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Par Charles Mopsik
Genèse 1:26-27 est le texte
biblique qui a, plus que tout autre, joué un rôle déterminant dans l'éclosion
et les développements de la mystique juive médiévale dénommée cabale. Nous
allons examiner ici un aspect de l'interprétation que les premiers cabalistes
ont donné de ces versets. Ce n'est pas essentiellement la nature de l'image de
Dieu telle qu'elle a été pensée par les cabalistes qui retiendra notre
attention, mais sa composante sexuelle. Les discours des premiers mystiques
juifs médiévaux concernant les éléments mâle et femelle de cette image de Dieu
nous permettrons de percevoir le mouvement qui a conduit la pensée ésotérique
vers une plus grande autonomie vis-à-vis de la pensée religieuse commune. Ils
nous permettrons aussi d'assister aux débuts hésitants d'une réflexion sur le
statut de la femme et sur son égalité ontologique avec l'homme.
Rabbi Abraham ben David de
Posquières (Beaucaire aujourd'hui), né à Narbonne vers 1120 et mort en 1191,
est le premier auteur médiéval dont quelques fragments relevant de la mystique
juive appelée Cabale, la tradition ésotérique, ont été conservés. Comme son
beau-père, R. Isaac ben Abraham, le président du Tribunal rabbinique de
Narbonne, c'était une haute figure rabbinique (1). Le Rabed, ainsi qu'on a pris
l'habitude de le nommer en regroupant les initiales de son nom, a surtout été
connu pour ses gloses critiques (hassagot) sur le Code de la Loi (michné
torah) de Maïmonide. Mais il est aussi l'auteur d'un commentaire sur le
Talmud dont il ne reste que quelques pages. Or il semble que le Rabeb ait
introduit dans ce commentaire, en grande partie perdu, des exégèses de type
cabalistique. Un fragment de cette nature a été retrouvé par G. Scholem. Ce
dernier affirme n'avoir guère de doute quant à son authenticité et cela à
partir de critères chronologiques concernant l'état d'élaboration de la cabale.
Nous sommes en mesure de confirmer l'authenticité de ce texte à partir d'une
analyse comparée d'un autre écrit de Rabed depuis très longtemps connu et
répertorié. Mais l'examen de ces deux passages qui s'éclairent l'un l'autre
seront pour nous d'un intérêt considérable puisqu'ils offrent un tableau
détaillé de la conception des premiers cabalistes concernant la création de
l'Homme à l'image de Dieu et concernant le statut de ses aspects mâle et
femelle.
Le fragment de Rabed se
présente comme le commentaire d'un dit ancien (IIIe siècle ?) appartenant à la
littérature rabbinique, qui lui-même interprète Genèse 1:26-27 et Genèse 5:2.
Selon ce dit attribué à R. Jérémie ben d'Éléazar (2), le premier homme a été
créé doté de deux visages (dou-partsoufim) (3). Rachi (R. Salomon ben
Isaac, Troyes, 1040-1105), dans sa lecture du Talmud qui a fait autorité,
considère que cet homme était composé de deux parties dont une mâle et une
femelle, détachées par la suite l'une de l'autre pour former un homme et une
femme. Rachi interprète donc ce texte du Talmud en se servant d'un autre midrach,
Genèse Rabba 8:1. Selon cette sentence rabbinique, homme et femme sont
les deux moitiés d'un être unique qui est l'Adam premier, image de Dieu. Mais
le Rabed propose une interprétation du passage du traité Berakhot qui comporte
deux facettes : la première concerne la création de l'homme réel et historique
et tend nettement à contrevenir à l'idée d'une égale dignité de l'homme et de
la femme, en tant qu'éléments constituant les deux aspects de l'humanité
primordiale, idée contenue en germe dans la sentence de R. Jérémie ; la seconde
interprétation concerne l'Image de Dieu, sa forme manifestée dans ses middot
(attributs ou dimensions) et, au contraire de la précédente, elle plaide pour
l'unicité dans l'égalité de ces deux visages de l'Homme supérieur. Voici une
traduction du fragment annoncé :
“Commentaire de Rabed : La
raison de la création [d'Adam et Eve] en deux visages (dou-partsoufim)
consiste en ceci : l'homme a été créé en deux visages afin que la femme obéisse
à son époux et afin que sa vie soit suspendue à la sienne, qu'ils ne suivent
pas chacun son propre chemin, mais qu'il y ait entre eux proximité et
fraternité, qu'ils ne se séparent pas. Alors il y a aura la paix entre eux et
par leur intermédiaire il y aura la paix dans le monde. Il en va ainsi
également des “ouvriers fidèles dont l'action est fidélité (4)”. La
signification des deux visages se rapporte à deux choses. On sait que deux
contraires ont été émanés, l'un est le Jugement (din) et son compagnon
est la Miséricorde parfaite (rahamim guemourim). S'ils n'avaient pas été
émanés en double visage, chacun aurait agi selon sa dimension propre et ils
apparaîtraient comme deux pouvoirs (chté rechouyot). Chacun aurait agi
sans relation (hibour) avec l'autre et sans son aide. Mais comme ils ont
été créés en double visage, toutes leurs actions s'accomplissent à l'unisson, à
égalité, en parfaite corrélation (yihoud), sans séparation entre eux.
S'ils n'avaient pas été créés en double visage, aucune corrélation complète
n'aurait émergé d'eux, et la dimension du Jugement n'aurait pas pu correspondre
à la dimension de Miséricorde comme la dimension de Miséricorde n'aurait pas pu
correspondre à la dimension du Jugement. Mais comme ils ont été créés en double
visage, chacun d'eux se rapproche et s'unit à l'autre, désirant et convoitant
de se conjoindre (léhithaber) à l'autre, pour être un seul tabernacle
(5). Une preuve en est que les noms [divins] se désignent l'un l'autre, tu
trouveras que YHVH [qui se rapporte à la Miséricorde] désigne parfois aussi la
dimension du Jugement, de même le nom Elohim [qui se rapporte au Jugement],
désigne parfois la dimension de Miséricorde, comme dans Genèse 19:24. Ces
dimensions passent l'une dans l'autre. Telle est, en bref, la signification du
double visage. Médite cela et tu trouveras (6).”
L'expression dou partsoufim
qui désigne dans le midrach la nature bisexuée de l'homme initial,
signifie pour le Rabed la coïncidence en Dieu de ses deux attributs : la
Miséricorde et le Jugement. Un tel usage de cette expression n'est pourtant pas
une innovation. Dans un autre midrach, l'attitude de Dieu est
caractérisée de la façon suivante : “R. Hochaya dit : Il y eut deux visages (dou
partsoufim) : un visage de lumière pour Israël et un visage d'obscurité
pour les égyptiens (7)”. Une même action divine s'est exercée simultanément en
faveur d'Israël et pour châtier l'Égypte. Cette double facette de l'oeuvre
divine est appréhendée au moyen de la formule qui désigne la dualité sexuelle
de l'homme premier. L'évocation de la correspondance des noms divins (le
Tétragramme et Elohim) avec les deux attributs est coutumière dans la tradition
midrachique, au contraire de l'idée d'une possible inversion de cette
correspondance affirmée ici.
Un cabaliste du début du XIVe
siècle reprend explicitement l'idée contenue dans le fragment du Rabed, et il
ajoute une notation importante, qui en précise le sens : l'image de la forme
double de l'homme, le modèle de sa création, n'est autre que le double visage
dont a parlé R. Abraham ben David. Dans son commentaire sur la création de
l'homme, R. Josué Ibn Chou'aib déclare en effet :
“L'homme a été créé à la
ressemblance du modèle [d'en haut] qui est mâle et femelle, double visage, et
déjà Rabbi Abraham ben David, que sa mémoire soit une bénédiction, en a écrit
la raison (8)”.
Cette citation met en étroite
relation deux fragments de Rabed, qui sont ordinairement considérés comme
totalement distincts et sont par conséquents étudiés séparément par les
savants. Le premier fragment est celui que nous avons rapporté plus haut ; le second
est un commentaire du verset de Genèse 1:26-27 traitant de la création de
l'homme mâle et femelle à l'image de Dieu. Pour saisir l'enjeu exégétique de
cette lecture, quelques précisions préalables sont nécessaires. Le Rabed écrit
à une époque où la philosophie aristotélicienne s'est imposée, surtout à
travers l'oeuvre de Maïmonide, comme un critère de vérité. La solution apportée
par l'allégorisme maïmonidien à la question épineuse du statut des
anthropomorphismes bibliques, qui n'était certes pas nouvelle, était en passe
de s'imposer comme une vérité dogmatique, mais elle heurtait profondément les
tenants des solutions plus traditionnelles, désireux d'éviter le réductionnisme
inévitable des allégories. Pour donner le change à la solution de Maïmonide -
l'image de Dieu en l'homme est son intellect et seulement lui - ces
personnalités ont fait appel à des traditions qui ne devaient certes rien à la
philosophie, mais qui comportaient des éléments bien plus audacieux et riches
de périls à l'endroit du strict monothéisme.
Maïmonide, dans sa codification
de la Loi dénommée Michné Torah, affirme qu'est hérétique (min)
“celui qui dit : il existe un Souverain unique mais il est un corps et il
possède une image (9)”. Ce qui implique que les anthropomorphismes dont la
Bible abonde et qui prêtent à Dieu des traits corporels humains, doivent être
interprétés comme autant d'allégories sans significations particulières au
sujet de l'essence divine. Cette condamnation pour hérésie formulée par
Maïmonide, grand législateur médiéval de la Synagogue, a fait l'objet d'une
remarque critique de la part de Rabed. Mais cette remarque a été plutôt mal
interprétée par G. Scholem, qui la cite en omettant sa seconde partie. Ce qui
permet à cet auteur d'affirmer qu'il existe chez Rabed et les cabalistes une
“apologie de l'anthropomorphisme (10)”. La première partie de la glose critique
de Rabed rejette l'appellation d'hérétique comme terme adéquat pour qualifier
la croyance dans la nature corporelle de Dieu : “Pourquoi qualifie-t-il cette
personne d'hérétique ? Beaucoup de gens, plus grands et meilleurs que lui
[Maïmonide], ont adopté cette conception...” (ad loc.), mais la suite
porte : “... à cause de ce qu'ils virent dans les Écritures et plus encore à
cause de ce qu'ils virent dans les dires des aggadot qui troublent les
idées”. Trompé par l'apparence de plusieurs textes rabbiniques anciens, ces
personnes ont cru que Dieu possède un corps, mais il n'y pas de raison de les
considérer comme des hérétiques. La seconde partie de la citation montre
clairement que Rabed ne partage pas cette fausse opinion, même s'il ne veut pas
la qualifier du nom d'hérétique. Mais elle implique aussi quelque chose de plus
conséquent. Ces aggadot troublantes doivent être comprises selon leur
vrai sens de façon à percevoir correctement à quoi se rapportent leurs
anthropomorphismes. Il n'est pas question pour Rabed, à l'instar de Maïmonide,
d'attribuer une forme corporelle à l'Être suprême. Mais il faut rendre compte
des textes bibliques ou rabbiniques qui semblent la lui attribuer sans recourir
pour autant à une méthode allégorique qui aboutit toujours à neutraliser les
significations littérales des écritures. Dans sa glose critique, Rabed garde le
silence sur ce qui serait la bonne manière d'entendre les anthropomorphismes.
Cependant, un très précieux fragment de son commentaire perdu sur les Aggadot
du Talmud, que des auteurs postérieurs ont conservé, nous fournit la clé de son
système d'interprétation, qui, s'il est mis en relation avec son commentaire sur
la création de l'homme avec deux visages ou deux masques, cité plus haut,
apporte un éclairage satisfaisant de la conception initiale de la cabale quant
au modèle supérieur de la création de l'homme. Voici d'abord une traduction du
bref passage annoncé. Le commentaire porte sur une sentence du Talmud
(11) : “D'où savons-nous que le Saint béni soit-il met les tefilines
?” Le petit-fils de Rabed, Acher ben David, mentionne à ce sujet “la teneur
exacte [de l'explication de mon grand-père], le grand Rabbi Abraham ben David”
:
“Ce dire [du Talmud] se
rapporte au Prince de la Face, lui dont le nom est comme le nom de son Maître.
[A moins qu'il y ait un être situé au-dessus de lui, émané de la cause suprême,
et qui possède la puissance du Très-Haut (12)], c'est lui qui est apparu à
Moïse et qui est apparu à Ezéchiel dans la vision de l'Homme d'en haut (Ez.
1:26). C'est lui qui s'est manifesté aux prophètes. Tandis que la cause des
causes n'est apparue à personne, ni avec un [bras] droit ni avec un [bras]
gauche, ni avec une face ni avec un dos. C'est un secret dans l'Oeuvre du
Commencement : “Quiconque connaît la mesure du Formateur du commencement, est
assuré [d'avoir part au monde à venir (Chiour Qomah)]”. Et c'est lui qui
dit : "Faisons l'homme [à notre image]" (Gen. 1:26) (13)”.
Une version un peu différente
de ce passage est rapportée par R. Jacob ben Habib, auteur du Eyn Yaakov
(14) :
“J'ai trouvé écrit au nom du
Rabed, de mémoire bénie : [...] L'Émissaire c'est le Prince du monde apparu aux
prophètes, gouvernant le Char, émané de la cause première, possédant en lui la
puissance du Très-Haut, c'est lui qui dit : "Faisons l'homme à notre
image"”.
“Prince de la Face” ou “Prince
du monde” sont des appellations de l'archange suprême dénommé Métatron dans la Aggada
rabbinique et la littérature des Palais (15). Cet archange, présenté comme une
émanation de la Cause suprême (16), est le sujet véritable des apparitions
divines et des formulations anthropomorphiques du texte biblique. C'est lui
l'Elohim qui dit “Faisons l'homme à notre image (17)”, et non la Cause suprême.
