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Dans l'Ame aujourd'hui, ouvrage collectif sous la direction de Michel Cazenave, Paris Dervy Livres. Paru dans "Chemins de la cabale" Charles Mopsik, l'Eclat, 2004


LE RESEAU DES ÂMES DANS LA CABALE


 


Par Charles Mopsik


Quand dans une conversation courante on emploie le mot « âme », la première image qui vient à l’esprit est celle d’une entité d’une nature mystérieuse qui habite le corps, une sorte de double de la forme physique individuelle, invisible et fantomatique, qui survit à la mort, est le siège de la conscience[1], parfois le siège des émotions. Ce qui est encore perçu de nos jours comme la partie la plus intime du moi a cependant bien d’autres attributions dans la littérature religieuse et philosophique. Nous allons nous pencher sur la conception de l’âme qui a été développée par les cabalistes du Moyen Âge et à leur suite par leurs successeurs des temps modernes. A partir du verset de la Genèse (2:7) selon lequel Dieu « insuffla dans les narines de l’homme une haleine de vie », des générations d’interprètes ont cherché à comprendre la nature de cette « haleine (nichmat) de vie », vite identifiée à l’âme (nechamah) animant le corps et le vivifiant de l’intérieur.

Un bref relevé des contextes très variés où le mot âme (ou ses équivalents) est employé, montre que cette notion s’est déployée de façon polysémique. Il est ainsi question, dans la littérature cabalistique, d’âme de Dieu (par opposition aux sefirot, les émanations, assimilées à son corps[2]), d’âme de la Torah (son sens ésotérique, par opposition à son corps qui est son niveau de signification exotérique et juridique), d’âme des lettres (les voyelles, par opposition aux consonnes muettes et sans vie quand elles sont esseulées), et bien sûr d’âme de l’homme - de l’homme et de la femme pour être plus exact, puisque seul le couple humain possède une âme complète tandis que les individus célibataires ne renferment qu’une moitié d’âme[3].

Les cabalistes ont insisté sur la vanité de toute question portant sur « l’essence » de l’âme. De même que nous ne pouvons savoir ce qu’« est » Dieu, notre connaissance atteint ses limites quand nous nous demandons ce qu’« est » l’âme. Ainsi, Moïse de Léon, cabaliste castillan de la seconde moitié du XIIIe siècle, écrit :

« Or l’âme de l’homme, celle qui est dénommée “âme intellectuelle”, nul ne sait en percevoir quoi que ce soit. Elle jouit donc d’un statut de néant, comme il est dit :  “La supériorité de l’homme sur l’animal est néant” (Ecc. 3:19), car par cette âme l’homme possède une supériorité sur toutes les autres créatures et cette suréminence qu’il recèle est cette chose appelée “néant”. Si donc nul ne sait rien de cette âme, à cause des réalités indéfinissables et inaccessibles qu’elle recèle, à bien plus forte raison en va-t-il de même en ce qui concerne l’occultation de ce Lieu-là [la première émanation appelée Couronne] que les êtres d’en haut et d’en bas n’atteignent en rien quand ils le cherchent[4]. »

Ce caractère insondable de l’âme humaine, qui la place au rang du Néant (Ayin), source inconnaissable de toute connaissance, « rayon de ténèbres », comme le dit le Pseudo-Denis, est certes la marque de son éminence mais nous contraint de chercher dans une autre direction dans le discours des cabalistes les éléments susceptibles de nous éclairer, sinon sur son « essence », du moins sur ses traits principaux et sur le rôle spécifique qu’elle remplit au sein du cosmos.

Dans les lignes qui suivent nous voudrions mettre en évidence ce qui nous est apparu comme la fonction principale de l’âme dans les textes de la mystique juive. Loin de représenter une sorte de substrat spirituel des corps figé dans une éternité de marbre, l’âme y est essentiellement perçue comme une courroie de transmission, un noeud de communications entre tous les éléments du cosmos, carrefour d’échange des flux existentiateurs qui montent d’en bas, de l’action des hommes, et de ceux qui descendent d’en haut, des mondes divins, canal par où transitent les messages prophétiques, les visions surnaturelles, la voix des maîtres des temps anciens. En l’âme humaine se condensent et s’entrelacent tous les constituants de l’univers, comme l’a montré Méir ibn Gabbay, un cabaliste du XVIe siècle :

« Sache que l’homme a été bâti à l’image de la structure de tous les degrés d’organisation du cosmos, et l’âme qui est en lui et qui le maintient dans l’existence pendant un temps déterminé est constituée et composée des esséités suprêmes[5]. Tant que l’âme est en lui il ressemble au macrocosme, c’est pourquoi l’homme est appelé microcosme[6] ».

