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Par Charles Mopsik
Le but de cette intervention
n'est pas d'étudier les sources de la notion de Maggid, ni la nature des
expériences mystiques que Rabbi Joseph Caro a éprouvées. Nous ne voulons pas
nous situer sur le même plan d'analyse que celui sur lequel s'est déployée
l'approche de R. J. Z. Werblowsky (1). Notre intention est beaucoup plus
limitée : nous nous demanderons s'il existe un rapport entre le caractère
exclusivement oral des enseignements transmis à R. Joseph Caro par son Mentor
ou Maggid, le fait qu'il a couché par écrit, à la demande même de son Mentor,
les instructions transmises par ce dernier, et la bipolarité traditionnelle
entre Torah écrite et Torah orale.
Mais tout d'abord, quelques
observations préalables seront nécessaires. Quand nous parlons d'expérience
mystique, de quoi parlons-nous exactement ? Si nous sommes en mesure de
qualifier de mystique certains types de phénomènes considérés comme
paranormaux, c'est que ceux-ci ont été ou sont encore regardés comme tels par
une branche ou un secteur de la société. Une approche rigoureusement critique
devrait pourtant nous inciter à la prudence. Ce que nous appelons mystiques ou
expériences mystiques, comme des visions des anges ou de Dieu, des ascensions
célestes, des phénomènes d'oratio infusa comme ceux auxquels nous avons
affaire en ce qui concerne R. Joseph Caro, pour n'évoquer que quelques exemples
célèbres, pourraient tout aussi bien être qualifiées de crises
psychopathologiques ou d'accès délirant. Il n'est pas, à mon sens, de frontière
intrinsèque entre ce qui est appelé expérience mystique et épisodes de désordre
mentaux. De nos jours, dans de nombreuses sociétés africaines, par exemple,
ainsi qu'en Inde, des phénomènes qui seraient étiquetés par la nosologie
psychiatrique dans l'un des registres de la psychose, sont perçus comme des
manifestations extraordinaires paranormales, des révélations de défunts ayant
pris possession d'un vivant pour lui transmettre un message, l'éruption de la
voix d'un dieu à partir l'organe humain de la parole, la vision d'esprits ou de
forces de la nature personnifiées. Il semble bien que ce soit le prisme au
moyen duquel la société perçoit et analyse ce genre de phénomène qui détermine
son appartenance au registre de la religion et de la mystique ou au registre de
la maladie mentale. Dans le cas de la tradition juive, comme dans le
christianisme ou l'islam, ces différents phénomènes ont été transcrits, ils
constituent la matière d'ouvrages entiers ou même de corpus littéraires amples
et variés. Ce passage à la rédaction, parfois même systématique et prolongée,
d'expériences intimes vécues par une seule personne ou par un petit groupe de
personnes, constitue en lui-même un effort d'intégration d'une expérience
singulière au sein des standards d'une société et d'une tradition, c'est-à-dire
d'une histoire que la société se raconte à elle-même de génération en
génération afin de se reproduire et de survivre dans le temps. En d'autres
termes, le fait même que ces expériences ou les révélations auxquelles elles
ont donné lieu ont été racontées par leurs protagonistes sous la forme d'une
écriture, déposée matériellement et durablement dans les sillons de parchemins
ou de papiers, leur confère aux yeux de leurs lecteurs contemporains, et même
souvent aux yeux des chercheurs modernes, le caractère d'une expérience
mystique. Cette appellation est, à notre sens, le résultat du travail
d'écriture auquel se sont livrées les personnes qui ont vécu des expériences
qui les ont profondément ébranlés et auxquelles elles ont prêté une valeur et
une signification de l'ordre d'une révélation objective venant d'un autre plan
de réalité, d'un autre monde ou d'êtres suprahumains. Ainsi, au lieu de
représenter des épisodes maladifs jetant la suspicion sur la santé mentale de
la personne qui en est le siège, ces mêmes phénomènes sont parfois très
valorisant et confèrent une aura particulière de sainteté et d'élévation
spirituelle aux personnes concernées ou à leur entourage. Au lieu de provoquer
une souffrance durable, dépourvue de tout message social intelligible, ces
phénomènes, une fois qu'ils sont qualifiés de mystiques, deviennent les
porteurs de légitimation collective et révèlent ou rappellent des “vérités” que
la société, y compris souvent son clergé, tendent à oublier. La mise par écrit
