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The Book Bahir, An Edition Based on the Earliest
Manuscripts, by Daniel Abrams, with an introduction by Moshe Idel,
Cherub Press, Sources and Studies in the Literature of Jewish
Mysticism, Cherub Press, 9323 Venice Boulevard, Culver City,
Californie, 90232.
Un simple regard sur la table des matières de cet ouvrage
cartonné de 355 pages suffit pour avoir une première idée de la somme
de travail qu’il représente et de sa rigueur scientifique. Ce livre ne
constitue pas une édition critique du Bahir au sens ordinaire, ce qui à
soi seul suffirait pour le classer parmi les éléments indispensables
d’une bibliothèque d’études juives qui se respecte. Il contient non
seulement une telle édition, basée sur les plus anciens manuscrits,
mais il recèle tout ce dont un chercheur peut avoir besoin pour
enrichir, éclairer et faciliter ses investigations : une étude de
l’histoire de la rédaction et de la réception de ce premier écrit connu
de la cabale médiévale, dont la date précise de rédaction reste une
énigme, de l’histoire des versions imprimées et des travaux
scientifiques, des listes des témoins manuscrits, des commentaires qui
en ont été faits, des écrits cabalistiques qui citent et commentent le
Bahir, les passages inconnus que l’Auteur de cette édition a retrouvés
dans d’autres livres. Il comprend un fac-similé du plus ancien
manuscrit, qui a été copié en 1298 et qui est ici imprimé en face de
l’édition critique et lui correspond page par page, les passages du
Bahir tels qu’ils ont été imprimés dans l’édition princeps
du Zohar à Crémone en 1558, un fac-similé de l’édition princeps du
Bahir, imprimé à Amsterdam en 1651, enfin une bibliographie très ample
dont la précision va jusqu’à signaler les analyses occasionnelles de
passages du Bahir à l’époque moderne. Cette présentation succincte ne
donne cependant que de façon imparfaite l’impression d’ensemble qui se
dégage du travail d’édition phénoménal auquel s’est adonné Daniel
Abrams. Le texte principal, les notes, les mises en page synoptiques
des différentes versions qui permettent au lecteur de voir directement
l’évolution du texte lors de sa transmission, sont d’une lisibilité
irréprochable, ce qu’un papier de bonne qualité rehausse encore en
conférant à la consultation du livre un caractère agréable. L’Auteur
n’a négligé aucun détail et n’a pas ménagé sa peine pour offrir à la
recherche dans le domaine de l’histoire de la mystique juive, de la
transmission des textes hébreux au Moyen Âge et de leurs commentaires
un outil précieux qui est aussi l’un des plus beaux fleurons de
l’édition scientifique contemporaine de textes hébreux. Il représente
également un événement dans l’histoire interne des études
cabalistiques, puisque, paraissant cinquante après les Grands Courants
de la mystique juive de Gershom Scholem, qui fraya la voie à l’étude
savante dans ce domaine, il est le fruit le plus abouti du travail de
recherche sur le premier écrit qui contient l’ensemble de la doctrine
ésotérique juive qui sera désignée par le mot « cabale » (de qabbalah,
tradition). Rappelons que Gershom Scholem avait publié en Allemagne une
traduction annotée du Bahir (1923) dont il n’a jamais édité le texte
hébreu du manuscrit de Munich qu’il avait pris pour base, bien qu’il
n’ait pas cessé d’enrichir l’étude du Bahir par divers articles et par
le chapitre qu’il consacra à ce livre fondamental de l’histoire de la
mystique juive dans Les Origines de la Kabbale (ouvrage publié pour la
première fois en français dans la collection « Pardés » fondée et
dirigée par Georges Vajda chez Aubier-Montaigne, Paris, 1966). Il a
donc fallu attendre soixante-dix ans pour que le travail pionnier du
jeune Scholem sur le Bahir soit complété et parachevé par un jeune
chercheur américain, qui travaillant à l’institut israélien des
microfilms ainsi qu’à la bibliothèque de l’université hébraïque qui
porte le nom de Scholem, a pu tirer le meilleur parti de l’immense
réserve de microfilms et de livres anciens qui s’est constituée au fil
des années.
Au fil de la lecture, l’impression se dégage peu à peu que le Bahir
constitue non pas un livre mais un corpus ouvert dont l’évolution est
rendue perceptible de visu par la méthode d’édition choisie par
l’Auteur, qui met à la disposition du lecteur toutes les ressources
nécessaires à une meilleure intelligence du texte mais aussi de son
mouvement à travers les générations et les diverses écoles de
cabalistes qui l’ont reçu et transmis tout en participant activement à
sa réélaboration et à son amplification.