A partir de ce motif assez classique de la concaténation des mondes au sein de l’âme humaine, les cabalistes ont élaboré une théorie de l’âme où elle n’est plus seulement le miroir passif de la structure du cosmos, mais le centre actif et déterminant des échanges entre tous ses plans. C’est sur une façon d’appréhender l’âme très différente de celle à laquelle les grandes religions nous ont habitués que nous allons nous pencher.

Contrairement au point de vue ordinaire, l’âme signifie d’abord l’enracinement des individus dans une collectivité, à la fois historique et spirituelle, dont elle est un rameau. Elle est même la présence dans un corps individuel de la collectivité constituée de tous les hommes, au moins du ceux qui partagent les mêmes liens généalogiques. Par son âme, l’homme plonge ses racines dans la « chaîne de la ressemblance », selon l’expression favorite de Joseph de Hamadan (Castille, fin du XIIIe siècle), chaîne qui remonte jusqu’à la divinité à l’image de laquelle l’homme a été façonné. L’ensemble des âmes constituent ce que l’auteur du Zohar (le Livre de la Splendeur, Castille XIIIe siècle) dénomme le Bouquet des Vivants, symbole de l’ultime dimension du monde divin, la sefira Malkhout (la Royauté), appelée aussi Chekhinah (l’Habitation ou la Présence divine). Les âmes préexistent à la naissance des corps, où elles ne font que passer un bref moment, et elles poursuivent leur aventure dans d’autres corps après un passage ici-bas. Elles sont liées entre elles par des liens de famille, si bien que l’on peut parler d’une sorte de généalogie des âmes qui enveloppe et bouleverse la généalogie historique des corps. C’est ainsi par exemple que Joseph de Hamadan ou le Tiqouné ha-Zohar expliquent les affinités entre Moïse et Jethro en invoquant l’origine de leur âme, qui était celle d’Abel et de Caïn[7], ou que Isaac Louria, au XVIe siècle, explique l’ardente amitié entre des cabalistes contemporains, Moïse Cordovéro et Elie Da Vidas, par la nature de leur âme qui était celle de Chemaya et Abtalion, maîtres formant l’antique duumvirat des premières générations de rabbins à la fin de l’Antiquité[8]. La muraille de l’histoire est transparente aux âmes qui la franchissent allègrement. C’est le cas aussi, bien évidemment, du voile du ciel : entre les vivants et les morts, y compris ceux des temps les plus reculés, il n’est pas de fossé, pas de d’oubli, pas de distance[9]. Des cabalistes ont même mis au point des procédés pratiques afin de rétablir la communication entre les prestigieux maîtres du passé, les tannaïm des Ie et IIe siècle, seuls capables de transmettre les plus profonds et les plus inaccessibles secrets de la Torah. Les livres qu’ont légué les anciens, comme la Michnah, recueil de la tradition orale rédigé dans la Judée du IIe siècle, recèle l’âme de leur enseignement[10], qui s’identifie avec leur personne même perçue comme une manifestation humaine de la réalité divine. C’est ainsi que Hayim Vital, qui écrit dans la ville de Safed vers la fin  du XVIe siècle, propose des moyens concrets pour établir le contact avec l’âme des grands maîtres disparus :