Il se manifeste en tant que démiurge et il est l'Homme d'en haut, objet de la
vision des prophètes. Il possède le nom et la puissance de son Maître,
invisible et sans forme (18).
Figure de médiateur et de
manifestation divine, sa forme corporelle supporte la totalité des attributs
divins, le bras droit est l'attribut de Miséricorde, le bras gauche l'attribut
de Jugement, la face et le dos représentent d'autres dimensions manifestées de
la Cause suprême, peut-être l'attribut de Beauté et celui de Royauté (les
sefirot Tiferet et Malkhout). Cette entité intermédiaire endosse
l'anthropomorphisme des écrits anciens, elle permet de maintenir leur
signification littérale sans recourir à l'allégorie et sans tomber dans une
conception qui rabaisserait l'Être suprême au rang d'une réalité corporelle.
Elle assume sémantiquement la charge des textes anthropomorphistes en
sauvegardant leur intégrité de vérités révélées et irréductibles. On peut même
dire que la notion de Dieu ou de divinité se déplace : le mot Dieu (Elohim) du
texte biblique se réfère directement à cet archange suprême, de même
l'expression “Saint béni soit-il” de la tradition rabbinique, mais il ne
désigne que médiatement l'Être ou la Cause suprême que les cabalistes se
plairont à dénommer En Sof (Infini). Si l'on met en relation cette
interprétation de R. Abraham ben David - qui est en fait plus qu'une
interprétation mais la clé de la pensée ésotérique juive - avec son commentaire
sur la création de l'homme en un double visage, il ressort que le modèle
supérieur de l'homme, celui qui possède les deux attributs de Miséricorde et de
Jugement identifiés aux pôles masculin et féminin, n'est autre que cet archange
suprême, émanation de la Cause première ineffable, que l'on peut qualifier à
bon droit de Dieu manifesté. En déplaçant le Dieu dont l'homme est la
ressemblance au niveau d'une dimension médiane entre l'Absolu caché et le monde
créé, la voie a été ouverte aux spéculations sur les faces masculines et
féminines de ce Dieu manifesté possédant une forme corporelle nantie de deux
faces, dont est l'une est mâle et l'autre femelle. Pour avoir préféré sauver
l'anthropomorphisme traditionnel sans faire appel à la méthode allégorique,
c'est l'essence divine de la différentiation sexuelle qui a été promue. En même
temps, cette théologie a rejoint ou a retrouvé des spéculations juives
“mystiques” très anciennes, dont l'hermétisme et le gnosticisme sont des
témoins privilégiés, nous allons le voir.
Une interprétation mystique
contemporaine de celle que R. Abraham ben David donne du verset de Genèse
1:26-27, se trouve dans le livre Bahir (§ 172), à moins qu'elle soit la
source cachée de ses propos. Voici un extrait du commentaire en question :
“Le Saint béni soit-il a sept
formes saintes et toutes ont leur correspondant en l'homme, ainsi qu'il est dit
: "Car à l'image de Dieu il a fait l'homme, mâle et femelle il les
créa" (Gen. 9:6), "A l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il
les créa" (Gen. 1:27) et ce sont : la cuisse droite et la gauche, la main
droite et la gauche, le tronc et l'alliance. En voilà six, et tu avais dit
sept. La septième [forme] est en sa femme, comme il est écrit : "Ils
seront une chair une" (Gen. 2:26).“
Les sept formes saintes de Dieu,
qui constituaient anciennement l'Heptade archangélique - les sept grands
princes célestes qui servent le Roi divin près de son Trône - deviennent les
sept formes par lesquelles la divinité cachée se révèle et agit. Ce sont ces
sept formes qui constituent le modèle de la forme corporelle de l'homme, et
elles comprennent le sexe masculin (“l'alliance”) et le sexe féminin qui est
“en sa femme”. Homme et femme constituent un tout unique qui possède la
totalité des éléments correspondant aux formes saintes de Dieu. Parmi elles,
celle qui a comme correspondante le sexe féminin, est sûrement celle que le Bahir
dénomme la gloire ou la Chekhinah d'en bas. Que cet écrit soit ou non une des
sources du Rabed, malgré la nette différence de tonalité, il se situe dans un
cadre conceptuel qui en est très proche.
L'anthropomorphisme biblique,
qui fut au centre des spéculations les plus représentatives de la mystique
juive, et cela dès l'Antiquité - que l'on songe à la vision d'Ezéchiel 1:26, à
qui se manifeste une forme d'Homme assis sur un Trône - est une des clés les
plus sûres pour percer l'énigme historique de l'origine de la conception des
cabalistes médiévaux. L'existence d'une représentation bisexuée de la forme
corporelle de Dieu en tant que modèle de la création de l'homme est attestée
directement par des sources juives anciennes et indirectement par des sources
gnostiques qui empruntent leurs motifs à la mystique juive de leur temps. Ainsi
lit-on dans la Lettre d'Eugnoste :
“Le premier qui fut manifesté
avant le tout dans l'illimité est un auto constitué, Père auto créé, possédant
la plénitude de la lumière rayonnante, indicible. Celui-là a conçu dès le
principe que sa similitude devait devenir une grande puissance. Aussitôt le
principe de cette lumière-là s'est manifesté en tant qu'Homme immortel,
androgyne. Son nom masculin est (intellect géniteur et) parfait. Son nom
féminin est Sagesse totalement sage, génitrice. On l'appelle également
semblable à son frère et à son conjoint (19).”
Le Père incréé, principe indicible
et suprême qui a la position du deus absconditus dans le système
gnostique, possède cependant une forme, sa “similitude”, qui est l'Homme
primordial, être lui aussi immortel et de pure lumière, qui est proprement
“l'image de Dieu”, selon le modèle de qui les hommes ont été créés. C'est cet
Homme primordial qui est le créateur des êtres célestes (20). Cet Anthropos
supérieur est androgyne, il possède l'attribut masculin d'intellect parfait et
l'attribut féminin de sagesse génitrice (21). Cette forme archétypale - l'Homme
immortel - issue du Père auto constitué, est à l'évidence une lecture gnostique
de “l'image de Dieu” (tselem elohim) de Genèse 1:26-27. L'auteur
gnostique en fait un être divin distinct du premier Père et à qui échoit la
fonction démiurgique. On retrouve chez Philon d'Alexandrie l'idée de
l'existence initiale d'un homme céleste, celui qui est fait à l'image de Dieu,
mais pour lui cet Homme-Logos n'est “ni mâle ni femelle (22)”. Le texte
gnostique donne il est vrai un sens très abstrait, intellectuel, à ces
caractères féminins et masculins, mais il ne les élimine pas. Il est loisible
de voir dans l'androgynie accordée à l'image du Dieu suprême dans la Lettre
d'Eugnoste une réminiscence du texte de la Genèse disant que Dieu a créé
l'homme “à son image” mâle et femelle, et une tradition rabbinique conservée
dans le midrach Genèse Rabba confirme cette vue :
“Rabbi Jérémie fils d'Eléazar
dit : Quand le Saint béni soit-il a créé le premier homme, androgyne il le fit,
comme il est écrit : "Mâle et femelle il les créa... et il les a appelés
du nom d'homme" (Gen. 5:2) (23)”.
Cet Adam premier ajoute le
midrach, “remplissait le monde entier”, sa taille occupait tout l'espace de la
création. Il ne s'agit donc pas de l'homme ordinaire, mais d'un être d'une
envergure gigantesque. Cet homme premier est l'image de Dieu, et c'est ce
passage de la Genèse que le commentaire rabbinique explicite en le disant
androgyne et d'une taille cosmique. Il faut avouer que les traditions
rabbiniques qui nous ont été conservées dans les recueils de midrachim
qui nous sont parvenus, semblent partielles et fragmentaires en la matière. Les
conceptions des premiers rabbins sont rapportées sous forme d'aphorismes aussi
brefs qu'énigmatiques. Mais on ne peut nier que ce sont là les bribes d'une
doctrine plus développée relative au premier homme en tant qu'image de Dieu. Et
les sources gnostiques permettent en effet de corroborer cette impression. Ces
sources anciennes ont leur équivalent dans les écrits des cabalistes médiévaux.
Dans son commentaire sur le passage de Genèse Rabba cité plus haut, un
cabaliste de la fin du XIIIe siècle, R. Chalom Achkénazi, en propose la
“signification ésotérique suivante : c'est à partir du secret du Masculin et du
Féminin qu'ils [Adam et Eve] ont été créés et pour cette raison ils sont
l'image de Dieu (24)”.
Le texte de R. Abraham ben
David élève jusqu'à l'évidence la relation entre androgynie divine et
totalisation des attributs divins, qui équivaut aussi à l'unité de ses deux
noms principaux. Ce faisant, cet auteur médiéval renoue avec la pensée
religieuse la plus archaïque ; il nous suffira de citer quelques lignes
d'une analyse que donnait naguère Mircea Eliade du mythe de l'androgynie divine
: “Tous les attributs coexistant dans la divinité, on doit s'attendre à y voir
coïncider pareillement, sous une forme plus ou moins manifeste, les deux sexes.
L'androgynie divine n'est pas autre chose qu'une formule archaïque de la
bi-unité divine ; la pensée mythique et religieuse, avant même d'exprimer ce
concept de la bi-unité divine en termes métaphysiques (esse - non esse) ou
théologiques (manifesté - non manifesté) a commencé par l'exprimer en termes
biologiques (bisexualité)... mais qu'on ne se laisse pas abuser par l'aspect
extérieur de ces langages, en prenant la terminologie mythique au sens concret,
profane (“moderne”) des mots... aussi l'androgynie divine rencontrée dans tant
de mythes et de croyances a-t-elle une valeur théorique, métaphysique.
L'intention vraie de la formule est d'exprimer - en termes biologiques - la
coexistence des contraires, des principes cosmologiques (i. e. mâle et
femelle), au sein de la divinité (25).” Le fragment d'un des premiers
cabalistes étudié ici, présente une intrication d'éléments mythiques et
théologiques. L'unité des deux attributs contraires et des deux noms divins
(éléments théologiques) exprime fondamentalement la même chose que l'unité des
deux visages, mâle et femelle, en Dieu (éléments mythiques). Bien sûr, ce
découpage entre théologie et mythologie a quelque chose d'arbitraire, mais il
répond à une classification courante dans la pensée occidentale, et à ce titre
il peut contribuer à clarifier les choses.
Dans ce passage très dense de
Rabed, deux plans sont mis en parallèle mais restent asymétriques : le début de
son commentaire est strictement exotérique, il vise à expliquer le dictum
ancien par le recours à la nécessité d'une relation d'obédience à l'intérieur
du couple humain. L'expression “deux-visages” signifie en cette approche que la
partie féminine n'est pas distincte de la partie masculine, qu'elle est incluse
dans le mâle originel sans se différencier comme réalité autonome. Elle ne
compose pas avec lui un couple dont les partenaires seraient soudés mais
garderaient leur différence au sein de cette union, elle n'apparaît comme
féminine qu'à partir de l'extraction par Dieu d'un membre du premier homme qui
est tout entier mâle, membre qui sera bâtit en femme, selon l'expression
biblique. Autrement dit, la femme ou le féminin n'était pas présente en tant
qu'entité déjà sexuellement différenciée dans l'homme originel qui a été créé
par Dieu. Cette interprétation implique que la femme ait un statut subordonné à
celui de l'homme, qu'elle doive lui obéir et le servir comme un inférieur sert
un maître.
La seconde moitié du
commentaire de R. Abraham ben David propose cette fois une interprétation
cabalistique du même segment aggadique. “Les ouvriers fidèles” sont deux
attributs divins (midot). Scholem rappelle que cette expression est
empruntée à la liturgie de la néoménie, formulée dans le traité Sanhédrin 42a,
et désigne les deux “luminaires”, le soleil et la lune. Ces deux astres ont ici
un sens clairement “symbolique”. Ils renvoient à la dimension de Miséricorde et
à la dimension de Jugement (rahamim et din). Dans les écrits
ultérieurs de la cabale, ces deux entités renverront non plus seulement à ces
attributs, mais aux aspects ou sefirot mâle et femelle du monde divin,
appelés le plus souvent Tiferet et Malkhout, Beauté et Royauté. Il est
toutefois fort probable que les dimensions de Miséricorde et de Jugement soient
aussi des désignations, dans cet écrit de Rabed, du mâle et de la femelle,
compte tenu de la première moitié du passage et à cause surtout du texte
midrachique qu'il est censé commenté. Mais le caractère masculin de la
Miséricorde comme le caractère féminin du Jugement restent à l'arrière-plan.
Visiblement, l'auteur veut éviter de mettre en avant la différence sexuelle au
niveau de son interprétation ésotérique, dédaignant de signaler la correspondance,
pourtant sous-entendue, entre cette différence sexuelle présente dans
l'humanité et dans la divinité. La formule des “deux visages”, qui désigne la
polarité sexuelle dans le plan humain, ne désigne, dans le plan divin, que les
attributs classiques de Jugement et de Miséricorde. Même s'il est loisible de
penser qu'est signifié du même coup la correspondance entre
masculin/Miséricorde et féminin/Jugement, celle-ci ne semble valoir que dans le
plan humain, de sorte que la femme soit dite plus dure, plus rigide que
l'homme, et que ce dernier soit dit plus compatissant, plus généreux que la
femme, avec pour corollaire fatale la nécessité d'une domination de l'homme,
plus porté à la miséricorde, sur la femme, plus encline à la colère. Dans cette
typologie la femme perd de la dignité à tous les niveaux : elle n'est pas
intrinsèquement un constituant de l'humanité, puisqu'elle est venue après
l'homme ; elle ne dispose pas clairement d'un modèle supérieur dans le plan
divin, et sa subordination à l'homme est posée comme une vérité fondamentale et
essentielle.