de ce qui prend la forme de messages critiques, de facteurs de légitimation
pour l'individu ou le milieu religieux dans lequel il baigne, bref de signaux
porteurs de sens, modifient totalement le regard que l'on est amené à porter
sur eux. Ce travail d'écriture, qui constitue sans doute un effort pour donner
corps et durée à la valeur de ces signes, prend un relief particulier dans le
cadre du judaïsme et du rapport à l'oralité et à l'écriture qui s'est
développée en son sein. L'écriture est un moyen efficace (mais non le seul)
permettant de transformer le délire en révélations paranormales, et de
surcroît, quand l'écriture de ces révélations est commandée par la révélation
elle-même, quand elle n'est pas une initiative privée du mystique après
l'expérience de révélation mais quand elle est un enjeu de la révélation même,
la transmutation de la crise psychotique en événement religieux de révélation
peut être totale. Que l'on me comprenne bien : je ne veux pas dire que toute
expérience mystique n'est que le déguisement d'un problème psychiatrique. Je
voudrais insister sur ce point : le travail de réélaboration du moment délirant
au moyen de l'écriture ou dans la perspective d'une expérience devant résulter
en une écriture constitue un mécanisme intérieur qui métamorphose la structure
même de l'expérience. L'écriture, au sens où je l'entends ici, n'est pas
seulement l'acte de confesser par écrit une expérience intime, elle est surtout
et avant tout un acte de transmission : elle vise la traduction d'un
bouleversement intérieur et mental en une forme accessible à autrui,
contemporains et générations futures, destinée à les éclairer de quelque façon.
Il s'agit d'une écriture tournée vers autrui qui remplit une fonction à
l'intérieur de la société. Même si le principal lecteur est en tout premier
lieu le mystique lui-même, l'écriture introduit une sorte de coupure entre la
personne qui subit l'expérience et celle qui la met par écrit et en fait
lecture, dut-elle être la même personne. Cette mise à distance par l'écriture
de l'expérience bouleversante, pour lui donner une transcription formelle, pour
la faire couler dans le moule préétabli du langage, pour la partager avec les
autres, modifie profondément l'expérience ambiguë d'un individu solitaire et
change sa physionomie propre : c'est alors et seulement alors qu'elle devient
une expérience mystique. On pourrait donc proposer la formule suivante :
l'écriture est l'un des instruments cruciaux qui facilite ou provoque le
passage du dérangement mental à l'expérience mystique. Dans le cas d'un
“mystique” qui dispose d'un savoir ample, solide et éprouvé, qui est un
“savant” reconnu et un érudit respecté, comme R. Joseph Caro, la mise par écrit
de l'expérience ne modifie pas substantiellement le statut du mystique, même si
elle peut lui octroyer un supplément de reconnaissance publique ; elle peut
même passer presque totalement inaperçue auprès du grand public, comme c'est le
cas en ce qui concerne R. Joseph Caro dont le journal mystique est ignoré de
ceux-là même qui étudient son oeuvre juridique avec ferveur et qui considèrent
son auteur comme un maître dont l'autorité reste inégalée. En revanche, un
homme ordinaire, voire même un ignorant, qui subit une expérience spirituelle
bouleversante et qui la couche par écrit, comme dans le cas de Salomon Molcho,
peut voir son statut social totalement transformé. Son enseignement apparaît
alors comme étant d'un tout autre ordre que l'enseignement ordinaire, et peut
même lui disputer son rôle et son prestige. Dans un pareil cas, relativement
rare au sein de l'histoire juive mais non exceptionnel, le visionnaire ou
“l'auditionnaire” demeure le plus souvent un marginal, qui s'autorise les
exégèses et les conceptions religieuses les plus audacieuses. A l'inverse, une
figure comme celle de R. Joseph Caro, autorité halakhique de première grandeur
et talmudiste distingué, se trouve déstabilisée dans son rôle et son prestige
social par ses expériences mystiques, qui jettent le trouble à son endroit plus
qu'elles ne contribuent à renforcer son image de maître savant et possesseur
d'un savoir parfaitement contrôlé et maîtrisé. Alors que l'homme ordinaire est
souvent transfiguré et rehaussé par des expériences mystiques, le savant risque
au contraire une dépréciation pour les mêmes expériences.
