faut-il dès lors, pour échapper
à de telles caricatures ou au scandale de la mort de millions d’innocents,
répudier toute notion de juste rétribution et fonder une nouvelle théologie ? À
mon sens, il n’est pas besoin d’inventer de nouvelles catégories religieuses,
comme si l’événement de la Shoa était impensable dans le cadre conceptuel
existant depuis toujours.
C’est l’idée même de la
responsabilité, au centre du judaïsme, qui génère secondairement la notion de
rétribution : les actions bonnes ou mauvaises le sont car elles ne restent pas
sans conséquences sur la destinée humaine. L’homme doit répondre de ses actes,
et Dieu répond aux actes de l’homme, l’un et l’Autre influant sur le cours du
monde. C’est justement parce que Dieu réagit à l’homme, et n’agit pas
indépendamment de l’homme en imposant Sa volonté, que la justice divine ne se
déploie pas de manière nette et catégorique. La providence divine est limitée
par le champ d’action humain. Au demeurant, dans cette situation interactive où
l’ordre de justice peut être contrecarré, il peut tout aussi bien être
alimenté, si bien qu’il est parfaitement concevable que la souffrance, à
quelque échelle que ce soit, puisse survenir en raison d’une ou plusieurs
fautes antérieures.
Même si cela peut déplaire et
être peu supportable, la rétribution collective sur l’ensemble d’un groupe ou
d’un peuple se conçoit selon un principe de répercussion et de solidarité de
destinée, de responsabilité mutuelle ou commune qui se déploie sur les
générations, et peut en conséquence frapper également des innocents : « Au jour
de la colère de l’Éternel, nul n’a échappé, nul n’est demeuré sain et sauf.
Ceux que j’avais soignés et élevés, mon ennemi les a anéantis » (Lamentations
2,22). Mais sans récuser cette conception fondamentale, il est tout autant
admis par notre Tradition qu’à côté des effets de rétribution, la souffrance
puisse survenir sans qu’il y ait eu faute préalable : elle fait partie de la
condition humaine en tant que telle. L’injustice règne dans le monde de la
Création car celle-ci demeure inachevée. Des innocents le payent. Le séjour
dans ce monde étant sous le signe de l’épreuve (Job), de l’éloignement de Dieu.
La souffrance et l’aléatoire sont incontournables. Cet état est rendu sur le
plan symbolique par la nuisance du Satan.
Pour la Bible également, le
désastre peut résulter d’une faute antérieure qui incombe à l’humanité tout
entière (Adam) ou, s’agissant des Juifs, à leurs ancêtres, sans qu’il n’y aille
directement ou principalement de leur faute propre : « Nos pères avaient péché
et ils ne sont plus, et nous portons le poids de leurs fautes » (Lamentations
5:7). Simplement, les effets de la déchéance provoquée perdurent et se
répercutent sur les générations suivantes, de sorte qu’à l’identique l’oeuvre
de réparation reste à accomplir par le travail collectif de la nation tout
entière, de génération en génération. La génération qui subit l’effet
d’accumulation et connaît le « trop-plein », l’effet ultime de la déchéance,
comme ce le fut pour la génération de la destruction du Temple, n’est ni plus
ni moins « coupable » que les autres. La déchéance n’est pas le plus souvent
liée à une méchanceté présente, mais à une incapacité antérieure à surmonter
certaines difficultés morales, et à dépasser un état de fait atavique.
L’individu ou le peuple souffrent et payent plus fondamentalement le prix de
l’inachèvement originel du monde, du mal qui s’est insinué dans le monde, de
l’exil ou de « l’éclipse » de Dieu, que la rançon d’un hypothétique goût
pervers à faire le mal.
Il importe de rassurer et
soulager la conscience en clarifiant le fait que la souffrance ne dépend pas
que de soi. La Tradition admet qu’elle puisse ne pas être méritée ou être
démesurée par la hargne ou l’indifférence des autres, disproportionnée donc car
sans commune mesure avec le degré de culpabilité (exemple : le supplice de
Rabbi Akiva). Elle peut être consécutive à une mise à l’épreuve ou être la
conséquence d’un état général dont des personnes en particulier ne peuvent être
tenues pour directement responsables. L’outrage, outrancier, que provoque le
fait de prétendre avoir localisé la faute ou le fauteur qui est à l’origine du
désastre, réside dans le fait de faire peser de façon aléatoire la
responsabilité sur une seule génération, sur un seul individu, parfois sur un
seul de ses actes. Pire, il y a dans le fait de désigner des victimes, en
prétendant par un pouvoir quasi-oraculaire, les avoir clairement identifiées
comme étant les fauteurs du trouble, un procédé aussi méprisable que celui de
l’antisémitisme, qui consiste à désigner le juif mal-aimé comme bouc émissaire
pour ensuite le jeter en pâture à Azazel, et s’en trouver ainsi purifié. Il y a
là enfin, une forme odieuse de récupération : intimider, épouvanter le public
par la terreur du châtiment et le malêtrede la culpabilité pour l’inciter à se
soumettre à l’autorité des prédicateurs.