Les deux attributs sont
présentés comme étant emboîtés l'un en l'autre, de sorte qu'une conception
dualiste est écartée. En effet, le dualisme pointe dans cette présentation de
deux entités divines différenciées en une entité favorable aux hommes (la
miséricorde) et une entité défavorable (la jugement). Pour conjurer cette
véritable hantise du judaïsme rabbinique (26), Rabed affirme que si ces
attributs agissent dans des directions apparemment opposées, ils comprennent
chacun leur contraire, de sorte que jamais l'un ne s'active sans que l'autre
qui l'habite n'entre aussi en action, même si ne n'est qu'à un degré
d'efficience moindre. Les entités divines de Miséricorde et de Jugement sont
des contraires radicalement distincts, cependant ils contiennent chacun leur
opposé, de telle sorte que l'un puisse passer en l'autre, qu'il existe une
possibilité d'échange entre eux à cause de leur corrélation particulière :
chaque entité contient son contraire sans l'abolir et sans porter atteinte à
son caractère spécifique. Il y a ainsi différence et non séparation. L'un divin
recèle de la différence sans que celle-ci porte atteinte à son unité, parce que
les termes de cette différence sont gros l'un de l'autre.
Étude d'un écrit exotérique de
R. Abraham ben David
Alors que la partie ésotérique
du commentaire de Rabed insiste sur l'égalité et l'unité des deux visages, au
niveau exotérique et humain il est surtout question d'une subordination et d'un
décalage ontologique entre eux. Ce double régime de vérité - celle du haut ne
vaut pas pour celle du bas - sera par la suite surmonté par une audace accrue
des cabalistes. Ceux-là adopteront avec toujours davantage de ferveur un point
de vue univoque, et ils viendront à considérer que ce qui est en bas constitue
la réplique exacte de ce qui est en haut et doit se conformer à son modèle
supérieur. Cette conception aboutira, quant au sujet qui nous occupe, à
l'affirmation et à la recherche concrète d'une égalité entre l'homme et la
femme, à la fin de son assujettissement. Mais il est clair que le Rabed n'était
pas prêt à de telles remises en cause de l'ordre social et patriarcal qui
s'imposait au niveau même des prérogatives des époux dans la législation
rabbinique médiévale et qui remonte à l'Antiquité. Ainsi Flavius Josèphe résume
la conception traditionnelle du rapport entre les sexes : “La femme, dit la
loi, est inférieure à l'homme en toutes choses. Aussi doit-elle obéir, non pour
s'humilier, mais pour être dirigée, car c'est à l'homme que Dieu a donné la
puissance (27)”. Dans un autre écrit de Rabed, le Livre des maîtres de soi
(Sefer baalé ha-néféch), consacré justement à la relation sexuelle dans
ses aspects juridiques et éthiques et surtout aux règles rituelles relatives à
la séparation périodique de la femme menstruée (nida), il propose, pour
introduire son sujet, une réflexion sur la création d'Adam et sur l'apparition
de la femme, qui est en étroite relation avec la partie de son commentaire de
niveau exotérique que nous venons d'examiner. Il utilise même des expressions
semblables parfois mot à mot. Voici une traduction d'un extrait de cette
introduction :
“Les oeuvres du Créateur sont
extraordinaires, qui comprendra leur secret ? En effet, toutes les créatures
ont été créées mâle et femelle tandis que l'homme a été créé un, ensuite Il a
créé pour lui à partir de lui-même une “aide face à lui”. Qui pourra soutenir
la profondeur de Ses merveilles, pour parvenir au bout de la sagesse, la
sagesse de Ses actes. Seulement l'homme doit réfléchir avec l'indigence de son
intelligence et avec la petitesse de son intellect au fait que toute oeuvre
accomplie par Dieu, Il l'a faite avec sagesse, avec intelligence et avec
connaissance, c'est ainsi qu'il a tout fait.
Moi je dis, avec mon léger
intellect, que c'est pour le bien de l'homme et pour son profit qu'il l'a créé
un, car s'il l'avait créé mâle et femelle à partir de la terre, de la façon
dont ont été créées les autres créatures, la femme aurait été auprès de l'homme
comme l'animal femelle auprès du mâle, femelle qui n'accepte pas la domination
du mâle et ne se tient pas auprès de lui pour le servir, de plus l'un se dérobe
à l'autre et l'un se rebelle contre l'autre, chacun suit son propre chemin, ils
ne sont pas destinés (meyouhad) l'un à l'autre, chacun ayant été créé
pour lui-même. C'est ainsi que le Créateur vit le besoin de l'homme et ce qui
lui est profitable et il l'a créé solitaire, puis il a pris une de ses côtes et
bâtit à partir d'elle la femme, il l'a amené ensuite à l'homme pour qu'elle
soit une épouse et pour être auprès de lui une aide et un appui, puisqu'elle
est considérée par rapport à lui comme un de ses membres créés pour le servir,
et pour que l'homme la domine comme il domine ses membres, afin qu'elle le désire
ardemment de même que ses membres désirent ardemment le bien de son corps. Ce
que dit l'Écriture : "Pour l'homme il n'a pas trouvé d'aide face à
lui" (Gen. 2:20). Cette "trouvaille" ne vient pas après une
recherche et une exploration comme les autres trouvailles, il ne convient pas
de parler ainsi du Créateur, mais elle se trouve au sein de la Pensée
primordiale ; lorsque est monté en Sa pensée [l'idée] de créer toutes les
créatures mâle et femelle à partir de la terre, il a scruté et a vu le meilleur
pour l'homme et son intérêt, et il ne trouvait pas pour lui d'aide dans cette
création, c'est pourquoi il n'a pas voulu le créer comme les autres créatures,
aussi, quand il mentionne la création de l'animal, de la bête sauvage, des
volatiles, il dit : "Pour l'homme il ne trouvait pas d'aide face à
lui" (ibid.), [le verset] veut dire : s'il crée l'homme comme il en
va pour la création du bétail, il ne trouverait pas pour lui d'aide face à lui,
et il dit : "Il n'est pas bon que l'homme soit seul", c'est à dire :
il n'est pas bon que l'homme s'isole comme l'animal dont la femelle ne reste
pas unie (mityahedet) auprès du mâle, c'est pourquoi "je lui ferais
une aide face à lui", je le créerai de manière qu'il y ait pour lui une
aide face à lui, une aide qui soit à son service pour tous ses besoins,
"face à lui" pour qu'elle se tienne constamment auprès de lui; en
conséquence l'homme dit en la voyant : "Il a connu qu'elle avait été prise
de lui, c'est ainsi que l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à
sa femme pour qu'ils soient une seule chair" (Gen. 2:24). Autrement dit :
Celle-ci est apte à être sans cesse auprès de moi, et moi auprès d'elle, c'est
à dire "une seule chair". Il faut donc que l'homme aime sa femme
comme son corps, qu'il l'honore, s'attendrisse sur elle et qu'il la garde, de
la même façon qu'il garde un de ses membres. Ainsi a-t-elle l'obligation de le
servir, de l'honorer et de l'aimer comme son âme, car de lui elle a été prise.
Aussi, le Créateur commandait-t-il à l'homme à propos de sa femme : "Sa
nourriture, son vêtement, son 'temps', il ne diminuera pas" (Ex. 21:10).
Et afin que l'homme sache qu'il a un Créateur qui le domine, il lui a prescris
une loi et une règle [qui s'applique] lorsqu'il se joint à la femme, de même
qu'il a prescris ses lois sur tous les dons [que Dieu fait] à l'homme, si par
exemple il lui donne un champ, il lui prescrit des lois concernant les labours,
les semailles et la récolte, stipulant de ne pas labourer les mélanges végétaux
interdits (kilaîm), ni d'en semer (28)...”
La structure du pouvoir
présentée dans ce passage est très proche de celle que l'on retrouve dans la
théologie chrétienne : au bas de l'échelle la femme qui est soumise à l'homme
et ce dernier est soumis directement à Dieu, comme dans la première Épître aux
Corinthiens 11:3 : “Le chef de tout homme c'est le Christ, le chef de la femme,
c'est l'homme”. De plus, la représentation de la femme comme corps de l'homme,
bien qu'elle s'origine dans un dicton du Talmud, rappelle encore davantage un précepte
des juristes de la Scolastique : “Mulier corpus viri”, qui caractérise le
statut de la femme comme “assujettie pure (29)”. Dans ce même ouvrage, un autre
passage de Gratien est mentionné qui reprend Saint Ambroise, et à cause d'une
certaine parenté avec le commentaire du Rabed, il mérite d'être ici proposé :
“La femme a été faite non de la
terre dont fut pétrie Adam, mais de la côte d'Adam ; de là remarquons une
nature unique du corps pour l'homme et la femme, une source unique du genre
humain. On n'a donc pas fait au commencement l'homme et la femme, ni deux
hommes, ni deux femmes ; mais d'abord l'homme, puis de celui-ci la femme. Car
Dieu a voulu constituer aux hommes une seule nature et, partant d'un seul
principe de la créature, il a ainsi empêché la prolifération de natures
disparates”. La Glose précise sur ce mot : “pour ce qui touche au sexe (30)”.
Cette unité initiale d'Adam
comme pur mâle est le principe de son autorité. Une différence décisive entre
les écrits chrétiens étudiés par P. Legendre et le texte du Rabed doit être
cependant soulignée : l'insistance de ce dernier porte en fait sur deux points
et non sur un seul. Outre l'affirmation de l'autorité du mari - et, par delà sa
personne, de l'institution juridique et religieuse - R. Abraham ben David met
au premier plan l'amour et le souci du bien être réciproque que les époux se
portent, comme étant les effets de la création d'un Adam unique et de la
séparation d'un de ses membres, ensuite bâti en femme. L'autorité de l'homme
sur son épouse n'est qu'un des deux aspects de son mode de création
célibataire, alors que dans les textes scolastiques, c'en est le seul. Sans
doute cette différence tient-elle à la conception chrétienne de la virginité,
analysée aussi par Pierre Legendre (31). Le dire du Talmud auquel nous faisions
allusion ne mettait en rapport le corps du mari et sa femme que pour insister
sur l'amour que celui-ci doit lui porter :
“Nos maîtres ont enseigné : Qui
aime sa femme comme son corps et l'honore plus que son corps... sur lui
s'applique le passage : "Tu jouira de la paix sous ta tente (32)"”.
Cette référence ne se rapporte
aucunement à un principe d'autorité et elle ne peut être considérée comme la
seule source de Rabed, qui a dû subir l'influence supplémentaire de la Scolastique
juridique pour élaborer sa conception ; il ne faut pas oublier que cet auteur
était lui-même un juge et un juriste éminent qui pouvait connaître ses
collègues chrétiens du sud de la France. Il est intéressant de noter que l'on
trouve dans une Épître paulinienne une formule qui rappelle celle du Talmud
précité : “Les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps. Qui aime
sa femme s'aime soi-même (33)”.
Il est cependant peu probable
que ce texte soit la source de l'assertion du Talmud, l'on trouve en effet dans
la tradition rabbinique une formule semblable à celles-là mais appliquée non
plus à l'épouse mais au disciple : “Mar bar Rav Achi dit : "Je suis inapte
à juger un jeune disciple. Pourquoi ? Parce qu'il est chéri par moi comme mon
corps et l'homme ne voit pas sa propre culpabilité (34)”.
Dans l'optique rabbinique
classique “aimer comme son corps” implique donc l'impossibilité d'exercer une
autorité puisque l'aptitude à juger, fondement de toute autorité, est inhibée
par cet amour. En outre, le passage du traité Yébamot, ci-dessus rapporté,
ajoute que le mari doit “honorer” sa femme plus que son corps, et il faut avoir
à l'esprit que ce verbe connote déférence et obédience. En d'autres mots, le
mari est censé avoir davantage le souci du bien-être de son épouse que celui de
son propre corps. Nous sommes aux antipodes de la relation servile et
utilitaire proposée par Rabed. Un dernier élément de comparaison peut-être
versé dans ce dossier. Dans le même traité Yébamot, une version de la création
de l'homme opposée à celle de Rabed est envisagée :
“R. Eléazar dit : Tout homme
qui n'a pas de femme n'est pas homme, parce qu'il est écrit : "Mâle et
femelle il les a créé et il les a appelés homme" (Genèse 5:2) (35)”.
Nous verrons par la suite que
d'autres textes du Talmud peuvent néanmoins être invoqués à l'appui de la
conception du juge de Narbonne. Reste que l'exposé du Rabed évoque d'assez près
les conceptions des juristes de la Scolastique. Il est très significatif que le
commandement relatif à la femme menstruée est envisagé comme étant donné à
l'homme qui à son tour y soumet sa femme. Dieu ne s'adresse pas à la femme pour
lui intimer ses prescriptions mais au maître de la femme qui est son époux.