Dans le cas des expériences
relatées dans le Maggid Mécharim de R. Joseph Caro (2), l'oralité occupe
une place prépondérante, à telle point qu'il n'est nulle part question d'une
vision de la figure céleste qui lui adressait des remontrances, des messages
sur son avenir, son statut personnel ou des enseignements ésotériques. La mise
par écrit de ces instructions possède un caractère singulier. Une brève analyse
de la nature de cette écriture peut nous permettre de considérer que la
transmission orale par le Maggid représente une sorte de régression à sa
situation initiale de Torah chébé'al péh, un retour de la Mishnah et
donc de la littérature rabbinique, au stade où elle était encore un pur
enseignement oral, avant sa mise par écrit sous la forme d'un code et de ses
commentaires autorisés. Un problème interne à la tradition rabbinique a été le
fait qu'elle viole un précepte important de la société juive ancienne : en
mettant par écrit les traditions orales, les rabbins ont transgressé ce qu'ils
considéraient comme un interdit d'une très grande gravité. Même si cet interdit
a été violé en fonction d'une contrainte extérieure majeure, la crainte d'une
disparition de la mémoire doctrinale et religieuse autorisée du peuple juif à
cause de la persécution et de la dispersion, la Torah orale a conservé et ce
titre paradoxal de Torah orale (puisqu'elle a été mise par écrit) et la
nostalgie de l'époque lumineuse où elle pouvait pleinement s'épanouir sous une
forme exclusivement orale. Or Rabbi Joseph Caro, comme l'on sait, reçoit les
enseignements d'un Maggid qui n'est autre que la Mishnah elle-même, qui,
par son relèvement sous la forme d'une figure divine ou angélique, redevient la
Voix, la Torah orale, authentiquement orale, qu'elle n'aurait jamais du cesser
d'être. La stricte oralité des révélations de cette Voix qui s'exprime par la
gorge de R. Joseph Caro est la garante de l'authenticité du message et confirme
le maître dans son statut de maître de la Torah orale. Cette “régression”
de la Torah orale à sa réalité “matérielle”, à sa propre oralité perdue qu'elle
retrouve par le biais de Caro, assure à ce dernier un statut de héros ou de
martyr de l'enseignement oral. La Voix de la Mishnah lui annonce très
fréquemment, pour sa plus grande joie, qu'il finirait sur le bûcher à cause de
la sanctification du Nom de Dieu. Cette aspiration au martyr en vue d'une
purification totale de ses péchés, son oeuvre même de porte-parole de la Torah
orale par ses écrits halakhiques et la rédaction du code de lois bien connu,
trouve dans la matérialisation de la Mishnah, de sa mise ou remise en voix, un
débouché et une expression réconfortante. Regressio ab origine de
l'écrit vers l'oral, de l'oeil vers l'oreille ou de l'oeil vers la bouche, le
fait d'entendre avec ses propres oreilles la Torah chébé 'al péh à
l'instar des maîtres anciens du Talmud, confère à R. Joseph Caro la
confirmation de son statut de maître insigne, auquel plusieurs passages de son Maggid
Mécharim font allusion, comme s'il éprouvait le besoin pressant d'être
assuré d'une position suréminente au sein du peuple juif dont il se voulait le
guide et l'instructeur infaillible. La recherche de la perfection absolue, de
la piété sans faille, des pratiques ascétiques incessantes, font de lui un type
de mystique ascétique et non un expert en halakhah. Et pourtant, c'est comme
maître de la halakhah qu'il s'auto-définit et c'est en tant que talmudiste et
halakhiste qu'il est connu par la postérité. La nature même de la figure
céleste qui parle par sa bouche, la Mishnah, renforce ce tableau : c'est un
maître de la Torah orale, de la halakhah, qui pratique l'ascèse et reçoit des
révélations et non un mystique qui aurait par ailleurs des pratiques conformes
à la halakhah.
Un autre élément peut encore
renforcer ce processus de retour à l'oralité de la Torah orale mise par écrit
est le fait que R. Joseph Caro a partiellement rédigé son livre inspiré ou
dicté par son Maggid en une sorte d'araméen. La langue qu'il utilise est un
mélange de l'araméen du Zohar et de l'araméen du Talmud et de la langue
rabbinique médiévale. Elle constitue par elle-même un signe ou un indice de ce
retour nostalgique vers un enseignement oral dont l'oralité même a été perdue.