« Recueille-toi seul dans une maison, couvre-toi d’un châle de prière, assieds-toi et ferme les yeux. Dépouille-toi de la matière comme si ton âme avait quitté ton corps et était montée au ciel. Après ce dépouillement, lis une michnah quelconque, celle que tu veux, à de nombreuses reprises, chaque reprise après l’autre de façon continue, très rapidement, aussi vite que tu le peux, en articulant bien et clairement sans sauter un seul mot. Concentre-toi pour que ton âme se lie à l’âme du maître ancien évoqué dans cette michnah. Tu le pourras en te représentant que ta bouche est un instrument exprimant les lettres de l’énoncé de cette michnah, et que les sons que tu fais sortir par l’instrument de ta bouche sont les étincelles de ton âme intérieure qui jaillissent et lisent cette michnah, et qu’elle est devenue un véhicule où se glisse l’âme de ce maître ancien, l’auteur de cette michnah, et que son âme a revêtu ton âme. Lorsque tu seras fatigué de lire l’énoncé de la michnah, si tu en es capable, il est possible que s’établisse dans ta bouche l’âme de ce maître ancien, et qu’elle s’y vête durant ta lecture de la michnah. Alors que tu poursuivras la lecture de cette michnah, il parlera dans ta bouche et te donnera son salut. Et à toute question que tu lui poseras par la pensée, il te répondra. Il parlera par ta bouche et tes oreilles entendront ses paroles. Ce n’est pas toi qui parleras par toi-même mais c’est lui qui parlera. C’est le secret du verset : « L’esprit de YHVH parlait en moi et son discours était sur ma langue » (II Samuel 23:20). Cependant, si tu n’es pas encore apte à accéder à ce haut degré, il est possible qu’autre chose se produise. En effet, à cause de la course rapide de ta bouche tu te fatigueras et tu finiras par te taire sans même t’en rendre compte, tu somnoleras, dormant sans dormir. Dans ce demi-sommeil tu t’apercevras que l’on donne une réponse à tes questions, de façon allusive ou clairement, et cela selon ta préparation. Mais si tu ne mérites de réussir aucune des deux expériences précitées, sache tu n’y es pas encore apte, ou que tu n’es pas parvenu à te dépouiller suffisamment de la matérialité[11]. »

Ce qui retiendra notre attention dans ce texte, ce sera moins le procédé technique de récitation répétitive de passages de la Michnah censé induire un état de conscience modifié propre à provoquer un contact avec l’âme d’un maître disparu, que l’insistance sur le rapport de fusion entre deux âmes distinctes de personnes très éloignées dans le temps. Les âmes des prophètes, des saints et des maîtres de la tradition sont en état de constante communion, quelque soit l’époque de l’histoire où elles se sont manifestées, le procédé pratique décrit ci-dessus n’est qu’un moyen de révéler cette communion, de l’actualiser dans la mémoire du mystique afin qu’il puisse recevoir un enseignement de façon consciente et volontaire. Les cabalistes de Safed, et R. Hayim Vital en particulier, étaient très soucieux de la généalogie de leur âme. Ils s’adressaient ainsi au plus prestigieux d’entre eux, Isaac Louria, surnommé le Lion de Safed, pour bénéficier de ses dons de visionnaire et apprendre de sa bouche à quelle lignée de personnages bibliques, de prophètes, de maîtres anciens, leur âme appartenait[12]. Comme si l’expulsion des Juifs d’Espagne de 1492, dont ils étaient pour la plupart des ressortissants, avait effacé ou affaibli le souvenir de leur généalogie historique et qu’ils recouraient maintenant à l’exploration de l’arbre généalogique des âmes pour retrouver la place précise de leur identité au sein de la chaîne des générations de la communauté d’Israël. Cependant, ce serait une erreur de croire qu’il s’agit là d’une innovation tardive dans l’histoire de la mystique juive. Cette aptitude des âmes à s’unir provisoirement en un même corps a été déjà évoquée dans le Zohar. Ainsi, faisant l’exégèse d’un verset du Cantique des Cantiques, « Les bourgeons apparaissent sur la terre » (2:12), le Zohar commente :

« Les “bourgeons” ce sont les patriarches. Venus à la Pensée [divine], ils ont aussitôt intégré le Monde à venir, qui les a gardés en secret. Puis toujours secrètement ils le quittèrent pour se cacher auprès des prophètes de vérité. Joseph naquit et ils s’abritèrent en lui. Quand celui-ci entra en terre sainte, il les y introduisit, dès ce moment ils apparaissent sur la terre et s’y révèlent. [...] Qui soutient le monde et permet aux patriarches de se révéler ? La voix des enfants qui étudient la Torah » (I, 1b).

