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Paru dans Etudes Augustiennes 42/ p. 204-206 en 1996. Mis en ligne sur le site Jec, 1997. Réédité dans "Chemins de la cabale" Charles Mopsik, l'Eclat, 2004.




THE BOOK BAHIR AND EDITION BASED ON THE EARLIEST MANUSCRIPTS BY DANIEL ABRAMS


Compte rendu par Charles Mopsik

 



The Book Bahir, An Edition Based on the Earliest Manuscripts, by Daniel Abrams, with an introduction by Moshe Idel, Cherub Press, Sources and Studies in the Literature of Jewish Mysticism, Cherub Press, 9323 Venice Boulevard, Culver City, Californie, 90232.

Un simple regard sur la table des matières de cet ouvrage cartonné de 355 pages suffit pour avoir une première idée de la somme de travail qu’il représente et de sa rigueur scientifique. Ce livre ne constitue pas une édition critique du Bahir au sens ordinaire, ce qui à soi seul suffirait pour le classer parmi les éléments indispensables d’une bibliothèque d’études juives qui se respecte. Il contient non seulement une telle édition, basée sur les plus anciens manuscrits, mais il recèle tout ce dont un chercheur peut avoir besoin pour enrichir, éclairer et faciliter ses investigations : une étude de l’histoire de la rédaction et de la réception de ce premier écrit connu de la cabale médiévale, dont la date précise de rédaction reste une énigme, de l’histoire des versions imprimées et des travaux scientifiques, des listes des témoins manuscrits, des commentaires qui en ont été faits, des écrits cabalistiques qui citent et commentent le Bahir, les passages inconnus que l’Auteur de cette édition a retrouvés dans d’autres livres. Il comprend un fac-similé du plus ancien manuscrit, qui a été copié en 1298 et qui est ici imprimé en face de l’édition critique et lui correspond page par page, les passages du Bahir tels qu’ils ont été imprimés dans l’édition princeps du Zohar à Crémone en 1558, un fac-similé de l’édition princeps du Bahir, imprimé à Amsterdam en 1651, enfin une bibliographie très ample dont la précision va jusqu’à signaler les analyses occasionnelles de passages du Bahir à l’époque moderne. Cette présentation succincte ne donne cependant que de façon imparfaite l’impression d’ensemble qui se dégage du travail d’édition phénoménal auquel s’est adonné Daniel Abrams. Le texte principal, les notes, les mises en page synoptiques des différentes versions qui permettent au lecteur de voir directement l’évolution du texte lors de sa transmission, sont d’une lisibilité irréprochable, ce qu’un papier de bonne qualité rehausse encore en conférant à la consultation du livre un caractère agréable. L’Auteur n’a négligé aucun détail et n’a pas ménagé sa peine pour offrir à la recherche dans le domaine de l’histoire de la mystique juive, de la transmission des textes hébreux au Moyen Âge et de leurs commentaires un outil précieux qui est aussi l’un des plus beaux fleurons de l’édition scientifique contemporaine de textes hébreux. Il représente également un événement dans l’histoire interne des études cabalistiques, puisque, paraissant cinquante après les Grands Courants de la mystique juive de Gershom Scholem, qui fraya la voie à l’étude savante dans ce domaine, il est le fruit le plus abouti du travail de recherche sur le premier écrit qui contient l’ensemble de la doctrine ésotérique juive qui sera désignée par le mot « cabale » (de qabbalah, tradition). Rappelons que Gershom Scholem avait publié en Allemagne une traduction annotée du Bahir (1923) dont il n’a jamais édité le texte hébreu du manuscrit de Munich qu’il avait pris pour base, bien qu’il n’ait pas cessé d’enrichir l’étude du Bahir par divers articles et par le chapitre qu’il consacra à ce livre fondamental de l’histoire de la mystique juive dans Les Origines de la Kabbale (ouvrage publié pour la première fois en français dans la collection « Pardés » fondée et dirigée par Georges Vajda chez Aubier-Montaigne, Paris, 1966). Il a donc fallu attendre soixante-dix ans pour que le travail pionnier du jeune Scholem sur le Bahir soit complété et parachevé par un jeune chercheur américain, qui travaillant à l’institut israélien des microfilms ainsi qu’à la bibliothèque de l’université hébraïque qui porte le nom de Scholem, a pu tirer le meilleur parti de l’immense réserve de microfilms et de livres anciens qui s’est constituée au fil des années.
Au fil de la lecture, l’impression se dégage peu à peu que le Bahir constitue non pas un livre mais un corpus ouvert dont l’évolution est rendue perceptible de visu par la méthode d’édition choisie par l’Auteur, qui met à la disposition du lecteur toutes les ressources nécessaires à une meilleure intelligence du texte mais aussi de son mouvement à travers les générations et les diverses écoles de cabalistes qui l’ont reçu et transmis tout en participant activement à sa réélaboration et à son amplification.