L'écriture “araméenne” du Maggid Mécharim, d'accès assez difficile à
ceux qui n'ont pas pratiqué le Zohar, atteste aussi que R. Joseph Caro
ne cherchait pas à donner à son ouvrage un lectorat important et populaire. Il
s'agit surtout d'un journal intime, où ses expériences d'oratio infusa
sont soigneusement consignées. Cependant, comme nous l'avons dit en termes plus
généraux, même s'il ne s'adresse qu'à lui-même, la mise par écrit de ses
expériences a pu modifier leur structure : la rédaction par R. Joseph Caro de
ses révélations (rédaction d'ailleurs prescrite par la Voix qui parlait à
travers lui), a sans doute joué un rôle important dans l'équilibre mental de
leur témoin et organe. R. Joseph Caro rapporte les propos du Maggid :
“Il m'a réprimandé parce que je
n'ai pas couché par écrit tout ce que l'on me dit et si j'avais tout couché par
écrit, l'on m'aurait révélé des secrets extraordinaires” (Maggid, fol.
6b).
Cette confession est importante
parce qu'elle met en lumière le rôle capital de l'écriture : elle est non
seulement exigée par le Maggid mais elle est nécessaire à la révélation orale
des secrets. Paradoxalement, l'écriture conditionne la révélation orale, que
désire ardemment R. Joseph Caro. Celui-ci est, selon ses dires, contraint de
mettre les révélations du Maggid par écrit afin d'obtenir de nouvelles
révélations, et des révélations de secrets merveilleux. La question qui se pose
alors est la signification de ce paradoxe. Faut-il prendre à la lettre les
affirmations de R. Joseph Caro ? Ecrire, est-ce pour lui une sorte de
corvée à laquelle il répond dans l'unique intention d'obtenir des révélations
supplémentaires ? Un fait est certain : l'écriture ne fait pas directement
partie de l'expérience mystique que vit R. Joseph Caro, qui se déroule sur le
plan de l'oralité et de l'audition ; cependant, l'écriture est pour lui un
moyen efficace pour renouveler et approfondir ces expériences. Ses insomnies
sont provoquées par son Maggid qui désire lui transmettre un enseignement,
qu'il devra ensuite mettre par écrit : d'une certaine façon, le fait que R.
Joseph Caro doive coucher par écrit cette instruction lui permet de l'intégrer
dans le cadre paradigmatique de la tradition rabbinique et cabalistique : en
l'extrayant du cadre confiné d'une expérience purement intime et en lui donnant
une forme rédactionnelle typique, qui par quelques aspects, s'apparente à celle
du Zohar, R. Joseph Caro rejoint les grands maîtres censés avoir apporté
des révélations nouvelles de secrets de la Torah, tel R. Siméon ben Yohaï.
Mieux même, son Maggid lui révèle de son propre aveu, des mystères que ni le Zohar,
ni aucun autre cabaliste avant lui, n'ont mérité de connaître, tel le secret du
bouc-émissaire. Son Maggid lui déclare à ce propos :
“Mais le secret de la chose est
le secret des secrets, dissimulé à l'extrême, d'une profondeur inaccessible,
dont n'a eu connaissance aucun sage qui ait été au monde. Et il est impossible
de le saisir à moins qu'il ne soit transmis oralement (litt. de bouche à
bouche), car son nom est qabbalah (réception), c'est pourquoi il faut le
recevoir de bouche à bouche, et il n'existe personne qui l'a mis par écrit, et
y a fait allusion de quelque façon, à l'exception de Siméon mon fils, qui y a
fait quelque peu allusion [dans le Zohar], mais nul homme n'est capable
de le comprendre s'il ne lui a pas été transmis de la manière que j'ai dite, et
ce secret des secrets est une perle précieuse, c'est un beau cadeau que je vais
te donner parce que tu as achevé [l'étude] des six ordres de la Mishnah” (fol.
34b).