Dans la même perspective, selon le Tiqouné ha-Zohar, l’âme d’Adam est venue dans Moïse qui était son véhicule parfait (fol. 113d), puis à son tour l’âme de Moïse « s’est déployée à chaque génération et au sein de chaque juste », si bien qu’elle enveloppe finalement l’humanité entière à proportion des 600 000 israélites, nombre symbolique de sa plénitude (ibidem 114a). En outre, toutes les âmes des cabalistes (identifiées aux maskilim ou « intelligents » de Daniel 12:3), présentes, passées et à venir, sont « inscrites et gravées au sein du Royaume du ciel comme les étoiles qui brillent au firmament », et sont venues s’associer à la rédaction du Tiqouné ha-Zohar en révélant des secrets qu’il était interdit jusqu’ici de divulguer (ibidem, fol. 1a-b). Il est même possible également que, quand Moïse de Léon, le rédacteur présumé du Zohar, cite le verset de II Samuel 23:20 : « L’esprit de YHVH parlait en moi et son discours était sur ma langue » au tout début de son ouvrage consacré aux raisons des commandements[13], pour indiquer le motif qui l’a poussé à écrire son livre, cet « esprit de Dieu » qui parlait en lui ne soit autre chose qu’une désignation de l’âme de maîtres anciens qui parlait par sa bouche et lui dictait les enseignements qu’il coucha par écrit dans le Zohar, ainsi que pourrait le suggérer la citation du même verset dans l’extrait cité plus haut de l’ouvrage de Hayim Vital. Il ne me semble pas à cet égard qu’il soit légitime d’établir une distinction entre expérience mystique et expérience prophétique. Ce que les historiens de la cabale appellent pudiquement « expérience mystique » est regardé et nommé par les cabalistes « réception de l’Esprit Saint » ou du « Souffle prophétique ». Il s’agit pour eux de restaurer le contact avec le divin et sa Parole ; les prophètes bibliques sont pour eux des modèles à imiter et non des figures appartenant à un passé à jamais révolu.

La fonction « communiquante » attribuée à l’âme est au centre de l’activité prophétique telle que la conçoivent les cabalistes et dans la foulée, de leur activité littéraire et herméneutique consistant à coucher par écrit les « secrets de la Torah » et à expliquer ses versets d’après son sens ésotérique. Nous allons voir que l’interconnexion des âmes et le fait qu’elles récapitulent et font communiquer tous les mondes, leur confère aussi un rôle essentiel dans le processus cosmique et théurgique de restauration de l’harmonie universelle.

Un des plus grands cabalistes de tous les temps, Moïse Cordovéro (1522-1570) qui vivait également à Safed, développe de façon détaillée la nature nodale et la fonction « connectique » de l’âme humaine conçue comme un fragment substantielle de la divinité :

