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Par Charles Mopsik
Pour comprendre comment les cabalistes se représentent le temps,
réinventent son organisation à partir des données de la religion juive,
il est nécessaire tout d’abord de dépeindre le système des sefirot.
C’est bien sûr en fonction de ce dernier qu’ils modèlent leur
construction du temps.
D’abord, donc, une résumé du système des sefirot
- les dix sefirot, système émanatif et structure thésophique
- la notion de « jubilé » de très longue durée. Dans la Bible, idée
d’un retour au point de départ. Libération des engagements, des
créances passées, du poids des derniers cinquante ans écoulés :
l’horloge tend à être remise à zéro. Voir Lévitique 25:10, 25:12,
passim. Les essenniens comptaient le temps par jubilé. Idée qu’il y a
un point zéro, un point d’origine autour duquel retournent toutes
choses ; axe de la roue du temps. Derrière cela, relation
dialectique entre l’idée d’un temps ouvert, d’une histoire en attente
de sa fin, d’un mouvement linéaire du temps et entre l’idée d’un temps
cyclique, qui fait à l’issue d’une certaine période, retour sur
lui-même, et ces deux notions du temps sont enchevêtrées. Il faut avoir
en mémoire le fait que les anciens hébreux comptaient le temps par
grand jubilé (cinquante ans). Non seulement les écrits
intertestamentaires en ont gardé le souvenir (voir par exemple Livre
des Jubilés), mais on en trouve des traces dans le Pentateuque.
- Le mouvement des cycles des jubilés cosmiques. Chaque cycle a une
durée de sept mille ans. Et il y a sept cycles (= en tout cinquante
mille ans). L’Âge dans lequel nous sommes est soumis à la domination de
la sefira Guevourah (Puissance ou Rigueur, c’est aussi l’attribut du
jugement). D’où la présence d’interdictions et d’obligations dans la
Loi biblique. L’Âge précédent était celui de la sefira Hessed. Lire
texte qui résume le Livre de l’Image (Sefer ha-Temounah, dans Cha’aré
Gan Eden, de Jacpb Koppel Lifshuetz (tout début du XVIIIe siècle), fol.
1b et 2a.
« VI. Théosophie et histoire » (selon Moché Idel). L'émergence d'une
hiérarchie théosophique et, davantage même, son déplacement au centre
de l'intérêt religieux, représente une restructuration majeure de la
pensée juive au sein des cercles cabalistiques. Les deux grands axes
prépondérants des sources juives classiques, l'axe historique et l'axe
halakhique, furent modulés afin d’être conformes à l'axe théosophique.
L'axe historique, dominant dans la théologie biblique, fut étiré de
l’Urzeit à l'Endzeit ; la réalisation du plan divin a lieu sur le
théâtre de l'histoire, avec le peuple juif comme acteur principal. Dans
les textes ultérieurs, tels que les apocalypses juives composées à
l’époque gaonique, les pressions de l'histoire sont ressenties de
manière dramatique, sentiments reflétés dans les descriptions
impressionnantes d’un eschaton catastrophique. Cet élément
catastrophique fut atténué et même effacé dans les sources
philosophiques, qui tendaient à souligner l'aspect spéculatif et
politique de l'ère messianique plutôt que l’éclatement des guerres qui
la précéderont ; il semble que les philosophes étaient plus préoccupés
par les processus menant au salut individuel que par ceux qui ont lieu
sur la scène du cosmos. Chez des penseurs néoplatonisants tels que ibn
Gabirol ou bar Hiyya, l'individu atteint son salut par l'effet
rédempteur de sa fuite hors de la réalité corporelle et par son
adhésion au monde spirituel. Les philosophes aristotélisants étaient
plus enclins à envisager la Rédemption comme un processus noétique
parfait, décrit au moyen de la conception médiévale des intellects
cosmiques et humains [398]. L'intérêt porté au déroulement de
l'histoire perdit son rôle premier dans les théologies philosophiques
juives influencées par les mutazilites, le néoplatonisme ou
l’aristotélisme. Les cabalistes étaient relativement plus sensibles à
l'accent ancien placé sur l'histoire, bien qu’ils ne lui aient pas
rendu son importance antérieure. La succession horizontale des
événements que l'histoire constitue fut subordonnée par les cabalistes
à l’axe "vertical" des puissances divines ; pour eux, l’histoire était
un aspect de la révélation des processus divins mystérieux sur l'axe
horizontal. La création correspond à la première émanation au niveau
sefirotique ; la Rédemption est l’apothéose de l'influence de la
dernière sefira. L'expression ancienne 'ikveta de-meshiha - les
pas du messie - fut réinterprétée comme signifiant les "talons" du
messie, symbole du point situé le plus bas dans l'Anthropos divin
[399]. L’histoire, comme le récit biblique, consistent en différentes
manifestations du modèle caché fondamental - le modèle
théosophique - incarné à des niveaux variés, qui peut être perçu
en traversant le voile de l'histoire ou la signification obvie du
texte. Cependant, il y eut peu d’application pratiques de cette
conception symbolique de l'histoire en vue d’une interprétation
détaillée d’événements historiques spécifiques. La cabale préférait
l’interprétation des processus cosmiques à celle des faits historiques
[400]. L'axe théosophique était compris comme le paradigme de cycles
cosmiques de sept millénaires - la shemitah - ou de quarante-neuf mille
ans - le yovel [401]. Chacune des sept sefirot inférieures était
considérée comme affectée à une shemitah [402], et de ce fait marquait
de ses caractéristiques propres à la fois la nature de la création et
le type de processus se déroulant dans cette période particulière. Un
bref examen de l'arène humaine convainquit la plupart des cabalistes
que la sefira présidant à notre cycle historique propre était celle de
la Gevurah - le strict jugement - évaluation pessimiste laissant peu
d’espace à un changement dramatique de la nature de la situation
humaine [403].
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