Celui-ci doit s'y conformer au même titre qu'il doit se conformer aux règles
établies pour la culture de son champ ainsi qu'aux autres dont le Rabed nous
dresse une longue liste. En fin de compte, dans la mesure où la femme est comme
un membre du corps de l'époux, et que celui-ci a reçu des commandements
concernant l'usage de son corps - comme la circoncision - il doit soumettre sa
femme à ces impératifs au même titre que son propre corps est soumis aux
commandements divins. Le fond de cette structure exclut absolument toute
véritable réciprocité, dans la mesure où l'un des partenaires n'est là que
comme appendice de l'autre. Il faut souligner encore la très grande netteté de
l'explication de Rabed ; au lieu d'expliquer le commandement de la séparation
lors des menstrues en invoquant, comme le fera un peu plus tard Nahmanide par
exemple, des précautions hygiéniques et médicales, ou comme l'avait fait des
siècles avant un Rabbi du Talmud en invoquant la joie provoquée par les
retrouvailles des époux qui sont comme des jeunes mariés s'unissant pour la première
fois (36), le docteur de Narbonne comprend et explique ce commandement en
recourant à un argument de pure autorité : c'est afin de manifester son pouvoir
sur ce membre de l'homme qu'est la femme, comme il exerce son autorité en tant
que premier propriétaire de tout ce que l'homme possède, que Dieu a prescrit
des commandements sur la relation à l'épouse. C'est, si l'on veut, afin que
l'homme, propriétaire en second de la femme, n'en vienne pas à s'affirmer dans
la position d'un maître suprême, que le premier Maître soumet sur ce point
l'homme à ses ordres. Toute la problématique du Rabed est centrée sur la
question du pouvoir et de son exercice, de sa répartition et de son origine.
Dieu est avant tout perçu comme Gouverneur suprême. Ses commandements sont de
purs actes d'autorité indépendamment de leur positivité intrinsèque et de leur
signification particulière. Si Dieu commande, c'est pour qu'on fasse acte
d'obédience envers lui. D'autres fois dans son livre, R. Abraham ben David a
l'occasion de définir le désir et pour ce faire il recourt à une théorie
d'origine aristotélicienne : “Le désir qui s'impose à l'homme provient de la
puissance de l'âme végétative qui est [l'âme] animale (37)” (p. 115). Par la
suite, on verra les cabalistes recourir, pour expliquer la nature du désir, à
une toute autre conception, celle de l'unité primitive en une seule âme de
l'homme et de la femme et de la force qui tend à les faire se réunir. Une autre
explication plus tardive sera l'intrication du masculin et du féminin dans une
même personne et la propension du semblable à rejoindre le semblable (38). Le
désir pour l'autre sexe sera expliqué au moyen de conceptions qui situent son
origine sur un tout autre plan, bien plus élevé que celui de la fonction
végétative. Parfois certains cabalistes chercheront à conjuguer ces deux plans
dans un système intégrant appétit organique et désir des âmes les portant à se
rejoindre intimement. Il arrive même que la juxtaposition de ces deux niveaux
permette à des cabalistes d'expliquer l'origine du désir homosexuel, dont on
peut trouver plusieurs versions plus ou moins aisément conciliables. Pour
Mordekhaï Yaffé par exemple, à la différence du désir pour l'autre sexe, le
désir pour son propre sexe provient exclusivement de l'âme “naturelle” et ne
s'ancre pas dans une aspiration des âmes à se réunir pour reconstituer
l'individu complet, mâle et femelle, qui existait avant la naissance (39).
Cette considération peut être regardée comme une critique du mythe platonicien
de l'androgyne, en tant que celui-ci inclut le cas d'un être double aux deux
composantes de même sexe, cette conception est impensable pour nos cabalistes,
pour qui la dualité ne peut être que bissexuée (40).
Une vision ambivalente de la
femme.
Le Rabed use de mots assez durs
pour qualifier la femme dans son ouvrage précité : “Il n'est pas de mal plus
nuisible que la méchanceté de la femme lorsqu'elle domine son époux” (ibid.
p. 123). Mais ce n'est pas vers une relation égalitaire qu'il se tournera pour
éviter cette nuisance catastrophique, il ne verra que dans la domination de
l'homme sur la femme le rétablissement d'une situation convenable. Le désordre
fatal que déclenche l'inversion du rapport “normal” de soumission est un motif
très ancien que l'on trouve dès la Bible à plusieurs reprises : la première
faute n'est-elle pas considérée comme ayant été provoquée par le pouvoir qu'a
eu Eve sur Adam. Dans le livre d'Esther c'est le refus d'obéissance de l'épouse
du roi Assuérus qui annonce et précipite toute la dramatique du récit.
L'angoisse devant l'éventualité d'une prise du pouvoir par la femme a été l'un
des moteurs des commentaires du Rabed, angoisse conjurée par le recours à
l'établissement, défini en termes de normes juridiques, de la situation
inégalitaire de l'homme et de la femme devant Dieu en tant que créatures
subordonnées l'un à l'autre. Les idées du Rabed seront reprises par un
Tossaphiste qui cite une version résumée de son explication :
“Ils seront une seule chair. R.
Abraham fils de R. David explique : “Une seule chair” et elle ne
s'abandonnera pas aux autres hommes comme les animaux, car elle et son mari
sont une seule chair, c'est-à-dire que celui qui va avec la femme d'un autre
homme c'est comme s'il allait avec son mari. Selon l'explication de Bekhor Chor
: Il semble que le but soit qu'elle chérisse son mari” (Tossaphot ha-Chalem,
I, Jérusalem, 1982, p. 108).
D'autres Tossaphistes tiennent
un discours très semblable à celui du Rabed, qu'ils s'en inspirent ou non :
“Je lui ferai une aide face à
lui. Afin qu'elle l'aide et elle s'assiéra face à lui pour donner à manger à
son bétail pour accomplir sa besogne. Je lui ferai une aide, à lui et non aux
bêtes et aux animaux dont les femelles n'aident pas les mâles" (ibid.
p. 108). Ou encore : “"Une de ses côtes [ou vertèbres]". Difficulté !
Pourquoi la femme a-t-elle été créée d'une vertèbre et non d'un autre membre ?
C'est afin que la femme soit ployée en ses vertèbres et asservie à son époux” (ibid.
p. 111a).
Un commentateur comme Rachi
propose une autre explication des deux récits de la création de la femme dans
la Genèse, afin de les harmoniser. Rachi considère en effet que la fameuse côte
ou vertèbre à partir de laquelle la femme a été faite n'était justement que le
“côté” féminin de l'homme originel qui en a été détaché pour permettre aux deux
parties de se trouver face à face, et surtout pour éviter que l'homme dispose
d'une trop grande ressemblance à Dieu et donc d'un pouvoir comparable au sien.
Voici comment un Tossaphiste commente cette conception en citant notre exégète
:
“"Il n'est pas bon que
l'homme soit seul" (Gen. 2:18). Le Saint béni soit-il dit : Je suis unique
et il est unique, si l'on peut dire, cela ressemble à deux pouvoirs. D'après
Rachi : "Afin qu'on ne dise pas qu'il y a deux pouvoirs (rechouyot),
le Saint béni soit-il est unique en haut et n'a pas de conjoint. Celui-ci est
unique en bas et n'a pas de conjoint” (ibid. Voir le Midrach Pirqé de
Rabbi Eliézer, chap. 12).
Dans ce passage le problème du
dualisme apparaît aussi mais dans une autre perspective. Cette fois c'est Dieu
lui-même qui veut éviter qu'il y ait dualisme entre un pouvoir supérieur et un
pouvoir inférieur, exercé par Adam. Il n'est pas question, comme pour le Rabed,
d'un dualisme entre entités supérieures antithétiques, plus évocateur de sa
forme gnostique. Le choix de Rachi dans sa tentative de faire concorder les
deux récits de la création de l'homme suppose une primat du premier, où mâle et
femelle sont créés ensemble et au même moment, et le second récit est
appréhendé comme étant la suite du précédent où l'homme originel bisexué se
voit disjoint en deux moitiés. En revanche, pour le Rabed, le second récit rend
compte du premier et en donne l'ultime signification : la dualité
masculin/féminin s'efface au profit d'une unité toute mâle qui est lésée dans
sa plénitude corporelle par l'extraction d'un organe qui va être modelé par
Dieu en femme. En dehors des implications sociales et juridiques d'une telle
conception, la vision de la femme qui suppose - ou découle de - cette interprétation
de la création de l'humanité, envisage l'épouse comme la présence aux côtés de
l'homme (mâle) d'une incarnation de sa blessure et de son imperfection
première. En tant que membre de l'homme, la femme lui appartient, mais elle est
aussi un organe qui manque à son intégrité originelle, rappel incessant de ce
qui fait défaut, manifestation extérieure d'un vide intérieur. Certains
commentateurs n'ont pas ignoré le fait que cette situation évoque l'enfantement
: à cette occasion initiale et unique c'est l'homme qui enfante la femme,
renversement de l'ordre naturel, accaparement mythique par le mâle d'un
privilège strictement féminin :
“"Cette fois c'est un os
issu de mes os" (Gen. 2:23), dès lors et par la suite, ce sera l'inverse,
l'homme naîtra de la femme... ou une autre femelle, tous viennent de la
femme” (Tossaphot ha-Chalem, op. cit. p. 116a).
Néanmoins, un commentaire comme
celui de Rachi ouvre une toute autre perspective et la plupart des cabalistes
postérieurs, dont l'auteur du Zohar, suivront ce grand exégète. Alors le
plan supérieur et sa structure duelle et égalitaire aura eu raison de la
conception strictement patriarcale. Avec une réserve cependant : cette
égalité ne sera réalisable dans le plan humain et social qu'à la fin des temps,
auparavant, la prééminence du mâle sur la femelle correspond à une nécessité
inhérente au plan divin, dans lequel l'attribut de Rigueur, signifié par le
Féminin, doit être soumis à l'attribut de Miséricorde, signifié par le
Masculin. Nous verrons, en un prochain chapitre, que même dans le plan
supérieur, en principe bien sûr égalitaire, un décalage est intervenu, drame
théogonique pensé autour du motif de la “diminution de la lune”.
Rabbi Abraham ben David et ses
successeurs n'ont aucunement innové dans leur insistance à situer la femme dans
une position de soumission vis-à-vis de l'homme. Ils étaient les héritiers d'un
très ancien fond culturel pour lequel l'égalité au sein du couple humain était
non seulement une pure utopie mais une menace redoutable, capable de faire
voler en éclat l'ordre social. Le meilleur témoignage à cet égard est la
légende extra-biblique - peut-on parler de mythe ? - relative à la première
Eve, créée en même temps qu'Adam et bien vite écartée. Les sources les plus
anciennes sont les moins explicites. Elles remontent au IIIe siècle et font
état de la création d'une première femme devant les yeux d'Adam épouvanté par
l'horreur du spectacle sanglant qui s'offrait à sa vue :
“Rabbi Yehouda Bar Rabbi dit :
Le Saint béni soit-il avait créé une première femme, mais l'homme, la voyant
pleine de sang et de sécrétions, s'en était écarté. Aussi le Saint béni soit-il
s'y est repris et lui en a créé une seconde” (Genèse Rabba 18:4, et cf.
17:7).
Mais un autre passage fait état
d'une survie de cette première Eve jusqu'à la génération suivante, et bien que
l'assertion soit aussitôt contredite, elle recèle sans doute la trace d'une
tradition plus développée qui a pu fournir la matière des élaborations
ultérieures :
“Yehouda Bar Rabbi dit : [Caïn
et Abel] se querellaient pour [la possession] de la première Eve. Rabbi Ayvou a
objecté : Cette première Eve était déjà retournée à la poussière” (Genèse
Rabba 22:7).
C'est un écrit plus tardif, le
“midrach” intitulé Alphabet de Ben Sira, rédigé vers le Xe siècle, qui
met vraiment en scène cette première Eve. Le nom qu'il lui prête désormais,
Lilith, est une appellation générique dans le Talmud d'une classe de démons
femelles. Ici c'est le nom propre de la première femme d'Adam, prototype de la
femme révoltée, refusant la soumission, exigeant une place égale à celle de
l'homme. Il n'est pas inutile de rapporter le texte concerné dans son
intégralité :
“Quand le Saint béni soit-il
eut créé le premier homme solitaire, il se dit : "Il n'est pas bon que
l'homme soit seul", il lui a donc créé une femme prise de la terre comme
lui et il l'a dénommée Lilith. Dès ce moment ils ne cessaient pas de rivaliser
entre eux. Elle disait : "Je ne coucherai pas par dessous" et lui
disait : "Je ne coucherai pas par dessous mais par dessus, car tu est
faite pour être dessous et moi dessus." Elle lui dit : "Nous sommes
tous deux égaux, puisque tous deux nous venons de la terre." Aucun d'eux
n'écoutait l'autre. Constatant cela, Lilith a prononcé le Nom merveilleux et
elle s'est envolée dans l'espace aérien. Adam s'est tenu en prière devant son
Créateur et dit : "Souverain du monde, la femme que tu m'a donnée s'est
enfuie loin de moi". Aussitôt le Saint béni soit-il a dépêché ces trois
anges [Sanoï, Sansanoï, Samnaglof], pour aller à sa recherche et la faire
revenir. Le Saint béni soit-il dit [à Adam] : "Si elle veut retourner
[vers toi] c'est bien. Sinon, elle devra accepter que cents de ses enfants
meurent chaque jour". [Les anges] l'ont quittée (sic) et sont
partis à sa recherche. Ils l'ont surpris au coeur de la mer, dans les eaux
tumultueuses qui, dans le futur, engloutiront les égyptiens. Ils lui ont
rapportè la parole du Seigneur mais elle a refusé de revenir. Ils lui ont dit :
"Nous allons te noyer dans la mer." Elle leur a répliqué :
"Laissez-moi donc, car je n'ai été créée que pour rendre malade les
nourrissons : depuis leur naissance jusqu'à huit jours si ce sont des garçons,
d'eux je m'empare, depuis leur naissance jusqu'à vingt jours si ce sont des
filles." Après avoir ouïs ses propos, ils ont insistè pour la prendre.