Daniel Abrams explique longuement la méthode qu’il a suivie pour établir son édition critique, compte tenu de la nature du texte très particulier auquel nous avons affaire. Il nous rappelle d’abord les principales hypothèses que Gershom Scholem a émises quant à l’origine et à la nature du Bahir et leurs évolutions tout au long de sa vie. Il montre d’une part que la présence du mot « le plein » (= ha-malé אלמה) dans le Bahir ne constitue pas une traduction du grec pléroma et n’est en rien une preuve de l’origine gnostique de l’ouvrage. D’autre part il démontre de façon très convaincante que le livre intitulé par un auteur mystique achkénaze Sod ha-Gadol et qui comprend des fragments semblables à certains passages du Bahir ne peut d’aucune façon être identifié au Sefer Raza Rabba qui appartient à la littérature magique de la fin de l’Antiquité. Le Bahir a été rédigé non pas en Orient, comme le pensait d’abord Scholem, mais en pays achkénaze, et il a été ensuite remanié par les premiers cabalistes de Provence qui lui ont donné la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. L’Auteur présente le status quaestinonis des relations des premiers cabalistes avec le Bahir dans la recherche contemporaine, et fournit au lecteur un panorama quasi exhaustif des travaux qui ont été entrepris dans ce domaine. En particulier, il rappelle l’hypothèse formulée par Elliot Wolfson selon laquelle certaines parties du Bahir puisent à une source judéo-chrétienne ancienne et réélaborent des concepts comme ceux de l’arbre cosmique, du juste, du messie, dans une intention polémique. Ensuite D. Abrams aborde le problème général de l’édition de textes hébreux anciens et médiévaux, ce qui témoigne d’un effort de réflexion théorique remarquable sur la nature de cette entreprise, ses difficultés méthodologiques, ses limites et ses résultats. Enfin il expose les raisons qui l’ont conduit à choisir parmi la centaine de manuscrits du Bahir qu’il a consultés, et dont il procure la liste exhaustive, deux manuscrits complets du XIIIe siècle, le Ms. Munich 209 et le Ms. Vatican 110 (qui a été copié en fait au XIVe siècle à partir d’une source plus ancienne clairement spécifiée par le copiste). Ces Ms. sont les plus anciens et les mieux conservés dans leur intégralité. L’Auteur accorde néanmoins au Ms. de Munich une place privilégiée puisqu’il sert de base à son édition et qu’un fac-simile est reproduit au regard de la transcription typographique. Notons au passage l’exploit éditorial qui a consisté à faire coïncider face à face et avec la plus grande exactitude une photographie du manuscrit et sa transcription. Celle-ci est  découpée selon la partition adoptée par Scholem dans sa traduction. Elle est accompagnée d’un double jeu de notes : le premier relève les remarques marginales et les corrections des copistes et réviseurs médiévaux, le second indique toutes les variantes du manuscrit du Vatican. A la suite de ce qui constitue le corps principal de l’ouvrage, Daniel Abrams édite la transcription d’un certain nombre de paragraphes du texte de ces deux manuscrits en colonnes parallèles, ce qui facilite grandement leur étude comparée. Avant l’édition proprement dite, le lecteur avait été gratifié de tout ce que l’Auteur a pu rassembler en fait de couches littéraires anciennes du Bahir, extraites de citations du Sod ha-Gadol par R. Moïse ben Eléazar ha-Darchan dans son commentaire sur le Livre du Chiour Qomah, de traditions orales mentionnées dans différents manuscrits, de divers témoins d’une édition ancienne tirés du commentaire sur la Torah par R. Ephraïm bar Chimchon, du commentaire sur la prière de R. Yehoudah ben Yaqar, d’un livre de R. Menahem Tsiouni, du Otsar ha-Kavod de R. Todros Aboulafia, ainsi que de divers manuscrits et de divers auteurs comme R. Hillel de Vérone. En outre, D. Abrams rapporte aussi des citations du Bahir qui ne se trouvent pas dans le Ms. de Munich ni dans d’autres sources et qu’il a retrouvées dans des écrits cabalistiques dont la plus grande partie dans des manuscrits. D’un grand intérêt historique et bibliographique est le chapitre intitulé « Traductions, commentaires et la réception du Bahir » (p. 55-104) où sont énumérées les traductions  et les commentaires qui ont été faits du Bahir dans toutes les langues et à toutes les époques, provenant des imprimés et des manuscrits. Ces listes sont présentées avec beaucoup de soin et elles sont accompagnées d’une notice critique et scientifique faisant état, entre autre chose, des travaux récents qui analysent ces commentaires ou ces traductions. La dernière partie de ce chapitre comprend une liste d’un nombre important d’ouvrages