Le secret en question, selon
les dires du Maggid de Caro, n'a encore jamais fait l'objet d'un exposé
cabalistique par écrit, il ne peut être communiqué qu'oralement et directement,
mais aucun sage humain ne l'a compris, il ne peut donc être transmis que de
façon surnaturelle au moyen d'une révélation orale, de “bouche à bouche” selon
l'expression consacrée. Même l'auteur du Zohar, R. Siméon (appelé ici
par le Maggid “Siméon mon fils”) s'est contenté d'y faire quelques timides
allusions. Il est clair que R. Joseph Caro se voit ici confier un enseignement
hautement ésotérique, qu'il sera seul à détenir, et qu'il sera aussi le premier
à coucher par écrit. Par l'écriture, R. Joseph Caro rejoint donc les grands
maîtres prestigieux de la tradition cabalistique, il s'insère dans une chaîne
déjà constituée dont il devient un maillon ultime. Son expérience mystique
personnelle devient d'utilité publique, elle perd en grande partie son
caractère intimiste et égocentrique et prend place dans la société juive
traditionnelle. La singularité et la solitude d'un mystique est métamorphosée
en une éclatante expérience de révélation de la vérité la plus profonde de la
Torah, destinée à tous les sages du peuple d'Israël. Ce qui vaut à R. Joseph
Caro un tel “cadeau”, n'est pas son excellence en tant que cabaliste, ni son
étude approfondie du Zohar ou des autres livres importants de la cabale.
Comme le confesse le Maggid, c'est l'achèvement de l'étude de la Mishnah, de
l'enseignement exotérique rabbinique dont il était un expert, qui lui a permis
de mériter la révélation d'un secret des plus ésotériques. Ce n'est pas en tant
que cabaliste que Caro est valorisé, mais en tant que maître de la halakhah.
C'est à ce titre qu'il mérite de devenir une source éminente de la gnose
ésotérique et de composer un livre qui divulgue des secrets venant directement
du monde supérieur.
L'oralité et l'écriture sont
donc les deux phases d'un processus de révélation allant du monde céleste vers
le mystique et du mystique vers la collectivité. L'absence d'expérience
visuelle dans le cas de R. Joseph Caro donne aux révélations dont il est le
vecteur un forme spéculative très accentuée qui trouve très naturellement son
meilleur support dans l'écriture. Celle-ci élève R. Joseph Caro au rang d'une
source de révélation cabalistique égale sinon supérieure au Zohar, au
moins dans quelques cas. L'inscription d'une expérience personnelle au sein
d'une littérature a un contrecoup sur la nature même de l'expérience : celle-ci
se constitue en très grande partie comme un discours théorique, exégétique, de
forme identique aux discours procédant de la plume d'un auteur, sans aucune
intervention d'une entité céleste révélatrice. Il est permis de se demander
jusqu'à quel point le contenu spéculatif des exposés du Maggid de R. Joseph
Caro constitue une sorte de garde-fou contre d'éventuels excès délirants
relevant de la psychopathologie. L'écriture en tant que processus d'expression
logique, avec ses impératifs de syntaxe, son vocabulaire ancré dans une
tradition préalable riche et cohérente, est en soi un moyen contraignant que le
mysticisme s'octroie pour échapper à ses propres débordements et aux dangers
que fait encourir toute réception de messages extra-humains. La substance de
toutes les expériences mystiques de R. Joseph Caro est purement linguistique.
Le passage du mode de réception orale du discours exogène à un mode de
transmission écrit garantit non seulement son intégration dans la mémoire de la
société, mais représente aussi, pour le mystique lui-même, une possibilité
d'éviter une séparation totale d'avec le monde qui l'entoure. Malgré sa hâte de
quitter ce monde-ci et sa souillure, l'écriture retient le mystique en donnant
à la Voix qu'il entend un poids et une puissance sémantique qui l'empêche de
s'évaporer dans sa conscience. Lestée par le discours écrit et par tout ce
qu'il implique dans l'ordre de la communication sociale, l'expérience mystique
laisse bien plus qu'une simple trace : elle est reformulée, rationalisée,
coulée dans le domaine des règles de l'exposition et du discours. En partie -
mais en partie seulement - le journal mystique de R. Joseph Caro se manifeste à
nous comme une étape supplémentaire du travail de mise par écrit d'une Torah
orale qui n'en finit pas de sourdre de la Bouche divine. Contrairement à la
dimension exotérique ou halakhique de la Torah orale qui a été entièrement
couchée par écrit par les maîtres de jadis, sa dimension ésotérique est perçue
comme n'ayant été que très partiellement révélée dans les ouvrages classiques
de la cabale, et attend donc des hommes de mérite et des mystiques comme R.