Elle leur a fait cette promesse : "A chaque fois que je vous verrais,
vous, vos noms ou vos portraits inscrits sur une amulette, je ne toucherais pas
le nourrisson qui la portera." Elle dû accepter que cents de ses enfants
meurent chaque jour, c'est pourquoi tous les jours meurent cent démons. Aussi
écrivons-nous le nom de ces anges sur une amulette portée par les petits
enfants, [Lilith] les voit et elle se souvient de sa promesse et l'enfant est
guéri” (Otsar ha-Midrachim, I, p. 47) (41).
A première vue, ce récit est un
mythe étiologique qui vise à expliquer l'origine d'une pratique conjuratoire.
Le démon Lilith responsable de la mort des nourrissons n'est autre, pour cette
légende, que la première femme d'Adam, son égale créée comme lui de la terre et
non pas prise d'une de ses côtes comme le sera sa seconde épouse. Les trois
anges dont le nom et le portrait sont dessinés sur les amulettes placées auprès
des nouveau-nés, ont le pouvoir d'arrêter l'action maléfique de Lilith en lui
rappelant son serment. Le Zohar va reprendre l'essentiel de ce récit mis
au compte des “livres des anciens” en donnant quelques précisions
supplémentaires :
“Au début le Saint béni soit-il
a créé Adam et Eve mais Eve n'était pas chair mais boue et lie de la terre,
c'était un esprit maléfique. C'est pourquoi le Saint béni soit-il l'a prise à
Adam et il lui a donné une autre Eve à sa place, ce que signifie le verset :
"Il a prisune de ses côtes" (Gen. 2:21), à savoir une première Eve
qu'il lui prit, "et il referma la chair à sa place" (ibid.),
c'est la seconde Eve qui était de chair, car la première ne l'était pas” (cité
dans Midrach Talpiot, fol. 199a, et voir le Zohar I, fol. 34b, p.
193 du tome 1 de notre traduction et Zohar Hadach, fol. 16c, p. 586, ibidem,
trad. de B. Maruani).
Pour le Zohar cette
Lilith n'était pas l'aide annoncée par le verset Biblique, elle représente pour
lui le côté purement terrestre d'Adam, la “lie de la terre”, vestige des
puissances chthoniennes qui ont contribué à la constitution de l'homme matériel
et par conséquent rebelles à sa gouverne.
Il est intéressant de noter la
transformation tardive de ce démon femelle, engendré par Adam parmi d'autres
esprits malfaisants selon les sources rabbiniques antérieures (Eroubin 18b passim),
en sa première compagne qui fut aussi son égale. Elle est au contraire dans les
traditions plus anciennes un rejeton démoniaque de la semence d'Adam,
conséquence fâcheuse de l'interruption de son rapport normal avec Eve après le
péché. Nous assistons dans ce type de littérature médiévale à une diabolisation
de la femme comme partenaire égale et créée avec l'homme, et c'est le vieux
démon Lilith qui lui a prêté ses traits. Cependant, l'idée d'une première Eve
qui est vite retournée à la poussière est beaucoup plus ancienne, ainsi que les
midrachim cités le montrent, même si cette Eve ne porte pas encore le
nom de Lilith. Le Zohar et les cabalistes postérieurs iront encore plus
loin en voyant en Lilith la compagne de l'ange mauvais Samaël, formant ensemble
le couple démoniaque principal du système démonologique, contrepartie noire du
couple lumineux formé par la sefira Tiferet et la sefira Malkhout : les deux
pôles sexués du monde divin auront ainsi leur contrefaçon dans l'Autre côté, le
domaine impur et maléfique. Des cabalistes iront jusqu'à attribuer au Saint
béni soit-il même l'équivalent de la Lilith d'Adam sous la forme d'une première
Chekhinah qui est retournée au néant (voir infra) ; d'autres verront
dans la protestation révoltée de la première Eve le reflet humain d'un drame
théosophique qui s'est déroulé primitivement entre les deux dimensions divines
contraires et concurrentes (voir infra). Malgré le peu de sympathie que
le Zohar accorde à la figure de Lilith, il lui concède néanmoins un rôle
important dans son eschatologie : c'est cette puissance féminine démoniaque qui
accomplira à la fin des temps la destruction de Rome, ville symbole de
l'inimitié des nations chrétiennes envers Israël et de son exil le plus long et
le plus amer. Cette note favorable à l'endroit de Lilith reste toutefois
l'exception.
Il est plus que probable que
Rabbi Abraham ben David avait en tête la légende de la première Eve, égale
d'Adam, quand il a rédigé son interprétation de la création du premier couple
que nous avons citée précédemment. Des auteurs contemporains du maître
languedocien ont non seulement accordé leur crédit au mythe de Lilith comme
première femme d'Adam, mais ils l'ont développé et y ont ajouté d'autres
traditions. Ils brossent d'elle un tableau peu flatteur et la voient sous la
forme d'une femme affublée de pieds de poule (42), trait caractéristique de la
gent démoniaque. Un Tossaphiste rapporte même un dire (peut-être apocryphe) de
Rabbi Akiba selon lequel c'est seulement en rêve qu'Adam eu affaire à elle
(43). L'angoisse des hommes devant une femme qui serait pleinement leur égale
est parfaitement mise en scène dans les récits sur Lilith, surnommée souvent
“la mère des démons”. Or il est clair que toute angoisse de ce genre n'a plus
de raison d'être si l'on adopte la vue selon laquelle la femme n'est rien
d'autre qu'un petit morceau de l'homme détaché de lui pour l'aider dans ses
besognes et le servir. Et c'est cette vue qui s'est imposée dans un premier
temps parmi les cabalistes.
Une nouvelle version des idées
du Rabed dans l'École catalane
La pensée de Rabed n'a pas été
sans exercer une influence notable auprès des cabalistes postérieurs. Il est
significatif que nous trouvons encore chez un cabaliste qui était avant tout un
grand talmudiste et un décisionnaire de renom, le type de spéculation rencontré
dans les écrits du Rabed. Au début du XIVe siècle en effet, un halakhiste
catalan qui dirigeait aussi un cercle d'étude de la cabale, Rabbi Salomon ben
Abraham Adret, dont on connaît par ailleurs l'intérêt qu'il portait aux
enseignements du docteur de Narbonne et qui était le disciple direct de
Nahmanide, commente la création de la femme en reprenant visiblement les idées,
voire les mots mêmes, de son prédécesseur languedocien. Le passage en question
figure dans un recueil de ses responsa et il est rapporté par Rabbenou
Behayé ben Acher dans son commentaire sur la Torah. Ce texte mérite d'être cité
à titre d'illustration d'une tendance de la cabale, encore clairement soumise
aux impératifs du discours d'autorité, visant au premier chef le bon ordre
social. Parallèlement à ce genre d'écrit, florissait déjà chez les cabalistes
de Castille, une autre approche, nous le verrons, qui elle aussi a des sources
indéniablement anciennes. Voici le passage en cause :
“Mon maître le sage Rabbenou
Salomon écrit : Il faut expliquer ici deux sujets qui sont à mon avis tous deux
véridiques, les paroles de Rabbi Abahou [dans Berakhot 61a] : “Au début il est
monté dans la pensée [de Dieu] de créer deux [êtres humains, un mâle et une
femelle]." On sait que les paroles des Écritures et des Aggadot sont des
allusions et des images matérielles visant à représenter les choses dans les
âmes. Afin d'avertir que tout a été créé avec vigilance de Sa part, béni soit-il,
selon une extrême perfection, [le docteur] a rapporté les choses à une chose
réfléchie dans la pensée, et il a dit que la création de l'homme a été méditée
dans la pensée et l'intelligence, il est monté dans la pensée [divine l'idée]
de créer deux êtres, c'est à dire chacun pour lui-même, existant à part soi,
sans que l'un reçoive de l'autre et sans que l'un enfante de l'autre. La forme
du mâle et de la femelle étant analogue à celle du soleil et de la lune.
Ensuite la Sagesse a décidé qu'il n'est pas bon que l'homme, qui est
l'essentiel de la création, soit seul, mais qu'il faut que lui soit l'agent et
que la femelle soit comme un instrument (kéli) dont il s'aidera pour
agir, il en va comme de la pensée et de l'acte au sujet de la lune et du
soleil, dont nos maîtres, de mémoire bénie, disent : "La lune a déclaré
devant le Saint béni soit-il : Maître du monde, il est impossible que deux rois
se servent d'une même couronne. Le Saint béni soit-il lui a répondu : Va et
fais-toi petite" [Houlin 60a et voir infra]. Elle n'est en effet
qu'un instrument pour que le soleil agisse en elle et elle reçoit de lui [la
lumière]. C'est ce que dit Rabbi Abahou : Au début il est monté à la pensée [de
Dieu] de créer deux êtres, chacun à part soi, et finalement, n'en a été créé effectivement
qu'un seul, qui est le mâle. Et bien que la femelle ait été extraite de lui et
qu'ils aient été deux, la femelle n'est pas comptée dans la création, car elle
n'est que comme une chose accessoire à l'essentiel qui a été prise de lui pour
assurer son service, c'est pourquoi nos maîtres, que leur mémoire soit une
bénédiction, l'ont appelée "queue" (44). Il faut encore expliquer la
phrase : "Au début il est monté à la pensée [de Dieu] d'en créer
deux", en la rapportant à la création des autres êtres vivants, où le mâle
est à part soi et la femelle à part soi, mais à la fin n'en a été créé qu'un,
le mâle seul, afin que la femelle soit prise de ses côtes pour être destinée (meyouhedet)
à son service comme un de ses membres dédiés à son service, et pour désirer
ardemment le bien de son époux et que l'époux désire ardemment le sien, ce que
dit l'Écriture: "Os de mes os et chair de ma chair [...] c'est pourquoi
l'homme quittera son père et sa mère..." (Gen. 2:24), elle veut dire :
elle a été créée os de ses os pour que leur attachement soit vrai et solide,
davantage que celui qui lie le fils au père et à la mère, lui qui provient de
leur corps, cet [attachement à la femme] est plus, car il s'agit d'une chose
qui a été prélevée en tant que partie réelle de ses membres. Il se souciera
donc de son bien comme il se soucie du bien de son corps - telles sont les
paroles de notre maître, que sa mémoire soit une bénédiction” (cité par
Rabbenou Behayé dans son Commentaire sur la Torah, éd. Chavel, Jérusalem, 1977, p. 72-73).
Ce texte souligne
rétrospectivement les points déjà mis en évidence par le Rabed. L'allusion au
symbolisme des deux luminaires et à la diminution de la lune pour expliquer la
diminution de la femme par rapport à l'homme renvoie à une problématique qui a
connu de multiples développements et en particulier ceux des cabalistes qui
identifient symboliquement la “lune” au Féminin et le “soleil” au Masculin.
Nous aurons l'occasion de revenir longuement sur ce point important. Le Rachba
(sigle sous lequel est souvent désigné R. Salomon ben Abraham Adret), manifeste
le même souci que le Rabed : fournir un justificatif métaphysique à la
situation sociale de la femme vis à vis de son époux. Un élément nouveau
cependant est introduit : la référence aux “luminaires” fait allusion, bien que
de façon subreptice - pratique coutumière chez les élèves de Nahmanide - à
l'infériorité et à la dépendance de la dimension féminine supérieure face à la
dimension masculine du domaine d'en haut, dépendance semblable à celle de la
lune face au soleil. Nous remarquons ici comment le motif du double visage
s'articule avec celui des deux luminaires : la création effective finale d'un
homme mâle uniquement et l'extraction secondaire de la femelle, correspond à la
diminution de la “lune” placée sous la dépendance du “soleil”. Rien ne nous est
dit ici sur l'origine de cette diminution, mais à partir de ce qui est expliqué
à propos de la création de l'homme, l'on peut supposer que la raison en est la
nécessité d'introduire un principe hiérarchique entre les entités ou attributs
divins, pour éviter l'annulation réciproque de leur motions contraires.
L'insistance sur le caractère accessoire de la femme opposé au caractère
essentiel de l'homme (mâle) traduit encore une fois le désir d'harmoniser le
récit biblique de la création de l'homme avec des impératifs d'ordre religieux
et sociaux et peut-être également le souci de donner le primat à l'unité simple
du premier homme, qui fait pendant à l'unité simple de la divinité. L'Un, en
effet, ne correspond pas seulement à une idée abstraite : c'est aussi un
principe de pouvoir qui donne une direction unique aux entreprises humaines.