« Il a été expliqué dans le chapitre précédent que l’homme est une partie de la divinité d’en haut, s’il est pur et que son action est droite et qu’il est pris, par des "liens d’amour" (Osée 11:4), dans les racines de la sainteté, par son âme qui traverse tous les mondes et tous les degrés. [...] Or, quand il agit justement et avec rectitude et vise par sa pensée, correctement orientée à travers les échelons, à unir les degrés, ces "noeuds correspondant l’un à l’autre" (Exode 26:5) s’attacheront, et son âme revêtira Son âme, partie à partie, chandelier fait de pièces détachées[14]. Alors nécessairement, les sefirot par son biais s’uniront et se lieront d’un lien solide, et lui sera, par son âme, un canal en lequel les sefirot s’épancheront, de la première à la dernière, grâce à la corde solide qui les lie. Car, lorsque son âme s’unit à Son âme au moyen de son étude[15], il en résulte que les racines restent liées entre elles par un lien solide. C’est ainsi que l’on comprendra pourquoi ce qu’une personne a endommagé, aucune autre âme ne peut le réparer[16] ; une [réparation] n’est possible que si cette personne se repent, maintenant ou dans une migration [ultérieure], et que la corde soit renouée par elle exclusivement. Nous proposerons à ce sujet une excellente parabole. Imaginons qu’il y ait ici un magnifique torrent, grand comme les larges poutres d’un pressoir d’olive. A l’amont de ce torrent, il y de multiples sources, aussi ténues que le canal intérieur d’une aiguille creuse. Mais quand toutes se réunissent, elles forment un grand fleuve aux eaux profondes. Soudain, quelqu’un survient et obstrue l’une des sources minuscules au débit délicat. Ne réduira-t-il pas en conséquence le débit du torrent en proportion de la source ? Comprenons que le grand torrent représente le très puissant épanchement déversé dans l’univers, et que les canaux ténus représentent la situation des âmes qui sont des flammèches montant et s’occultant à l’intérieur de leur source dans toutes les sefirot et grâce auxquelles se produisent l’union, la liaison et l’épanchement de ces dernières. Lorsque le pécheur faute et arrache sa présence subtile de l’un des degrés [du plérôme] selon l’étendu du péché - s’il est grave [il l’arrachera d’un degré] supérieur, s’il est véniel [il l’arrachera d’un degré] inférieur - ne réduira-t-il pas le bien et l’épanchement déversés à travers le canal de son âme, parce qu’il aura obstrué ce canal et l’aura coupé [de la totalité du plérôme], comme nous l’avons expliqué ? Peut-être que, parmi tous les canaux ténus restant, l’un d’eux pourrait réparer ce qui fausse le canal brisé ? Mais voici une chose importante : nul ne pourra le réparer. Au contraire, tous en subissent un dommage et une détérioration. Jusque là, chacun des canaux ténus comprenait en son sein 600 000 canaux, selon le nombre des âmes[17], à présent, il n’en reste que 600 000 moins un, en conséquence tous ne comprennent plus que 600 000 [canaux] moins un, cette partie [manquante] ayant été endommagée. Ainsi donc il est clair que [le pécheur] a endommagé sa propre personne en même temps que celle des autres, ce en quoi "tous les israélites sont responsables les uns des autres[18]". Ce n’est pas parce que nous les avons tous appelés “canaux” que nous avons suggéré qu’ils sont identiques, mais il y a en cette matière de nombreuses distinctions. Lorsqu’un homme droit accomplit un commandement, il cause par lui un épanchement à la mesure de ce commandement et de sa rétribution, et il amplifie l’épanchement de ce canal dont la lumière et le débit grossissent et augmentent. Et quand pour un homme la Torah est son métier, l’amplification de cet influx ne cesse jamais. [...] Cet exposé est expliqué en un résumé cinglant dans les Tiqounim (22, fol. 66a) : « "Place-moi comme un sceau sur ton coeur" (Cant. 8:6) : il s’agit de l’âme qui est gravée sur le Trône. Quand elle s’éveille par la prière en bas, le Trône s’éveille en haut, etc. » Étant donné que la ressemblance et l’image de son âme sont gravées sur le Trône[19], nécessairement, grâce à ses prières et à ses bonnes actions, son âme s’éveille et elle éveille le Trône lui-même. C’est là, à l’évidence, une grande preuve pour nos affirmations. Lorsqu’un homme fidèle pèche, son châtiment est beaucoup plus grand que s’il s’agissait d’un quelconque vaurien, parce qu’il s’était élevé par ses oeuvres au niveau des racines à un haut degré et il avait fait des prodiges par l’influence qu’il exerçait, au point que la plus grande partie du volume du canal dépendait de lui. Car c’est en fonction de l’étendue des actes de bonté (hassidout) que grossit le volume du canal par le biais de l’âme, ainsi que nous l’avons expliqué. Et quand il pèche et se rend coupable - Dieu préserve - il réduit cet épanchement brutalement et le monde reste obscur à cause de lui. Aussi la colère du Seigneur s’enflamme-t-elle contre lui au point de le faire périr - Dieu préserve. Jusqu’à ce qu’il se repente et qu’il répare ce qu’il a abîmé » (Pardés Rimonim, portique 32, chapitre 1, fol. 75a-b).