C’est en ce sens que dire,
comme le rabbin Ovadia Yossef, que les victimes de la Shoa sont des « âmes
réincarnées venues expier en ce monde leurs fautes antérieures » me paraît
blasphématoire : on fait de Dieu un épouvantail. Certes, certains cabalistes
visionnaires ont pu naguère se faire fort d’identifier la préhistoire
migratoire de certaines âmes dont ils étaient les contemporains.(2) Mais de
là à prétendre qu’untel succombe inéluctablement pour des fautes ante
vitam… Collective, l’assertion paraît plus encore aléatoire et péremptoire.
À cela, n’y a t-il pas lieu de répliquer par la parole d’un vrai prophète : «
car vos pensées ne sont pas Mes pensées, ni vos voies ne sont Mes voies, dit
l’Éternel. Mais autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant Mes
voies sont au-dessus de vos voies, et Mes pensées de vos pensées » (Isaïe 55,8-9)
? Le paragraphe 194 du Sefer ha-Bahir laisse entendre que Moïse connaissait
la règle de transmigration des âmes comme moyen d’expiation mais qu’il ne
prétendait pas pour autant connaître la logique de distribution appliquée aux
individus ! Mais bon, Moïse lui était l’homme le plus humble de la terre…
Les spéculations autour de la «
réincarnation expiatoire » me laissent avec d’autres questions : certaines
dubitatives, d’autres rhétoriques et beaucoup d’autres, colériques. Les voici :
– Tu m’as fait observer que
selon la conception de la réincarnation généralement admise, celle de Isaac
Louria (Chaâr ha-guilgoulim), la réincarnation est presque exclusivement
celle des mâles, celle des femmes étant très rare et sous forme d’âme « greffée
» sur celle d’autres femmes (ibour)… Qu’en est-il alors de la «
culpabilité » des femmes si nombreuses qui ont péri au cours de la Shoa ? – La thèse d’Ovadia Yossef risque inévitablement, même si
ce n’était pas son propos, de détourner la responsabilité de la Shoa sur les
victimes et d’exonérer ainsi les bourreaux abjects. En faisant valoir principalement
une causalité mystique de rétribution, ne promeut-on pas les véritables
coupables au rang de justiciers
– A-t-on aucune raison de
penser que la génération de la Shoa, plus que toute autre, a commis un crime si
inexpiable qu’elle méritait d’être ainsi suppliciée ? En prétendant qu’une «
pauvre » génération n’a pas présentement péché mais n’a fait qu’expier pour une
vie antérieure dépravée, on ne fait que remonter le problème de l’injustice en
amont, et on l’aggrave. Les membres de cette génération (les six millions de
morts mais aussi tous ceux qui ont souffert de la Shoa), auraient-ils
donc commis dans leur vie antérieure des crimes aussi abominables que ceux des
nazis pour « mériter » un tel sort ?
– Pourquoi les victimes
souffrent-elles d’une faute dont elles n’ont ni ne peuvent espérer même avoir
conscience ? N’est-ce pas ce qu’il y a de plus cruel : payer pour une raison
inconnue qu’on ne peut même pas restituer par introspection, car elle
n’appartient pas à la vie consciente que l’on mène ? Cela ressemble plus à la
Tragédie grecque qu’à tout texte biblique.
– L’idée d’une « souffrance
purificatrice » justifiant à elle seule une réincarnation me semble
étrange au judaïsme ou me tromperais-je ? La fonction communément admise de la
réincarnation est, me semble-t-il, non pas de revenir sur terre pour expier,
brûler dans « l’enfer terrestre », mais pour réparer la faute par des actions
méritoires, devant permettre justement d’échapper au « purgatoire » de la
Géhenne. Mais il faut admettre que les propos, tels qu’on les trouve dans le
Sefer ha-Bahir (§ 195), qui est la source la plus ancienne sur ce thème (3) laissent
planer une certaine ambiguïté : d’un côté, le juste souffrant souffre pour des
péchés commis dans une vie antérieure ; de l’autre, la parabole de la vigne et
de la clôture laisse entendre la réincarnation en vue d’une réparation et non
de simple expiation.