L'unité de l'homme - et il faut entendre ici sa solitude initiale en tant que
mâle - fait de lui le chef du couple à venir. En définitive, c'est parce qu'il
a été créé “un”, solitaire et unique, que le mâle dispose de sa prérogative de
maître vis à vis de sa femme qui a un rôle instrumental, tel un des membres de
son corps. Toute la difficulté du passage réside dans le fait que la domination
de la femme y est pensée comme la domination de soi-même ou d'une partie de son
propre corps. L'assujettissement de la femme est encore plus poussé que dans le
cas de l'esclave, pour lequel il ne s'agit que d'exercer un pouvoir sur un
individu-objet reconnu comme distinct de soi-même, tandis que l'épouse évoque à
son époux un membre de son corps auquel il s'attache à nouveau comme à lui-même
et qu'il manie comme un bras supplémentaire. En un mot, la femme n'existe pas
comme individu ayant une volonté propre et une conscience singulière. Dieu a
renoncé à la créer - bien que telle avait été son intention initiale - au
profit de l'homme ou de l'humanité. A ce titre, elle assume une déficience ou
une ratée de l'action divine, incapable de concilier concrètement la dualité
sexuée de l'humain et la bonne marche de la société. C'est au nom d'un certain
confort, du bon ordre familial et social, ne l'oublions-pas, que le Rachba nous
présente la raison qui a fait que Dieu n'a créé qu'un seul être, le mâle
humain, alors qu'en principe sa première pensée - qui est exprimée dans le
premier récit biblique de la création - était d'en créer deux. Il fallait que
ce fut une exigence vraiment décisive de l'auteur pour qu'il ose prendre le
risque de porter atteinte à la perfection de la pensée divine ou à sa capacité
de faire correspondre ses actes à ses pensées. Comme si le réel, et
particulièrement la réalité sociale des rapports humains, offrait une
résistance trop grande pour que l'intention initiale puisse se réaliser. Nous
allons voir que des critiques inclinant dans ce sens ont été formulées par des
cabalistes d'une autre école que le Rachba. Mais il convient auparavant de
souligner l'impact durable des idées de Rabbi Abraham ben David (le Rabed) dans
la cabale géronaise et au-delà d'elle. Outre R. Salomon ben Abraham Adret,
plusieurs cabalistes postérieurs ont traité de la création du premier couple
humain en faisant appel à l'interprétation du Rabed et chose intéressante,
certains d'entre eux ont effectué une synthèse entre sa conception exotérique
développée dans le Sefer Baalé ha-Néfech (le Livre des maîtres de soi)
et la tradition ésotérique qu'il rapporte dans le fragment retrouvé par
Scholem. C'est le cas de l'auteur anonyme du Sefer ha-Ma'arekhet (livre
de la structure, appelé aussi Structure de la divinité). Cet ouvrage écrit vers
la fin du XIIIe siècle par un héritier des enseignements transmis dans le
cercle de Gérone, c'est à dire par les disciples de Nahmanide, et qui présente
un net penchant pour la philosophie, a connu un très grand succès et une large
diffusion attestée par la dizaine de commentaires dont il a été pourvu. C'est à
l'occasion de l'explication ésotérique qu'il donne d'un texte midrachique
relatant l'association nécessaire pour la création de l'attribut du jugement et
de l'attribut de Miséricorde qu'il aborde le thème de la création de l'homme et
de la femme. Il vaut la peine de rapporter quelques extraits significatifs de
son ample exposé :
“Nous avons dit que leur
association première est ce qui convenait à la perfection de la création. Nous
avons déjà rappelé que l'essentiel et le principe de tout est bien et mal.
C'est pourquoi l'on dit d'abord que la chose fut parfaite initialement dans la
Pensée [divine], comme si l'Agent avait dit : Si je crée le monde par
l'attribut de Miséricorde, c'est à dire seulement par la [sefira] Hessed, qui
est grande Miséricorde, il ne pourra pas subsister, car à cause de l'importance
de cette dimension les créatures n'auraient pas éprouvé de désir en fonction de
cette dimension, car le désir ne procède que du côté gauche, ainsi donc la
subsistance de l'espèce et celle du monde aurait été impossible et ce
"n'est par pour le chaos qu'il l'a créée [la terre], il l'a formée pour
qu'elle soit habitée" (Is. 45:18). Et si je crée par l'attribut du
jugement, qui est la [sefira] Frayeur, le monde ne pourra subsister car d'elle
découle le penchant au mal qui fait errer le monde, à partir de lui les
méchants se seraient multipliés et le jugement aurait permis la destruction
totale du monde, car c'est le glaive vengeur. Ajoutons encore ceci : Si je crée
avec ces deux [attributs] mais sans que la puissance de l'un soit associée à la
puissance de l'autre, le monde ne pourrait pas non plus subsister, car lorsque [les
créatures] auraient suivi le penchant au mal, l'attribut du jugement aurait
permis de tout détruire, même les bons, et le juste aurait eu le même sort que
le méchant. Qu'a-t-Il fait ? Il les a associé ensemble, et c'est [la sefira]
Tiferet, le premier équilibrage, qui incline vers Hessed. Telle est la racine
du début de l'association qui était montée parfaite au début de la Pensée pour
la subsistence du monde [...]. Ce début de la Pensée consiste en cette
association où se concentre (yihoud) la Miséricorde, à savoir :
l'attribut du jugement est emboîté dans la miséricorde en puissance et non en
acte. Et c'est la raison pour laquelle l'homme sera le chef dans sa maison et
que toute la gloire de la fille du roi sera à l'intérieur. L'intelligent fera
la relation avec ce sur quoi il méditera plus loin, à propos de ce que [les
maîtres ont dit] au sujet de la création de l'homme et de sa femme : Au début
monta à la Pensée de créer deux [êtres] et à la fin il n'en a crééqu'un
seulement. Car c'est en cet enchaînement qu'Adam et Eve ont été créés en bas
comme double visage, explication : bien qu'il montât dans la Pensée qu'il y en
ait vraiment deux, s'ils avaient été créés dès le départ deux, l'un se serait
tourné par-ci et l'autre se serait tourné par-là, à la manière des animaux et
l'homme n'aurait pu imposer sa volonté à la femme et se faire aider par elle
pour la préservation de l'espèce et pour le culte de son Créateur. Mais comme
ils furent tout d'abord un double visage, c'est la cause qui fait que même après
avoir été séparés, ils sont "une seule chair" et que l'un recherche
l'autre par l'amour de la jeunesse” (Ma'arekhet ha-Elohout, Mantoue,
1558, fol. 88b).
La référence à l'intrication
des attributs de jugement et de miséricorde ainsi que l'évocation du double
visage rappelle le fragment de Rabed, alors que la mention de la subordination
de la femme comprend des formules empruntées à l'exposé exotérique du Sefer
Baalé ha-Néfech. Mais une précision importante est additionnée :
l'association de ces deux attributs signifie que celui du jugement est englobé,
presque neutralisé au sein de l'attribut de miséricorde, dans lequel il est
seulement “en puissance” et n'agit pas avec toute sa vigueur. L'intrication
n'est pas réciproque, comme il en allait dans le texte du Rabbi Abraham ben
David de Posquières. L'association est en fait ici une absorption : en étant
inclus dans l'attribut de miséricorde, l'attribut du jugement perd son
autonomie et n'exerce plus qu'une action atténuée. Mais, comme dans l'écrit du
Rabed, la fonction de la création de l'homme en double visage consiste dans la
relation d'interdépendance qui sera celle du couple humain, avec de surcroît
une prédominance de l'homme sur la femme qui correspond à la prédominance de
l'attribut de miséricorde sur celui du jugement. Le même ordre qui préside à la
création du monde au niveau de l'association des dimensions ou attributs divins
se répercute logiquement au niveau de la création de l'homme. L'ordre qui règne
dans le cosmos et même d'abord au sein de la Pensée de Dieu est le même qui
s'instaure entre l'homme et la femme. Dans un autre passage l'auteur anonyme du
Sefer ha-Maarekhet revient sur le sujet de la création du premier couple
en le mettant cette fois en rapport non plus avec les deux attributs divins
correspondant aux sefirot Hessed et Pahad (ou Guevoura), comme faisait Rabed,
mais avec les sefirot Atara (ou Malkhout) et Tiferet, comme c'est le cas dans
le Zohar par exemple :
“J'ai expliqué que la forme de
l'homme est une allusion à l'ensemble de l'édifice [des sefirot]. En effet, de
même qu'est monté au début la Pensée [la décision] qu'il y ait un double
visage, pour que le désir soit dans la relation afin que subsiste le monde, et
que la Sagesse a décrété que doit se manifester la puissance de la Atara pour
qu'elle soit une aide pour Tiferet au niveau de la guidance du monde, ainsi par
enchaînement, l'homme a été créé double visage, face et dos, en un seul corps,
comme il est dit : "Devant et derrière tu m'as formé" (Ps. 139:5),
pour qu'ils aient [l'homme et la femme] une nature qui les porte l'un vers
l'autre après leur séparation, car ils furent finalement séparés pour [que la
femme] soit une aide pour l'homme qui accomplisse ses besoins en sorte qu'il
puisse se consacrer au culte de son Créateur et que tous deux aient du mérite”
(Ma'arekhet ha-Elohout, Mantoue 1558, fol. 136b).
La différence entre les deux
formulations n'est que superficielle, dans la mesure où Atara et Tiferet
dérivent respectivement des sefirot Guevoura et Hessed où elles puisent leur
substance et donc le présent schéma renvoie au précédent. Si l'on se rapporte
au long développement que notre auteur anonyme accorde au motif de la
diminution de la lune (que nous aurons l'occasion dans le chapitre suivant
d'étudier en détail), on découvre que la subordination de la femme posée dans
les passages précités comme une nécessité pour la bonne harmonie du couple
humain à partir de la création d'un être unique qui comprenait un double visage
avant sa scission, est liée à la nécessité d'une restriction de la puissance de
l'attribut du jugement qui se répercute sur la sefira Atara qui en est
l'instance réceptrice par excellence, et qui se manifeste dans le monde en la
femelle qui en dérive (fol. 107a). Ainsi, si l'émanation de dimensions divines
sous la forme d'un double visage d'un seul tenant permet de rendre compte de la
relation d'interdépendance et de ces dimensions supérieures et de leur reflets
inférieurs, notre auteur doit faire appel au récit talmudique de la diminution
de la lune pour expliquer l'asymétrie de cette unité et la nécessité d'une
subordination du pôle féminin (attribut du jugement et sefira Atara) au pôle
masculin (attribut de miséricorde et sefira Tiferet). L'on se souvient que
Rabed avait fait allusion dans le fragment rapporté ci-dessus aux deux
luminaires mais sans développer d'analyse quant à l'épisode de la diminution de
l'un d'eux raconté dans le Talmud. Il faut noter ici une sorte de paradoxe qui
saute aux yeux quand on réfléchit sur la nature de la subordination de la femme
en tant que cette soumission est rapportée au plan supérieur des sefirot ou des
attributs : c'est la dimension féminine qui est chargée d'assurer la guidance
du monde inférieur, c'est elle, plus que tous les autres aspects divins, qui
gouverne l'univers. Or justement, à cause de cette fonction capitale, elle a dû
être restreinte dans son pouvoir pour que la puissance de jugement qui est
intrinsèquement liée à elle ne soit pas une force destructrice sans limite.
Peut-on extrapoler au niveau du couple humain et considérer que si la femme
doit être soumise à l'homme, c'est à cause du gouvernement qu'elle exerce sur
les conditions matérielles d'existence du foyer ? Ce serait à cause de son
pouvoir déterminant qu'elle doit être subordonnée à son époux pour qu'une
limite soit donnée à sa maîtrise ? Sa position inférieure en droit ne serait
dans ce cas qu'un rééquilibrage visant à contrebalancer sa position directrice
en fait ? Étant plus proche du monde matériel, elle exerce sur lui directement
son emprise alors que l'homme, qui en est d'un degré plus éloigné, aurait moins
de pouvoir sur lui. Ce qui semble être l'idée de notre cabaliste quand il
affirme que la femme est l'aide de l'homme au niveau de ses besoins, alors que
se consacrant au culte de son Seigneur, il n'a pas d'emprise directe sur la
dimension concrète du monde. Quoi qu'il en soit, dans le Maarekhet, qui
reprend les schèmes de Rabed, la mention de la soumission de la femme est très
appuyée. Celle-ci à un statut semblable à celui de l'attribut du jugement,
c'est pourquoi, pour notre auteur, “la femme doit obéir à son époux et non
l'époux à la femme” (ibid. fol. 92b). Le double visage et l'association
des deux attributs ne désigne qu'un unique phénomène. Ce double visage n'est
pas une entité symétrique où les deux parties disposent d'une place en propre,
mais c'est une structure dissymétrique constituée d'un pôle prépondérant qui a
absorbé un pôle dont la différence est atténuée. Le souci de l'harmonie du
couple humain revient comme un leitmotive, mais cette harmonie est considérée
essentiellement comme la conséquence de la domination du mari. A cet égard
quelques précisions nous sont données plus loin :
“Grâce à la forme initiale de
la conjonction, l'un ne se détournera pas de l'autre comme font les animaux,
mais ils seront une seule chair pour la subsistance du monde. Si l'homme mérite
d'avoir un couple conforme à la création parfaite, que sa femme lui vienne en
aide pour accomplir sa besogne dans ce monde-ci et pour élever ses enfants,
afin qu'il ait du loisir pour la besogne du chemin du monde à venir, ainsi
qu'il a été évoqué, alors s'accomplit en lui le début de la Pensée et son
édifice est parfait à la ressemblance d'en haut. Il convient également qu'il
lui procure [à sa femme] des nourritures pour habiter constamment avec elle
afin d'enseigner à ses enfants de suivre avec lui les voies de son Créateur
pour le servir ; ainsi ils fructifieront et se multiplieront sans cesse et la
bénédiction se trouvera avec eux. En revanche, quand la femme se rebelle contre
son époux, lui aussi se rebellera contre elle, car il abandonnera son foyer et
s'en ira, répudiera sa femme et les enfants seront turbulents comme des
orphelins [...] en renvoyant la mère, les enfants seront renvoyés, car alors
elle se détachera d'eux et se vengera sur eux” (fol. 94a).
Le couple idéal correspond à
l'organisation supérieure des attributs divins. De même que l'attribut du
jugement doit être subordonné et gouverné par l'attribut de miséricorde, la
femme doit être, au sein du couple, le partenaire soumis à l'autre. Et cela est
surtout nécessaire dans les moments de crise et de colère. Même en ces
occasions, le type d'association idéal a établi des liens si forts entre les
pôles contraires, que l'un finit par rejoindre l'autre (voir ibid. fol.
92b). Notre cabaliste, à l'instar de son prédécesseur provençal et géronais,
considère qu'une insoumission de la femme équivaut à une distorsion de l'ordre
parfait voulu et établi par Dieu depuis le commencement. Mais il insiste
surtout sur ses conséquences fâcheuses sur le plan de la vie familiale et en
particulier sur l'éducation des enfants. Encore une fois, nous voyons comment
un motif de la cabale théosophique a été articulé à des préoccupations
sociales, qu'il ne faudrait cependant pas qualifier avec mépris de prosaïque.