Le siège originel de l’âme n’est pas le corps humain mais la dixième sefira, la Malkhout (la Royauté), en laquelle toutes les âmes sont « gravées » et communiquent substantiellement entre elles. Chacune est un « canal » par où transitent les influx existentiateurs qui nourrissent d’être le monde divin. Mais ce canal qui traverse tous les degrés ontologiques séparant le plérôme sefirotique du monde matériel est lui-même constitué de 600 OOO canaux filiformes, récapitulant l’ensemble des âmes nées où à naître en ce bas monde. Chacune comprenant ainsi toutes les autres, les âmes forment une totalité interconnectée, totalité qui n’est autre que la Chekhinah même, le dixième échelon de la structure des émanations. Mais chaque âme est aussi, sous un mode singulier, la totalité du plérôme divin. Le destin de chaque âme influe donc sur le sort de toutes les autres et sur la divinité même qui est, en sa dimension manifestée et immanente, la synthèse de tous ces « canaux », le « torrent » où s’échange la totalité des influx que chacune charrie. Certaines âmes d’élite embrassent plus complètement que les autres la structure de la totalité des canaux pneumatiques en s’enracinant plus profondément dans les degrés les plus élevés, leurs « sources » supérieures au sein du monde divin. Leur activité a donc un impact et des répercussions plus considérables affectant plus gravement la totalité dont elle est solidaire et qu’elle porte en elle. La formule initiale selon laquelle l’âme est « une partie de la divinité d’en haut » est entendue dans un sens très concret et non pas symbolique ou métaphorique. L’effort descriptif de Cordovéro vise à rendre compte de façon détaillée et en termes structurels de l’organisation des interactions entre le monde divin et le monde des âmes, qui ne sont pas seulement reliés par des échanges d’informations mais aussi et surtout par des échanges de substances. Si l’on préfère se servir d’une image plus moderne, chaque âme fait figure de neurone d’où partiraient des synapses dans toutes les directions le reliant à tous les autres neurones. De leurs interactions harmonieuses résulte la bonne marche de l’ensemble. En l’occurrence, ce qui fait office ici de « cerveau »  est « la divinité d’en haut » ou le « Trône » divin, à savoir la sefira Malkhout qui dirige l’univers et qui est en même temps affectée, en bien ou en mal, par l’activité de chacune de ses composantes interconnectées et interdépendantes, les « 600 000 âmes ». Plus encore que les actions vertueuses, l’activité intellectuelle par excellence, l’étude de la Torah (elle-même identifiée dans d’autres passages à un réseau de signes codant la totalité du plérôme divin[20]), est de nature à « réveiller » chaque âme, à stimuler ses connexions avec la totalité des âmes et par là à drainer un flux ininterrompu de substance ontique qui, venant de l’Infini, remplira le monde divin et débordera sur l’ensemble des âmes, sa dimension ultime. L’amplification du débit des « canaux » que constituent les âmes est le but des commandements de la Loi et de son étude quotidienne. De l’importance de ce débit, dépend l’évolution de l’univers. La quantité d’énergie spirituelle échangée entre les âmes et entre les âmes et le plérôme divin est le facteur essentiel de la cohésion du système des émanations (le « lien solide » dont parle Cordovéro), car cette « énergie » spirituelle ne se conserve pas, elle doit être renouvelée de façon permanente, dans le cas contraire, un « dommage » atteint l’ensemble du réseau pléromatique, et cette débilité qui l’affecte retentit sur tous les plans du cosmos et en premier lieu sur la divinité même. Certains cabalistes sont allés jusqu’à dire que celle-ci se rétractait dans les profondeurs du Néant[21]. Mais ce qui a été abîmé peut et doit être réparé. La grande leçon que Moïse Cordovéro tire de son exposé est que chaque âme est irremplaçable et que l’action d’aucune autre ne peut se substituer à la sienne, même si certaines âmes d’élite sont capables de drainer une quantité d’influx plus grande que les autres. Quand une âme cesse d’assumer sa fonction de canal dans le vaste réseau de communication composé de toutes les âmes, cette obstruction en une région déterminée provoque une diminution du débit de l’ensemble, affaiblit la cohésion du système et menace son intégrité. Elle seule pourra remédier, en restaurant son activité médiatrice, à ce dérangement de l’harmonie collective. Paradoxalement, l’interconnexion des âmes, leur intrication substantielle en un tout fonctionnant de façon à la fois dynamique et turbulente, non seulement n’atténue pas l’importance de la personnalité de chacune, mais implique une valorisation de l’oeuvre de chacune d’entre elle en particulier. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent. L’organisation et l’évolution du monde divin et du réseau des âmes ne sont pas régies par des règles de fonctionnement strictement déterministes. En tant qu’elle est une partie de la « divinité d’en haut », chaque âme dispose d’une volonté libre qui lui donne la possibilité de briser la chaîne de la causalité, ou comme le disait le cabaliste Elie Benamozegh (Italie, fin du XIXe siècle), « la liberté n’est liberté qu’à la condition d’intervenir dans la chaîne des causes et des effets naturels et d’en rompre la continuité [...], la liberté est un miracle en permanence ou bien alors elle n’est rien[22] ». Cette liberté dont chaque âme dispose en propre fragilise l’organisation pléromatique où elle s’insère et rend la totalité dépendante de la partie en assujettissant la Présence divine (la Chekhinah) à la volonté personnelle de chacune. Mais la Présence divine et le monde divin lui-même à travers ses dix émanations (les sefirot) n’ont d’autre raison d’être que de rendre possible l’établissement d’un lien librement assumé, d’un consentement des parties entre elles et de chacune d’elle à leur totalité.