Daniel Abrams explique longuement la méthode qu’il a suivie pour
établir son édition critique, compte tenu de la nature du texte très
particulier auquel nous avons affaire. Il nous rappelle d’abord les
principales hypothèses que Gershom Scholem a émises quant à l’origine
et à la nature du Bahir et leurs évolutions tout au long de sa vie. Il
montre d’une part que la présence du mot « le plein » (= ha-malé אלמה)
dans le Bahir ne constitue pas une traduction du grec pléroma et n’est
en rien une preuve de l’origine gnostique de l’ouvrage. D’autre part il
démontre de façon très convaincante que le livre intitulé par un auteur
mystique achkénaze Sod ha-Gadol et qui comprend des fragments
semblables à certains passages du Bahir ne peut d’aucune façon être
identifié au Sefer Raza Rabba qui appartient à la littérature magique
de la fin de l’Antiquité. Le Bahir a été rédigé non pas en Orient,
comme le pensait d’abord Scholem, mais en pays achkénaze, et il a été
ensuite remanié par les premiers cabalistes de Provence qui lui ont
donné la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. L’Auteur présente
le status quaestinonis des relations des premiers cabalistes avec le
Bahir dans la recherche contemporaine, et fournit au lecteur un
panorama quasi exhaustif des travaux qui ont été entrepris dans ce
domaine. En particulier, il rappelle l’hypothèse formulée par Elliot
Wolfson selon laquelle certaines parties du Bahir puisent à une source
judéo-chrétienne ancienne et réélaborent des concepts comme ceux de
l’arbre cosmique, du juste, du messie, dans une intention polémique.
Ensuite D. Abrams aborde le problème général de l’édition de textes
hébreux anciens et médiévaux, ce qui témoigne d’un effort de réflexion
théorique remarquable sur la nature de cette entreprise, ses
difficultés méthodologiques, ses limites et ses résultats. Enfin il
expose les raisons qui l’ont conduit à choisir parmi la centaine de
manuscrits du Bahir qu’il a consultés, et dont il procure la liste
exhaustive, deux manuscrits complets du XIIIe siècle, le Ms. Munich 209
et le Ms. Vatican 110 (qui a été copié en fait au XIVe siècle à partir
d’une source plus ancienne clairement spécifiée par le copiste). Ces
Ms. sont les plus anciens et les mieux conservés dans leur intégralité.
L’Auteur accorde néanmoins au Ms. de Munich une place privilégiée
puisqu’il sert de base à son édition et qu’un fac-simile est reproduit
au regard de la transcription typographique. Notons au passage
l’exploit éditorial qui a consisté à faire coïncider face à face et
avec la plus grande exactitude une photographie du manuscrit et sa
transcription. Celle-ci est découpée selon la partition adoptée
par Scholem dans sa traduction. Elle est accompagnée d’un double jeu de
notes : le premier relève les remarques marginales et les corrections
des copistes et réviseurs médiévaux, le second indique toutes les
variantes du manuscrit du Vatican. A la suite de ce qui constitue le
corps principal de l’ouvrage, Daniel Abrams édite la transcription d’un
certain nombre de paragraphes du texte de ces deux manuscrits en
colonnes parallèles, ce qui facilite grandement leur étude comparée.
Avant l’édition proprement dite, le lecteur avait été gratifié de tout
ce que l’Auteur a pu rassembler en fait de couches littéraires
anciennes du Bahir, extraites de citations du Sod ha-Gadol par R. Moïse
ben Eléazar ha-Darchan dans son commentaire sur le Livre du Chiour
Qomah, de traditions orales mentionnées dans différents manuscrits, de
divers témoins d’une édition ancienne tirés du commentaire sur la Torah
par R. Ephraïm bar Chimchon, du commentaire sur la prière de R.