Le simple fait de chercher un fondement à un ordre existant témoigne de la
fragilité de celui-ci. S'il faut l'expliquer, c'est qu'il ne va plus de soi. En
faisant remonter la situation de la femme à celle d'un attribut divin, ces
cabalistes ont ouvert la voie à une série d'interprétations dont nous
étudierons par la suite le détail.
Sur le plan exégétique, une
différence avec le texte de Rabed (et de Rachba) apparaît dans la volonté
affirmée de l'auteur du Ma'arekhet qui estime qu'il y a adéquation entre
la “pensée” divine initiale d'une création de deux entités distinctes et sa
réalisation finale d'une entité unique double, alors que chez Rabed était
clairement posée une rupture entre les deux :
“Nous ne considérerons pas que
l'existence du début de la Pensée [divine] s'est annulée, loin de nous, car le
double visage est aussi dans cette création tel que cela est monté dans la
Pensée” (Ma'arekhet ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 93b).
Cette adéquation vaux aussi
pour les attributs divins :
“Le début de la Pensée est pour
la perfection, pour ce que requiert la fin de l'action, en tant que l'attribut
du jugement est inclus dans l'attribut de miséricorde en puissance et non en
acte” (ibid. fol. 88-89).
Une idée nouvelle est
additionnée à la conception de Rabed : l'attribut du jugement existe en
puissance en non en acte dans celui de la miséricorde. Cette insertion d'un
concept aristotélicien ne doit pas surprendre. L'auteur du Ma'arekhet ha
Elohout tente à plusieurs reprises de soutenir des propositions de la
cabale en faisant appel à la philosophie (45). Le couple d'opposés
puissance/acte a été maintes fois utilisé par des cabalistes et à toutes les
époques. La plupart d'entre eux cependant ne se sont pas souciés d'expliquer
comment une entité pouvait receler en son sein l'entité opposée, car
l'important à leurs yeux était sans doute la possibilité que leur donnait cette
conception de maintenir l'unité intrinsèque des émanations - dont ces attributs
sont les deux axes principaux - tout en préservant une dualité de pôles opposés
perçus comme mâle et femelle.
Ainsi, un cabaliste comme Isaac
d'Acre identifie ce double visage avec les deux chérubins correspondant aux
sefirot mâle et femelle, Tiferet et Malkhout (Beauté et Royauté) :
“Cette sefira (la Malkhout) et
la sixième (Tiferet) sont appelées "double visage" (dou partsoufim)
et sont appelées "chérubins", bien que chacune des dix [sefirot] soit
appelée "chérubin" ou "dieu" (el), "YHVH"
ou "ton Dieu" ou "Elohim" ou "Saint, béni
soit-il" ou "Chaddaï", le tout selon le sujet” (Méirat Enayim,
éd. Erlanger, Jérusalem, 1981, p. 9).
L'idée d'une identité des
chérubins avec le double visage a été étudiée par Moshé Idel, dans un travail
encore inédit dont nous avons parlé plus haut. Un cabaliste comme Joseph
Achkénazi (surnommé Joseph le Long) (46) affirme par exemple :
“Les chérubins sont de l'ordre
de Tiferet et Malkhout car ils ont un visage (partsouf) d'homme” (Commentaire
sur le Sefer Yetsira 1:1).
En effet, à eux d'eux ils ont un
visage d'homme, en tant que celui-ci est constitué d'un couple mâle et femelle.
Nous reviendrons bien évidemment sur l'importante question des chérubins
proprement dits.
La problématique qui s'est
ouverte dans la cabale à partir du motif du double visage, s'est portée sur la
question de la prédominance d'un visage sur l'autre. Comment concilier l'unité
parfaite de ces visages qui n'en font qu'un et la nécessité qu'un seul des
pouvoirs divins s'exerce, au détriment de l'autre ? Nous avons vu que le Rabed
conçoit l'imbrication de ces deux entités pour éviter de donner prise à
l'accusation de dualisme. Mais d'autres solutions ont été apportées par la
suite, qui constituent une contribution fondamentale des cabalistes.
Une autre perspective : R.
Todros Aboulafia et l'École de Castille
Une attitude tout à fait
contraire à celle qui vient d'être décrite se rencontre en effet dans le
commentaire de R. Todros Aboulafia sur les aggadoth du Talmud. Celui-ci
écarte, au moyen de la dialectique du raisonnement talmudique appuyée par la
tradition ésotérique, l'opinion selon laquelle la femme n'est advenue qu'à
partir d'un organe prélevé sur l'homme - la queue d'après une opinion exprimée
dans le Talmud - et cela en vue d'un alignement sur les conceptions de la
cabale concernant le plan supérieur. Ce développement assez long mérite d'être
rapporté :
“Berakhot (61a) : "YHVH
Elohim a construit la côte"... jusqu'au [dictum de R. Abahou] : "Est
monté dans la pensée divine [l'idée] de créer deux [individus] mais finalement
[l'homme] fut créé seul etc." L'essentiel de ce passage et son début se
trouve dans [le traité] Eroubin (18b), chapitre [intitulé] "On fait des
bordures aux puits", où nous apprenons ceci : "R. Jérémie ben Eléazar
dit : Le premier homme avait un double visage, comme il est marqué :
"Je t'ai formé devant et derrière" (Ps. 139:5) et "YHVH Elohim a
construit le côté" (Gen. 2:22). Rav et Samuel [discutent] etc." c'est
ce que nous lisons là-bas dans la tradition [du Talmud]. Sache qu'un
enseignement traditionnel est entre nos mains selon lequel le premier homme
avait un double visage (dou partsoufim), suivant les paroles de R.
Jérémie et suivant les paroles de celui qui dit [que la femme était un] visage
(partsouf). C'est ce qui ressort du passage du Talmud. En effet, dans la
mesure où le Talmud s'efforce avec ardeur de répondre à toutes les objections
que formule celui qui prétend [que la femme a été créée à partir d'une] queue
en faveur de celui qui dit [qu'elle était] un visage [formant la moitié
féminine du premier homme], cela suppose [qu'il opte pour] cette version. Et
bien que le Talmud réponde aussi [à des objections] qui vont dans le sens de
celui qui parle d'une queue, lorsque l'on y regarde de plus près, la tradition
tranche en faveur de celui qui parle d'un visage. Il faut que tu saches que
toutes les parties de la vraie tradition (qabalah), dans leur ensemble
et dans leurs détails, sont toutes bâties sur ce fondement et tournent autour
de ce point-là, il s'agit d'un secret profond sur lequel sont suspendues des
montagnes de montagnes. Rabbi Abahou, qui voit une contradiction entre les deux
versets, lui aussi pense [que l'homme a été créé avec] un double visage, mais
il se contraint à trouver une réplique qui n'en est pas une [en faveur de
l'opinion voulant que la femme a été créée à partir d'une queue], avec une
grande gène, car Dieu ne tolère pas [une telle solution], allant selon les
dires de ce maître qui a déclaré : "Au début est montée [l'idée] dans la
pensée [de Dieu] de créer deux [êtres], mais finalement [l'homme] a été créé
seul", c'est là une chose inconvenante envers l'en haut. L'on se trouve
dire que Dieu a décidé ensuite de faire le contraire de ce qui était monté dans
sa pensée au début ! Loin de nous ! "Dieu n'est pas un homme pour mentir,
ni un fils d'homme pour se repentir" (Nom. 23:19). Tout ce que nos maîtres
ont dit, tout ce qui est monté dans la pensée [divine] a été accompli et ce fut
ainsi. En fait, toujours le premier homme eut un double visage et c'est ce qui
était monté au début dans la pensée [divine] pour être créé, et c'est ainsi
qu'ils ont été créés [en tant que deux faces, une mâle et une femelle], et
finalement est montée dans la pensée [divine l'idée] de les séparer, ce qui fut
fait. C'est pourquoi les maîtres ont expliqué l'expression "il a
construit" (Gen. 2:22) de plusieurs manières, comme tes yeux le voient
dans ce passage du Talmud en question. Si l'on explique que R. Abahou n'admet
pas [la création de l'homme] en double visage, cette interprétation est vide de
tout sens. Dans [le traité] Ketouvot, premier chapitre, tu trouveras [un texte]
qui abonde explicitement dans le sens de nos affirmations, nous lisons là-bas :
"Lévi se trouvait un jour dans la maison de Rabbi aux noces de son fils R.
Siméon. Il a récité cinq bénédictions. Rav Assi se trouvait un jour dans la
maison de Rav Achi lors des noces de Mar, fils de Rav Achi et il a récité six
bénédictions. Il faut dire qu'à ce sujet [ces maîtres] ont une divergence. L'un
pense qu'il n'y eut qu'une seule création [de l'homme] tandis que l'autre pense
qu'il y eut deux créations [relativement à l'homme]. Non pas. Tous [pensent]
qu'il n'y eut qu'une création, mais l'un pense que l'on doit tenir compte de la
pensée [divine] tandis que l'autre pense que l'on doit tenir compte de l'acte
[divin]" (Ketouvot 8a). On apprend donc de ce [texte] que les deux visages
sont une seule création, et que c'est ainsi qu'il est monté dans la pensée
[divine] au début et qu'il est monté dans la pensée [divine] de les séparer à
la fin, et ce fut ainsi. De l'avis des initiés à la vérité dont la tradition
est vérité et dont l'enseignement est vérité, les versets ne se contredisent
pas l'un l'autre, car le verset : "Mâle et femelle il les créa" et le
verset "A l'image de Dieu il le créa" sont tout un, et celui qui
connaît le secret de l'image dont il est dit : "Selon notre image à notre
ressemblance" nous comprendra. C'est pourquoi je dis que R. Abahou admet
[la création d'Adam] en double visage, mais il dévoile le secret en usant d'une
allusion. Réfléchis à ce qu'expliquent nos maîtres, que leur mémoire soit une
bénédiction, [à propos du verset] : "Faisons l'homme": "De qui
prendrons-nous conseil ? R. Josué dit : Nous demanderons conseil à l'oeuvre du
ciel et de la terre ; à l'exemple d'un roi qui avait deux conseillers et ne
faisait rien sans leur avis. R. Samuel bar Nahmani dit : Nous demanderons
conseil à l'oeuvre de chaque jour, à l'exemple d'un roi qui avait un conseiller
et qui ne faisait rien sans son avis" (Genèse Rabba 8:3). Ailleurs
il est dit : "Nous prendrons conseil de la Torah", et tout est vrai.
Celui qui comprend cette parabole dans son fond et sa vérité de façon à établir
la parabole extérieure sur le sens intérieur, je lui certifie qu'aucune des
paroles des sages, parmi toutes celles qui ont été rapportées, ne lui paraîtra
étrange, de même des nombreuses autres choses que j'ai écrites ; quant à moi je
ne dois pas l'expliquer car il n'a pas été permis d'écrire cette chose, même
par allusion, et on ne la transmet qu'aux personnes discrètes, et oralement, de
fidèle à fidèle, l'on n'en transmet que les têtes de chapitres et des
généralités particulières, les détails lui-même les dira” (Otsar ha-Kavod,
Varsovie, 1879, p. 9b).
Bien que R. Todros Aboulafia se
refuse à dévoiler le “secret” auquel il se réfère, il est hors de doute qu'il
s'agit de la présence d'un “double visage” dans le plan divin, à l'image duquel
l'homme a été créé avec une face féminine et une face masculine. En écartant la
conception qui considère que la femme a été formée après l'homme,
secondairement à lui et en dérivant de lui, notre auteur sous-entend une
dualité au niveau de l'essence divine, comparable sans doute à celle
qu'affirmait le Rabed, mais dont les deux termes sont probablement le masculin
et le féminin plutôt que la Miséricorde et le Jugement, bien que, comme on le
verra, ces deux attributs connotent, tout au long de l'histoire de la cabale,
la nature du mâle et celle de la femelle. Il est significatif que notre
cabaliste milite pour la création duelle de l'homme, dont l'unité est composée
de la bipolarité sexuelle, en faisant appel non seulement au raisonnement
talmudique examinant une discussion entre maîtres des temps anciens, qui
divergent sur l'interprétation de versets bibliques, mais qu'il introduise un
recours à la tradition secrète pour laquelle il est établi absolument et sans
le moindre questionnement, que l'homme a été créé double. Là où les
spéculations des cabalistes pouvaient entrer en opposition avec une opinion
autorisée de la tradition rabbinique - et on a vu que cette opinion a été
adoptée par des auteurs comme le Rabed et le Rachba - notre cabaliste opte non
seulement pour l'opinion concordant avec la théorie ésotérique, mais choisit
une stratégie qui le mène à refuser d'entériner la conception voulant que la
femme ait été créée à partir d'une queue, en la taxant d'argutie ou de simple
jeu d'interprétation. Il n'est pas question pour lui d'admettre qu'un maître de
la tradition rabbinique ait pu penser sérieusement que la femme vienne d'une
queue et n'est qu'un appendice coupé du corps de l'homme. Si lors de la
discussion du Talmud cette possibilité-là a été envisagée, elle n'a été
défendue que pour mettre en évidence l'aberration des arguments qui pourraient
venir en sa faveur. L'argument principal en discussion est tiré d'un dictum de
R. Abahou qui semble affirmer une contradiction entre l'intention divine
initiale et sa réalisation finale. Comme cette idée est insultante vis à vis de
Dieu, elle n'est recevable qu'une fois comprise dans le sens d'une création
effective d'un homme double. Pour R. Todros Aboulafia, la parole de ce maître :
“Au début il eut la pensée de créer deux et à la fin il a créé un”, signifie :
l'intention divine de créer deux faces, une mâle et une femelle, s'est réalisée
finalement par la création d'un seul être comportant un double visage, qui a
été séparé en homme et femme. On peut l'entendre encore de cette façon : au
début l'homme était un double visage masculin et féminin, ensuite il a été
séparé et il y eut “un” homme et “une” femme. L'émergence de la femme ne trahit
donc pas une ratée au niveau d'une intention initiale de Dieu, qui ne se serait
pas réalisée, comme le pense R. Salomon ben Abraham Adret, pour lequel prime la
nécessité concrète d'une hiérarchie entre les sexes dont l'un doit être
subordonné à l'autre pour que la femelle humaine serve son époux et lui soit
fidèle, contrairement à la femelle dans le règne animal. Cette dernière
conception qui oppose un état idéal des choses voulu par la pensée divine, mais
qui aurait été nuisible à la bonne marche des choses et surtout, semble-t-il,
au pouvoir du mâle, qui n'eut pas manqué d'être mis en question, est réfutée
avec vigueur par notre auteur, et cela pour des raisons qui tiennent au savoir
ésotérique transmis par les cabalistes concernant le domaine supérieur divin.