Une autre conséquence de l’exposé de Moïse Cordovéro est qu’il y a simultanément séparation entre les âmes et intrication de toutes en chacune et de chacune dans toutes les autres : « l’autre » n’est pas ailleurs, il n’est pas l’ailleurs du même, il est en lui, présent en sa substance, dépendant de lui et vivant en lui, et en même temps irréductiblement irremplaçable et différent. Mais les implications éthiques et philosophiques du type d’orchestration des âmes que dépeint Moïse Cordovéro constituent un autre chapitre que nous laissons à d’autres le soin de rédiger. Contentons-nous de noter que les âmes des hommes et en particulier celles du peuple d’Israël constituent pour les cabalistes un système organisé comprenant sans distinction les vivants et les morts. Aux yeux des ésotéristes juifs, la société est précisément la communauté des vivants et des morts, les uns et les autres participant à un unique réseau de parenté et de filiation où prédominent les affinités électives qui traduisent des affinités structurelles (la proximité ou l’éloignement des âmes sur les branches de l’arbre cosmique où elles s’originent), et qui se traduisent dans le monde des vivants par les relations et les hiérarchies familiales et généalogiques. Ces dernières n’étant qu’une combinaison temporaire des liens préexistants établis entre les âmes, combinaison qui se trouve renouvelée et remaniée à chaque génération en fonction des révolutions des âmes. En définitive, les relations humaines, les amitiés, les amours, les rivalités et les haines, trouvent leur ultime explication dans la disposition des âmes les unes par rapport aux autres au sein du Vivant éternel, le Fleuve de l’Éden ou Arbre cosmique dont parlent les cabalistes. Les relations sociales et le mystère de l’amour ne sont plus opaques et couverts de voiles pour ceux qui, tel Isaac Louria de Safed, ont accès à la connaissance des révolutions des âmes et de l’anatomie évolutive de la structure arborescente qui les portent[23].


Charles Mopsik

CNRS - URA 152




[1]Voir à ce sujet le livre du prix nobel de médecine John Eccles, Evolution du cerveau et création de la conscience, Flammarion, Paris, 1994.

[2]Voir par exemple la deuxième introduction au Tiqouné ha-Zohar (Castille, début du XIVe siècle), texte passé dans la liturgie juive sous le nom d’Ouverture d’Elie (Petihat Eliahou).

[3]Vor par exemple à ce sujet notre traduction annotée de l’opuscule de R. Joseph Gikatila, cabaliste castillan du XIIIe siècle, Le secret du mariage de David et Bethsabée, éd. de l’Eclat, Combas, 1994.

[4]Le Sicle du sanctuaire, traduit par nos soins aux éditions Verdier, Lagrasse, 1996, p. 113-114.

[5]Les havayot (essences ou esséités) désignent la substance des dix émanations divines, les sefirot, qui structurent chaque âme humaine.

[6]Méir ibn Gabbay, Le chemin de la foi (Derekh Emounah), rééd. Jérusalem, 1967, p. 10. Sur le thème de type néoplatonicien relatif à la constitution de l’âme par toutes les essences divines, voir Moshé Idel, Kabbalah, New Perspectives, New Haven, 1988, chap. 6. § 4.

[7]Voir Tiqouné ha-Zohar, tiq. 69, fol. 112b-113a.