Yehoudah ben Yaqar, d’un livre de R. Menahem Tsiouni, du Otsar ha-Kavod
de R. Todros Aboulafia, ainsi que de divers manuscrits et de divers
auteurs comme R. Hillel de Vérone. En outre, D. Abrams rapporte aussi
des citations du Bahir qui ne se trouvent pas dans le Ms. de Munich ni
dans d’autres sources et qu’il a retrouvées dans des écrits
cabalistiques dont la plus grande partie dans des manuscrits. D’un
grand intérêt historique et bibliographique est le chapitre intitulé «
Traductions, commentaires et la réception du Bahir » (p. 55-104) où
sont énumérées les traductions et les commentaires qui ont été
faits du Bahir dans toutes les langues et à toutes les époques,
provenant des imprimés et des manuscrits. Ces listes sont présentées
avec beaucoup de soin et elles sont accompagnées d’une notice critique
et scientifique faisant état, entre autre chose, des travaux récents
qui analysent ces commentaires ou ces traductions. La dernière partie
de ce chapitre comprend une liste d’un nombre important d’ouvrages
cabalistiques qui citent le Bahir et témoignent de sa réception. Outre
le titre du livre, ses références éditoriales ou sa situation dans les
bibliothèques s’il s’agit d’un manuscrit, D. Abrams indique les
passages de l’oeuvre où le Bahir et cité et souvent des extraits de ces
citations et les formules d’introduction qui les précèdent sont
rapportées, ce qui permet une investigation approfondie couvrant une
partie importante de la littérature cabalistique relative à la façon
dont il a été reçu suivant les générations de cabalistes, les écoles et
les auteurs. Cette exploration d’une partie significative de la
littérature cabalistique, bien qu’elle ne puisse évidemment viser
l’exhaustivité, est suffisamment ample, rigoureusement documentée et
diversifiée pour rendre possible une approche globale de l’histoire de
la réception non seulement du Bahir comme un tout, mais de chacun de
ses paragraphes en particulier. A cet égard, les références indiquées
jadis par Scholem dans sa traduction allemande, sont toutes reprises et
considérablement augmentées. Notons que les passages du Bahir cités
dans le Zohar ont été relevés d’après les remarques marginales que
Scholem a insérées dans son exemplaire personnel de ce dernier ouvrage,
qui a été reproduit récemment en fac-similé (Magnés, Jérusalem, 1992).
Ces remarques sont cependant incomplètes (il faudrait ajouter par
exemple pour la première partie du Zohar les fol. 211a pour Bahir § 95,
247a pour Bahir § 82). Les citations du Bahir dans les écrits hébreux
de Moïse de Léon ne sont pas relevées.
A la suite de l’édition critique des manuscrits de Munich et du Vatican
évoquée plus haut, Daniel Abrams édite un fac-similé des fragments du
Bahir édités dans le Zohar publié à Crémone en 1558 (bien avant
l’édition princeps du Bahir), après quoi il passe en revue les autres
éditions imprimées du Zohar qui comportent des paragraphes du Bahir,
puis il présente une bibliographie critique et historique des éditions
imprimées de cet ouvrage, qui est suivie d’une reproduction intégrale
en fac-similé de l’édition princeps, publiée à Amsterdam en 1651. Après
quoi l’Auteur extrait et réédite tous les passages du Bahir cités dans
deux anthologies cabalistiques tardives, le Yalqout Réoubéni et le
Midrach Talpiyot, qui les ont puisés dans divers manuscrits. Enfin une
volumineuse bibliographie recense tous les travaux ayant trait au
Bahir, et les pages où cet ouvrage est cité sont soigneusement
répertoriées. Un tableau de correspondance entre le découpage de
l’édition de Scholem (adopté pour la présente édition) et celui de
l’édition plus populaire de Réuben Margaliot permet de passer aisément
de l’une à l’autre. Un index des citations de tous les passages du
Bahir qui apparaissent dans la version anglaise du livre de G. Scholem
sur les origines de la cabale (The Origins of Kabbalah) et que l’Auteur
nous procure, est également un précieux instrument entre les mains de
quiconque souhaite entreprendre une étude systématique en ce domaine.
Un index des citations bibliques dans le Bahir et une liste des
manuscrits cités par D. Abrams dans son ouvrage closent la partie en
hébreu. Celle-ci est suivie (ou précédée selon le sens de la lecture),
d’un résumé en anglais. On eût souhaité que l’Auteur insère deux index
utiles, qui font hélas défaut : un index des citations ou des
réélaborations de textes rabbiniques dans le Bahir et un index
thématique. Mais face à l’immensité du travail accompli qui témoigne
d’une rare expertise dans l’étude des manuscrits médiévaux et de
l’édition imprimée, d’une connaissance approfondie de la circulation
des textes et des traditions orales dans les cercles des mystiques
achkénazes et des cabalistes espagnols, d’une maîtrise parfaite de la
mise en page, on ne saurait adresser de reproche à la science
éditoriale de l’Auteur qui offre à la recherche dans le domaine des
origines de la cabale un outil inespéré d’une qualité inégalée encore
dans ce champ d’étude. Même une critique formulée contre le fait que
l’Auteur suit le découpage des paragraphes de la traduction de Scholem
au lieu de se contenter de reproduire la forme du texte du manuscrit ne
me paraît pas pertinente dans la mesure où il édite face à sa
transcription un fac-similé du texte source, ce qui permet au lecteur
d’avoir constamment sous les yeux le texte continu du manuscrit. Dans
l’introduction que Moché Idel a rédigée pour cet ouvrage (p. 1 à 6) où
il traite de la place des conceptions et des grands thèmes du Bahir
chez les premiers cabalistes, les tout premiers fruits du travail
colossal de Daniel Abrams apparaissent déjà et permettent d’espérer une
riche moisson pour les années à venir.
Charles Mopsik 08 02 1996
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