cabalistiques qui citent le Bahir et témoignent de sa réception. Outre le titre du livre, ses références éditoriales ou sa situation dans les bibliothèques s’il s’agit d’un manuscrit, D. Abrams indique les passages de l’oeuvre où le Bahir et cité et souvent des extraits de ces citations et les formules d’introduction qui les précèdent sont rapportées, ce qui permet une investigation approfondie couvrant une partie importante de la littérature cabalistique relative à la façon dont il a été reçu suivant les générations de cabalistes, les écoles et les auteurs. Cette exploration d’une partie significative de la littérature cabalistique, bien qu’elle ne puisse évidemment viser l’exhaustivité, est suffisamment ample, rigoureusement documentée et diversifiée pour rendre possible une approche globale de l’histoire de la réception non seulement du Bahir comme un tout, mais de chacun de ses paragraphes en particulier. A cet égard, les références indiquées jadis par Scholem dans sa traduction allemande, sont toutes reprises et considérablement augmentées. Notons que les passages du Bahir cités dans le Zohar ont été relevés d’après les remarques marginales que Scholem a insérées dans son exemplaire personnel de ce dernier ouvrage, qui a été reproduit récemment en fac-similé (Magnés, Jérusalem, 1992). Ces remarques sont cependant incomplètes (il faudrait ajouter par exemple pour la première partie du Zohar les fol. 211a pour Bahir § 95, 247a pour Bahir § 82). Les citations du Bahir dans les écrits hébreux de Moïse de  Léon ne sont pas relevées.
A la suite de l’édition critique des manuscrits de Munich et du Vatican évoquée plus haut, Daniel Abrams édite un fac-similé des fragments du Bahir édités dans le Zohar publié à Crémone en 1558 (bien avant l’édition princeps du Bahir), après quoi il passe en revue les autres éditions imprimées du Zohar qui comportent des paragraphes du Bahir, puis il présente une bibliographie critique et historique des éditions imprimées de cet ouvrage, qui est suivie d’une reproduction intégrale en fac-similé de l’édition princeps, publiée à Amsterdam en 1651. Après quoi l’Auteur extrait et réédite tous les passages du Bahir cités dans deux anthologies cabalistiques tardives, le Yalqout Réoubéni et le Midrach Talpiyot, qui les ont puisés dans divers manuscrits. Enfin une volumineuse bibliographie recense tous les travaux ayant trait au Bahir, et les pages où cet ouvrage est cité sont soigneusement répertoriées. Un tableau de correspondance entre le découpage de l’édition de Scholem (adopté pour la présente édition) et celui de l’édition plus populaire de Réuben Margaliot permet de passer aisément de l’une à l’autre. Un index des citations de tous les passages du Bahir qui apparaissent dans la version anglaise du livre de G. Scholem sur les origines de la cabale (The Origins of Kabbalah) et que l’Auteur nous procure, est également un précieux instrument entre les mains de quiconque souhaite entreprendre une étude systématique en ce domaine. Un index des citations bibliques dans le Bahir et une liste des manuscrits cités par D. Abrams dans son ouvrage closent la partie en hébreu. Celle-ci est suivie (ou précédée selon le sens de la lecture), d’un résumé en anglais. On eût souhaité que l’Auteur insère deux index utiles, qui font hélas défaut : un index des citations ou des réélaborations de textes rabbiniques dans le Bahir et un index thématique. Mais face à l’immensité du travail accompli qui témoigne d’une rare expertise dans l’étude des manuscrits médiévaux et de l’édition imprimée, d’une connaissance approfondie de la circulation des textes et des traditions orales dans les cercles des mystiques achkénazes et des cabalistes espagnols, d’une maîtrise parfaite de la mise en page, on ne saurait adresser de reproche à la science éditoriale de l’Auteur qui offre à la recherche dans le domaine des origines de la cabale un outil inespéré d’une qualité inégalée encore dans ce champ d’étude. Même une critique formulée contre le fait que l’Auteur suit le découpage des paragraphes de la traduction de Scholem au lieu de se contenter de reproduire la forme du texte du manuscrit ne me paraît pas pertinente dans la mesure où il édite face à sa transcription un fac-similé du texte source, ce qui permet au lecteur d’avoir constamment sous les yeux le texte continu du manuscrit. Dans l’introduction que Moché Idel a rédigée pour cet ouvrage (p. 1 à 6) où il traite de la place des conceptions et des grands thèmes du Bahir chez les premiers cabalistes, les tout premiers fruits du travail colossal de Daniel Abrams apparaissent déjà et permettent d’espérer une riche moisson pour les années à venir.

Charles Mopsik 08 02 1996



 
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