[8]Voir Hayim Vital, Le portail des versets (Cha’ar ha-Pessouqim), sections Hayyé Sarah et Liqouté Torah : « Ils proviennent de la racine de Chemaya et Abtalyon ; R. Moïse Cordovéro avait un esprit issu de Chemaya, et R. Elie une âme issue d’Abtalyon, c’est pourquoi ils s’aimaient ». Voir encore, du même auteur, Sefer ha-Gilgoulim (le Livre des révolutions des âmes), Bné Brak, 1986, p. 101 : Moïse Cordovéro et Elie Da Vidas s’originent primitivement dans les deux parties de l’âme de Zacharie fils du prêtre Yehoyada (II Chro. 24:20).

[9]Pour une présentation générale des croyances juives dans l’existence posthume, voir l’ouvrage de Simcha Raphael, Jewish Views of the Afterlife, La Salle University, Jason Aronson, 1995.

[10]Les cabalistes ont attaché beaucoup d’importance au fait que le mot michnah (qui signifie littéralement « enseignement ») soit un anagramme du mot nechamah (l’âme).

[11]Texte anonyme cité par Hayim Vital, Les portes de la sainteté (Cha’aré Qedoushah), édité dans Nouveaux écrits (Ketavim Hadachim), Jérusalem, 1988, chap. 2 (1). Voir une analyse de ce texte dans L. Fine, « Recitation of Mishnah as a Vehicle for Mystical Inspiration : A Contemplative Technique Taught by Hayim Vital », Revue des Etudes Juives, CXLI, 1-2, janv.-juin, 1982, p. 183-199. Voir aussi Paul Fenton, « Solitary Meditation in Jewish and Islamic Mysticism in the Light of a Recent Archeological Discovery », dans Medieval Encounters, 1,2, E.J. Brill, Leiden, 1995, p. 291.

[12]L. Fine dans son article précité forge le terme de « soul-genealogy » pour rendre compte du souci constant des cabalistes de Safed au XVIe et XVIIe siècle.

[13]Le Livre de la grenade (Sefer ha-Rimon), écrit en 1287,  édité sous le titre The Book of the Pomegranate par E. Wolfson, Brown Judaic Studies, Atlanta, Géorgie, Scholar Press, 1988.

[14]Expression empruntée au Talmud, traité Betsa 22a.

[15]Jeu de mots entre « âme » (nechamah) et « étude » (michnah). Il est possible que Moïse Cordovéro fasse allusion ici à la méthode de récitation de la Michnah (entendue alors comme le recueil des enseignements des maîtres anciens),  qui a été décrite par Hayim Vital dans un texte cité plus haut. L’induction de l’extase et de la prophétie par la récitation de la Michnah était une technique répandue à Safed.

[16]Allusion au verset de l’Ecclésiaste 1:15 : « Ce qui a été faussé ne peut être réparé ».

[17]Le nombre total et définitif des âmes est fixé à 600 000 d’après l’interprétation rabbinique d’Exode 12:37 et de Nombres 11:21.

[18]D’après la maxime rabbinique du Talmud, Chevouot 39a.

[19]Le « Trône » est une désignation de la sefira Malkhout, la Royauté. Sur le thème de l’image de l’homme gravée sur le trône, voir E. Wolfson, Along the Path, Studies in Kabbalistic Myth, Symbolism, and Hermeneutics, Suny Press, New York, 1995.

[20]Sur la Torah comme portrait cryptographique du plérome divin, voir M. Idel, ouvrage cité plus haut note 6, chap. 8 § 2.

[21]Voir notre ouvrage, Les  grands textes de la cabale, les rites qui font Dieu, Verdier, Lagrasse, 1993, p. 582 et suivanes.

[22]Israël et l’humanité, version du texte original inédit, chapitre sur la coopération.

[23]Voir à ce sujet Hayim Vital, Le portail des révolutions (Cha’ar ha-Gilgoulim), Tel Aviv, 1981, p. 54 : « Si deux personnes [qui se détestent sans raison apparente] parvenaient à savoir par l’Esprit saint que leur âme procède d’une même racine, alors sans aucun doute elles s’aimeraient l’une l’autre ». Sur la vie des cabalistes à Safed voir S. Schechter, Studies in Judaism, seconde série, Philadelphie, 1908.



 
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