– L’explication par la
réincarnation vise notamment à expliquer pourquoi des innocents comme des
enfants ont pu périr si atrocement. Mais « innocents », ils ne le sont plus
s’ils sont venus au monde pour expier ! Or s’ils étaient vraiment innocents,
dotés d’une âme pure et intacte comme le dit la liturgie (cas de figure que le
judaïsme envisage donc tout à fait), ne serait-ce pas alors le pire opprobre
que de leur imputer une telle culpabilité ?
N’ont-ils pas droit au moins à
une présomption d’innocence ? La Halakha qui interdit de faire porter le
soupçon sur ceux qui sont présumés innocents, « lahchod bi-kechérim » (4), ne
prohibe-t-elle pas plus encore de les tenir pour définitivement coupables et
damnés ?
Bien à toi,
Rivon
-------------
(2) Cf. G.
Scholem, La Mystique juive, 1985, p. 219
3 Cf. G. Scholem, La
Mystique juive, Paris, 1985, p. 203.
4 Cf. Chabbat 97a,
à propos de la défiance de Moïse à l’égard d’Israël.
*
Charles répond à Rivon Krygier
Cher Rivon,
Je suis assez étonné des
réactions qui affluent sur les déclarations du Rav Obadia Yossef, qui sont en
fait très banales et qui relèvent des croyances populaires qui circulent depuis
très longtemps. Il est clair qu'il y a aujourd'hui des réactions dans la grande
presse à cause des événements récents (discussion à Camp David, montée en
puissance du parti Shass, etc.).
L'impact politique des récents
propos de R. O. Y. constitue leur véritable intérêt, et tous les discours se
perdent à vouloir discuter de ce qui n'est qu'affaire d'opinion et non de
doctrine. Après tout, R. O. Y. ou tout autre juif a bien le droit de croire à
tout ce qu'il veut en matière de religion, comme n'importe qui sur cette terre,
sans qu'il lui soit reproché de blasphémer. Ton article est intéressant car il
déplace la question sur ce qu'elle devrait être : affaire de réflexion
approfondie, de pensée théologique et philosophique. Je regrette seulement que
tu utilises le mot « blasphématoire » qui n'ajoute rien, et qui ne fait que
donner un caractère polémique, de guerre de religion, à une question qui mérite
mieux. Les médias en France ou en Israël qui ont répercuté quelques propos d'un
chef de clan politique religieux assez populaire tirent profit de façon assez
honteuse de cette occasion pour tirer à boulets rouges sur un vieux bonhomme
qui n'a fait que répercuter des idées communes, c'est d'ailleurs ce qu'il fait
le plus souvent. R. O.Y. n'est ni un théologien, ni un cabaliste, il est expert
en matière de halakha concernant la vie quotidienne. La fatalité a fait de lui
un chef respecté et écouté d'un parti religieux d'exilés d'Afrique du Nord, qui
se trouve avoir assez de députés pour faire ou défaire les coalitions en
Israël. Ses déclarations en matière « théologique » n'ont jamais eu aucune
importance ni aucun écho ! Sauf quand la presse ignorante s'en mêle et cherche
à en tirer parti. Mais en un sens, tu as raison, le R. Obadia Yossef, ainsi que
Joseph Sitruk, blasphèment, ni plus ni moins d'ailleurs que tous les hommes
qui, depuis l'aube des temps, ont pris position sur Dieu comme auteur du monde
et du bien et du mal. On ne peut pas parler de ces choses sans blasphémer, et
cela ne veux pas forcément dire qu'il vaut mieux se taire, mais simplement,
qu'il faut lucidement savoir que l'on blasphème et qu'on ne peut faire
autrement. Il faut simplement montrer que R. O. Y., et ceux qui disent comme
lui, se trompent, commettent une erreur d'interprétation par rapport à la
tradition, sans pour autant les labelliser en tant que blasphémateurs. Qui sait
qui a raison et qui a tort dans un tel champ de questionnement ? Il ne faut
craindre ni la complexité, ni l'obscurité en de telles matières. Tes réflexions
sont très riches et ouvrent de vastes perspectives, cependant il n'est pas
nécessaire de te servir du vocabulaire des inquisiteurs.
Sur le fond, j'aurais bien
envie de rediscuter de plusieurs points avec toi. Il y a aussi des textes
intéressants à étudier, comme celui de R. Isachar Teichtal, ou même de R. Yoel
Teitlbaum, le chef des Satmar qui se situent aux antipodes l'un de l'autre,
mais qui traitent de front ces questions.