Il est temps de poser une question : qu'est-ce que les cabalistes ont fait de
leur conception qui implique tôt ou tard la reconnaissance d'une égalité et
d'un rapport de non subordination entre l'homme et la femme ? Il est évident
qu'ils n'ont pas cherché à bouleverser l'ordre social existant. Un tel
événement ne s'est produit que plus tard, et encore de façon très brève, lors
de l'explosion messianique du XVIIe siècle connue sous le nom de sabbatianisme
(47). Il est tout aussi évident que les cabalistes ont dû tenir compte de cette
donnée spéculative pour lui concéder des conséquences concrètes. L'on trouve
cependant, dans les écrits des cabalistes, des élaborations compliquées pour
soutenir une certaine primauté du masculin sur le féminin à partir de
réflexions sur la position de la sefira Malkhout (royauté) vis-à-vis de son
partenaire masculin, la sefira Tiferet (beauté). Aussi bien dans le système de
Moïse Cordovéro que dans celui d'Isaac Louria, l'on discerne une tendance à
marquer l'infériorité de la femelle sur le mâle. Il faut noter toutefois que
cette tendance a un statut assez particulier. Cette inégalité qui s'ancre au
niveau du monde divin, est considérée comme temporaire et comme étant appelée,
dans l'avenir eschatologique, à s'annuler. De plus, nous verrons bientôt que
l'on trouve quelques écrits, où la primauté dans le plan du processus
d'émanation, est attribuée au principe féminin, considéré comme la toute
première expression limitée de l'Infini. Il est évident que cette inégalité, si
minime soit-elle, entre les attributs masculin et féminin de la divinité,
permet de justifier l'inégalité sociale et religieuse entre l'homme et la
femme, ou tout au moins de rendre compte de cette inégalité au niveau
spéculatif. Mais comme celle-ci n'est pas considérée comme définitive, une
percée ou anticipation de cette égalité future a été envisagée effectivement.
Ici s'ouvre un des chapitres les plus passionnants et les plus méconnus de
l'histoire de la cabale. Et ce chapitre est justement un des sujets de notre
actuel travail. Les cabalistes ont essentiellement répercuté leur théorie
ésotérique dans le plan humain, au niveau de la relation conjugale entre
l'homme et la femme. S'il était difficile pour eux, sinon impossible, de donner
une traduction sociale de leur conception, radicalement hétérogène à la
mentalité forgée par des millénaires de patriarcat, il leur restait à élaborer
un système et une pensée de la relation intime, où la réunion des sexes
restaure et rétablit la vérité originelle de leur rapport et qui en même temps
préfigure ce qu'il sera aux temps messianiques. Leur pensée de l'un comme
supportant la dualité sans souffrir de division et de séparation leur a fourni
la possibilité notionnelle d'une telle entreprise.
NOTES
1. Voir G. Scholem, Les
origines de la Kabbale, Paris, Aubier, 1966, p. 218 ; I. Twersky, Rabad
of Posquières. A
Twelth Century Talmudist,
Harvard Uni. Press, Cambridge, Mass., 1962.
2. Berakhot 61a et pass.
3. "R. Jérémie fils d'Eléazar
dit : Le Saint béni soit-il a créédou partsoufim (deux visages) dans le premier
Adam, comme il est dit : "Il m'a formé devant et derrière" (Ps.
139:5)". Texte presque identique dans Erouvin 18a : "R. Jérémie fils
d'Eléazar dit : Adam avait un double visage de faces (dio partsouf panim)".
4. Ces "ouvriers
fidèles" sont le soleil et la lune qui symbolisent respectivement l'homme
et la femme. La formule est empruntée au texte de la bénédiction traditionnelle
de la nouvelle lune (birkat ha-levanah).
5. Pour l'expression voir Exode
36:13.
6. Fragment de R. Abraham ben
David édité par Scholem, Réchit ha-qabala, Jérusalem, 1940, page 79,
d'après Ms Brit. Mus. 768, fol. 14a, Oxford 1956, fol. 7a. Voir aussi Les
origines de la Kabbale, de G. Scholem, p. 232, 233.
7. Midrach Psaumes, 27.
8. Explication sur le
commentaire de Nahmanide, Varsovie, 1875, p. 4a.
9. Hilkhot techouva III, 7.
10. Les origines, op.
cit., p. 226.
11. Traité Berakhot 6a.
12. [Addition à la première
édition: Daniel Abrams a montré récemment, à la lumière d'une version
manuscrite disponible seulement depuis l'ouverture des bibliothèques de Russie,
que le passage que nous avons mis entre crochets (dans cette réédition)
est une glose marginale qui a été secondairement incorporée au texte de Rabad. Voir “From Divine Shape to Angelic Being: The Career
of Akatriel in Jewish Literature”, The Journal of Religion, 76, 1996, p.
56. Voir aussi p. 57-60.]
13. Otsar Nehmad, IV, p.
37 ; texte cité dans le Ma'arekhet ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 157a
et repris dans le Yalqout Réoubéni I, 21a.
14. Sur Taanit 2, fol. 40b.
15. Cet archange suprême a été
identifié aussi au patriarche antédiluvien Hénoch. Nous avons traduit et
présenté un livre issu de la mystique juive ancienne intitulé Le Livre
hébreu d'Hénoch, Verdier, Lagrasse, 1989. On y trouvera de multiples
références concernant cette importante figure angélique. [Addition à la 1ère édition: Voir aussi
l'article très fourni de Daniel Abrams, “The Boundaries of Divine Ontology: The
Inclusion and Exclusion of Metatron in the Godhead”, Harvard Theological
Review, 87:3, 1994, p. 291-321.
16. [Addition à la première
édition: Cette présentation de la relation entre la Cause suprême et le prince
de la Face à l'aide de la doctrine de l'émanation est sans doute la conséquence
de l'interpolation signalée plus haut (note 12). Voir à ce sujet Daniel Abrams
(art. cit.), p. 58. Cependant, cette glose d'un cabaliste postérieur pourrait
refléter une conception théosophique du Rabad, implicite dans son commentaire.]
17. Genèse 1:26.
18. D'après le Talmud,
Sanhédrin 38b, commentant Exode 23:21.
19. Eugnoste III, 76, 13-77-9,
trad. M. Tardieu dans Ecrits Gnostiques, Codex de Berlin, Le Cerf, 1984,
p. 178, et voir The Nag Hammadi Library, p. 214.
20. Ibidem,
paragraphe 77.
21. Un texte hermétique publié
dans l'Asclepius (Hermès Trismégiste, Corpus Hermeticum, éd. A.D. Nock, trad. A. J. Festigière, t. II, Paris,
CUF, 1946, ƒ20-21, p. 322-323) porte un long et intéressant passage relatif à
l'androgynie du Dieu. Une version plus ancienne de ce texte a été retrouvée
dans un codex à Nag Hammadi parmi une bibliothèque d'écrits gnostiques, voir
par ex. The Nag Hammadi Library in
English, Leiden, 1984, p.
300-301. Comme il en va des livres gnostiques, il est généralement
admis que les textes hermétiques ont utilisé et adapté des sources juives.
22. De Opificio,
chapitre 13.
23. Genèse Rabba 8:1.
24. Perouch lé-parachat
Beréchit, éd. M. Hallamish, Jérusalem, Magnes Press, 1984, p. 132-134 et
voir Lettre sur la sainteté, p. 115. Sur ce cabaliste et particulièrement à
propos de sa polémique contre la philosophie d'Aristote, voir G. Vajda,
" La polémique anti-intellectualiste de Joseph ben Schalom Achkénazi
de Catalogne ", dans Archives d'Histoire doctrinale et littéraire
du Moyen Age, XIII, 1956, p. 45-144.
25. Traité d'histoire des
religions, p. 352-353.
26. Un maître judéen du IIe
siècle, le Tanna Elicha ben Abouya, surnommé Aher, "l'autre", fut
considéré comme renégat parce qu'il dit : "Il y a deux pouvoirs".
Voir Hagiga 15a et cf. notre ouvrage, Le Livre d'Hénoch hébreu, p.
246-248. L'on peut lire maintenant la thèse de Albert Assaraf, Recherches
sur Elisa ben Abuya, Paris III, Centre Censier, 1984-1985. Voir aussi la
critique de l'explication "gnostique", encore très en vogue, de
l'apostasie d'Elicha, par Simone Pétrement, Le Dieu séparé, Paris, 1984,
p. 653. L'étude la plus novatrice à ce sujet est le livre de Yehoudah Liebes, Le
péché d'Elicha ; les quatre qui sont entrés dans le Pardés et la nature de la
mystique juive talmudique (en hébreu), Academon, Université Hébraïque,
1990.
27. Contre Apion, XXIV,
201, trad. L. Blum, p. 93-94.
28. Sefer Baalé ha-Néféch,
Introduction, p. 14 sq. de l'édition de J. Kafih, Jérusalem, 1982.
29. Voir Pierre Legendre, L'amour
du censeur, essai sur l'ordre dogmatique, Paris, 1974, p. 134, qui cite
Gratien, cause 33, question 5, commentaire après le canon 11.
30. Cause 33, question 5, canon
20 ; ibid. p. 138 note 2.
31. Legendre, op. cit.,
p. 134 à 138.
32. Yébamot 62b.
33. Ephésiens 5:28.
34. Chabbat 119a.
35. Ibid. 63a.
36. Voir Nida 31b. A propos de
Nahmanide, voir son Commentaire sur la Torah, Lévitique 13:6 et 18:19.
37. Op. cit., p. 115.
38. Voir par exemple Plotin, Ennéades,
VI, 9, 11, trad. Béhier, Paris, 1981, p. 188 : "Le semblable ne s'unit
qu'au semblable". Cette formule remonte à Platon, Gorgias, 510b et
à Aristote, Ethique de Nicomaque, VIII, 1, 1155. On la trouve dans la
littérature juive dès le Ie siècle, chez Flavius Josèphe, Contre Apion,
XXIII, § 193 (trad. Léon Blum, Paris, 1972, p. 92).
39. Voir son explication sur le
Commentaire du Pentateuque de R. Menahem Récanati, op. cit. folio 52d.
40. Voir Platon, Le Banquet,
191d, trad. E. Chambry, Paris, 1964, p. 51.
41. Ce midrach daterait du Xe
siècle. Voir G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, rééd.
Paris, 1983, p.190. et voir aussi Les origines, p.313. Dans le Zohar ce
texte est cité dans partie I, 34b (p. 193 du tome 1 de notre traduction).
Lilith était auparavant considérée comme un démon femelle engendré par Adam
après sa séparation d'Eve consécutive à la faute. Voir Talmud babylonien,
Erouvin 18b. La démone Lilith est connue dés la mythologie mésopotamienne et
cananéenne, et on la retrouve dans les écrits des sectaires de Qumran (voir
"Chiré chévah méqoumran lépahed oulévahel rouhot récha", B. Nitsan, Tarbiz
vol. LV, n°1, Oct. Déc. 1985, p.
27-28.) Ce démon femelle menace les femmes en couches ou les
nourrissons. Il est intéressant de noter l'inversion tardive de ce démon,
engendré par Adam parmi d'autres esprits malfaisants, en sa première compagne,
alors qu'elle intervient au contraire dans les sources antérieures comme un
rejeton d'Adam en conséquence de l'interruption du rapport du premier homme
avec Eve. Nous assistons dans ce type de littérature médiévale à une
diabolisation de la femme comme partenaire égale et créée avec l'homme, et
c'est le vieux démon Lilith qui lui a prêté ses traits.
42. Voir Tossaphot ha Chalem, ed. Gellis,
Jérusalem, tome 1, p. 115 ]6.
43. Ibid. ]11.
44. Il s'agit en fait de
l'opinion discutée de l'Amora Samuel, voir Berakhot, 61a. Emmanuel Lévinas a
traduit et commenté ce passage du Talmud dans Du Sacré au Saint, chap.
"Dieu créa la femme", Paris, 1977.
45. Voir E. Gottlieb, Studies
in the Kabbala literature (en hébreu), Tel Aviv, 1976, p. 289 à 343 et
p.324 où cet auteur étudie l'interprétation du Ma'arekhet sur la diminution de
la lune, sujet qui va nous ocuper bientôt.
46. Sur ce cabaliste et
particulièrement à propos de sa polémique contre la philosophie d'Aristote,
voir G. Vajda, "La polémique anti-intellectualiste de Joseph ben Shalom
Achkénazi de Catalogne", dans Archives d'histoire doctrinale et
littéraire du Moyen Age, XXIII, 1956, p. 45-144.
47. Voir G. Scholem, Sabbataï
Tsevi, le Messie mystique, Lagrasse, 1983, p. 397.
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