Joseph Caro pour connaître une étape supplémentaire dans sa révélation. C'est
ainsi que pour un lecteur et un interprète des rabbins du Talmud comme R.
Joseph Caro, la dimension des secrets de la Torah lui permet de s'élever au
même rang que ses illustres prédécesseurs, les rabbins classiques de la Torah
orale couchée par écrit dans les grands corpus rabbiniques ; du rang
d'interprète tardif de la Torah orale il s'élève à celui de transmetteur
initial de son contenu caché. Il peut ainsi rivaliser avec R. Siméon ben Yohaï,
qu'il n'aurait sans doute jamais pu égaler dans le domaine exotérique. Bien que
l'admiration que R. Joseph Caro voue aux maîtres anciens soit sans borne et
qu'il se considère apparemment comme un nain vis-à-vis d'eux, les géants du
Talmud, par le biais d'un processus mystique par lequel il renoue avec la
source orale et divine de la tradition rabbinique, il devient l'égal des géants
et même leur supérieur en ce qui concerne le domaine des secrets de la Torah,
domaine où le mouvement progressif d'écriture n'est pas encore achevé. C'est
son excellence en matière de Torah orale halakhique et exotérique qui lui vaut,
selon les dires de son Maggid, les expériences mystiques et les révélations qui
lui sont faites et qu'il doit coucher par écrit afin de les renouveler et de
les approfondir. L'oralité et l'écriture d'une part, et la halakhah et
la kabbalah d'autre part, sont entrelacées et se conditionnent l'une
l'autre ; par leurs relations dialectiques, l'une est garante de l'autre et se
légitiment mutuellement. Il semble cependant que le fait même que les
expériences mystiques de Caro sont présentées comme étant déterminées par son
excellence dans la connaissance rabbinique et halakhique, confère à cette
dernière la position la plus haute. En définitive, si la révélation mystique des
secrets de la cabale dépend de la maîtrise parfaite de l'enseignement
rabbinique traditionnel, c'est celui-ci qui prime en tant que moteur et
condition de toute révélation, aussi haute fut-elle. En tant que maître de la halakhah,
R. Joseph Caro n'a rien à envier à ses contemporains immergés dans des
expériences mystiques, mais au contraire, bénéficiant de la transmission orale
des secrets les plus cachés, son statut même de maître de la halakhah
fait de lui le mystique le plus éminent. En couchant par écrit ces révélations,
écriture autorisée et même commandée par la voix céleste de la Mishnah, R.
Joseph Caro reste dans son rôle et sa position de maître de la Torah orale et
de la halakhah, détenteur de la bonne parole et dispensateur des normes
d'action et des conduites autorisées et obligatoires. Comme l'écriture est un
des principaux moyen d'action de R. Joseph Caro sur ses contemporains, sinon
son moyen d'action et de communication principale, le Maggid, en demandant à
Caro de coucher par écrit ses instructions et ses enseignements, ne fait que
refléter une préoccupation centrale dans la vie de son “disciple” humain.
L'oralité qui fait loi, la
parole magistrale qui énonce le vrai, doit obligatoirement être fixée par écrit
non seulement pour être communiquée et transmise mais surtout peut être pour
qu'elle s'inscrive dans le standard de la littérature canonique de la Torah
orale. Ainsi, la nécessité intérieure d'une expérience mystique et la nécessité
imposée par la norme collective se rejoignent, se renforcent l'une l'autre et
finalement ne font qu'un. Dans le cas de R. Joseph Caro, l'expérience mystique
strictement orale est objectivée par le travail d'écriture de l'exégèse
ésotérique ou théosophique. La cabale théosophique n'est pas éliminée par
l'expérience mystique, mais au contraire elle y trouve sa légitimation et un
mode de révélation important.
Notes
1. Joseph Karo, Lawyer and Mystic. Philadelphie,
1977.
2. Nous utilisons l'édition de
Vilna, 1889.
Charles Mopsik
CNRS URA 152 (Centre d'Etudes
des Religions du Livre).
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