À bien des égards, la Shoa est
encore une souffrance et non pas un événement historique qui se prête à
interprétation. Il est puéril d'interpréter rationnellement une souffrance, on
ne peut que chercher des apaisements. Je crois que les Lamentations et
la récitation des qinot, sont aussi des moyens d'apaisement qui ne
règlent rien – ce n'est pas leur but – mais qui au moins permettent de prendre
conscience qu'il n'est pas d'interprétation qui vaille. Lévinas avait parlé
d'un « au-delà du verset »… Je crois que Tisha Be-av nous force à parler d'une
« fin du verset », au sens de finitude et de limite. Seuls les cabalistes qui
ont pensé en profondeur la notion de « néant », ont trouvé quelques propos
capables de se situer au niveau de la souffrance. Il y a aussi une lecture «
existentialiste » de la théosophie cabalistique, en particulier par R. Nahman
de Bratslav. Face à l'abîme, il ne peut y avoir qu'une pensée de l'abîme ou le
silence total…
Cette pensée se trouve aussi
chez certains cabalistes. Par « abîme », je n'entends pas l'indicible. Je crois
que la Shoa n'est pas quelque chose d'indicible et qu'il faut au contraire la
dire, la transmettre, l'explorer, etc. Mais elle pointe sur le « rien » comme
expérience et comme face à face. On ne se relève jamais sans blessure du combat
avec l'ange (ou Dieu), et tel est la signification d'Israël. Le blasphème est
aussi une marque, parmi d'autres, qui vient de cette blessure. Le mot Israël,
tel qu'il est interprété dans la Genèse même, signifie « vaincre Dieu ». Une
telle croyance, qui fait de l'homme ou d'un peuple un être qui combat Dieu et
qui l'emporte, n'est-t-elle pas un blasphème ? (Je sais qu'il y a mille
lectures possibles de ce passage, mais restons au sens premier du texte). Et la
blessure d'Israël, c'est peut-être qu'il est Israël, c'est-à-dire que dans le
face à face avec Dieu, il a été le plus fort. Est-ce que la blessure de Jacob
est un châtiment ? Est-elle la marque de sa force et de sa victoire ? Le prix à
payer pour son franchissement du Yabok, le fleuve de la mort ? La Shoa
n'est-elle pas pour
l'ensemble du peuple Juif une
expérience du combat avec Dieu, combat qui, selon le Zohar, prit la
forme d'un affrontement contre Samaël, une figure de l'Ange de la Mort (en tant
que chef angélique d'Edom) ? La blessure d'Israël qui résulte de ce combat ne
signifie pas la défaite mais cette souffrance qui tenaillera encore longtemps
le lutteur. À l'inverse du R. Obadia Yossef, on peut considérer les âmes de
ceux qui ont péri dans cette lutte cruelle comme les âmes les plus pures de la
lignée de Jacob, qui loin d'avoir été livrées au châtiment, étaient seules
capables d'affronter jusqu'au bout l'Ange des ténèbres. Mais arrêtons net ces
spéculations, je m'égare sans doute et je blasphème sûrement sans le savoir et
sans m'en rendre compte. La liberté de pensée, y compris sur ces sujets, est
plus importante et utile que le risque du blasphème.
Sur la question de la
rétribution que tu abordes, il y aurait beaucoup à dire. Les textes rabbiniques
sont loin d'être translucides à ce sujet. Il est dit qu'on ne doit pas attendre
de rétribution ni agir comme si l'on attendait une rétribution, c'est là un
principe très profond. Il me semble que si les grands maîtres de l'Antiquité
avaient pu nier la croyance commune en la rétribution, ils l'auraient fait
volontiers. Ils se sentaient responsables de la religiosité de tous, pas
seulement de la leur, de celle des savants et des connaissants. Les rabbins du
Talmud ne tenaient pas à exposer clairement et ouvertement toutes leurs idées,
qui heurtaient souvent les croyances du plus grand nombre. S'ils l'avaient
voulu, ils auraient rédigé des « catéchismes » avec des dogmes explicites. Ils
préféraient saupoudrer les textes d'énoncés souvent elliptiques, ainsi ils
purent éviter bien des schismes.
Je crois aussi que la violence,
verbale et non verbale des ultra-orthodoxes en Israël ou ailleurs se retourne
aujourd'hui contre eux. La roue tourne... Ils se trouvent « rétribués » ainsi
pour leurs agissements. Mais tout cela ne fait qu’exacerber un conflit
d'autorité, une controverse religieuse qui aurait plutôt intérêt à devenir comme
celle de Hillel et Shammaï, une controverse d'amour, comme dit le Zohar.
Amicalement,
Charles
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