|
SALOMON MALKA – En ouvrant ce gros livre de 700 pages qui n'est qu'un
premier tome, vous annoncez quatre volumes suivants – on a envie
d'abord de saluer votre courage et de vous demander aussi : Comme
fait-on pour s'attaquer à une tâche aussi ardue ? Qu'est-ce qui vous a
attiré dans ce travail ?
CHARLES MOPSIK – J'ai été, je crois le sujet de cette traduction. C'est
plutôt la traduction qui m'a attiré vers elle que l'inverse. Il s'est
passé entre ce livre et moi – il y a déjà six ans – une espèce de
détonation, de fulgurance. C'est comme si en commençant à le lire, il y
a pas mal d'année, m'a été prescrite la tâche de le traduire. Il s'est
agit d'une sorte d'exigence intérieure à laquelle je n'ai pas pu
me soustraire. Et je n'aurai de cesse jusqu'à ce que ce livre soit
traduit en totalité.
SALOMON MALKA – Cinq volumes, c'est l'œuvre d'une vie ?
CHARLES MOPSIK – J'espère que non. Il y a tellement d'autres choses à
faire. Disons que c'est une œuvre vitale plutôt que l'œuvre d'une vie.
Je me suis senti si vous voulez l'élu, le choisi malgré moi. C'est un
travail extrêmement difficile, esseulant. Mais encore une fois, j'ai
entendu ce travail comme une prescription et je serai bien en peine de
dire qui me l'a prescrit. Mais c'est ainsi. C'est véritablement un coup
de foudre pour ce texte, au sens où on a d'abord l'éclair et longtemps
après on entend le tonnerre. Peut-être qu'au bout, j'entendrai le
tonnerre qui m'expliquera pourquoi cela a été entrepris et ci cela
répond aux exigences du siècle. Mais pour l'instant, c'est la
fulgurance de l'éclair qui en même temps remplit de lumière tout le
paysage et en même temps éblouit les yeux et aveugle, empêche de voir
autre chose.
SALOMON MALKA – Vous dîtes, dans votre texte de présentation que le
Zohar est un livre "immaitrisable". Qu'entendez-vous par-là ?
CHARLES MOPSIK – Je crois que c'est le propre de tous les livres de
base, les livres de la Tradition. La Bible évidemment, le Talmud, le
Zohar… Je crois que c'est cela même qui fait que ce sont des livres de
la Tradition, c'est à dire qu'on ne peut pas en faire le tour. Une
thèse, même très savante, très érudite, ne peut pas en délivrer la
totalité des sens. Il reste toujours un surcroit, un surplus de sens
dans le texte, qui est à chaque fois dévoilé par des lectures à telle
ou telle époque. Mais dans son fond, il y a un excès dans la lettre du
texte par rapport à la lecture qu'on en fait. C'est ce que je veux dire
en écrivant qu'il est "immaitrisable". Même après l'étude systématique
du livre, même après une traduction, un commentaire, il restera
toujours dans le texte de quoi apporter du neuf, de l'inédit.
SALOMON MALKA – Je dois dire que votre traduction est si belle qu'on a
parfois le sentiment que c'est une re-création, que c'est votre propre
lecture du Zohar…
CHARLES MOPSIK – Je serais d'accord avec vous s'il n'y avait pas le
risque dans cette formulation d'entendre que j'ai traduit n'importe
comment, que j'ai livré ce texte à mon arbitraire et qu'il en sort ce
qu'on appelle une traduction libre. En fait, je tiens à dire et à
redire – et je suis prêt à m'en expliquer devant mes juges – que j'ai
essayé d'être le plus littéral possible, c'est à dire que je n'ai pas
cherché à forcer le texte.
SALOMON MALKA – C'est vrai qu'en même temps aussi il y a une proximité
au texte dans son souffle poétique. Quand vous traduisez l'expression
"Atik Yomim" par "Ancien des jours", c'est tout à fait cela.
CHARLES MOPSIK – Avec l'exemple que vous donnez, je vais essayer de
décrire un peu ce qui se passe. Vous faites allusion à l'expression
"Atik Yomim" qui se trouve dans "Daniel" et qui est traduite
généralement par "vieillard chargé de jours". Grâce à une analyse de
Rabbi Menahem de Lanzano, au lieu de traduire "Atik" par "Ancien", j'ai
traduit ailleurs par "Le Passeur de jours" en référence avec un des
sens du mot qui signifie "transporter", "traverser" (comme dans
"Haatek" : transcrire). Ce qui permet de penser cette expression dans
son contexte autrement que comme indiquant simplement une antériorité
temporelle. Avec la traduction de "Passeur des jours", on a l'idée
d'une traversée des jours. Non pas l'idée d'une éternité ou d'une
transcendance mais beaucoup plus profondément l'idée d'un passage. Cest
pour vous donner un exemple de ce que l'application à la lettre du mot
peut résonner dans des horizons inattendus, incongrus. Le neuf apparaît
quand on frotte l'ancien jusqu'à faire "saigner" le texte.
SALOMON MALKA – Vous évoquez dans votre introduction les deux thèses
qui s'affrontent sur le problème de l'identification de l'auteur du
Zohar. Celle de Moïse de Léon qui vivait en Castille à la fin du XIII°
siècle et celle de Rabbi Simon Bar Yohaï. Entre ces deux positions,
vous ne tranchez pas ?
CHARLES MOSPIK – Je crois qu'au contraire, je tranche mais pas entre
ces deux positions. S'il faut trancher dans ce débat, c'est trancher le
débat lui-même, c'est à dire lui couper les ailes. On court en effet un
risque qui n'en est pas un, un risque illusoire. Si on dit que c'est
Rabbi Simon Bar Yohaï qui a écrit le Zohar comme le veut la tradition
orthodoxe, on est rejeté dans les caves de l'obscurantisme et du
fondamentalisme. Si on dit que c'est Moïse de Léon qui l'a écrit comme
le prétendent les spécialistes et les historiens, on est voué plus ou
moins à être un hérétique par rapport à cette tradition puisqu'on admet
une modernité du texte. Dans un cas comme dans l'autre, on n'aura rien
gagné. On court un risque sans fruits. Donc, trancher dans ce qui a
fait l'objet de polémiques très dures, c'est courir un risque qui n'est
pas fécond. Mais pour ne pas éluder la question, je crois qu'on peut
dire – ce que personne ne peut nier – que le Zohar n'est de toute façon
pas un livre qu'on a inventé. Cela n'a aucun rapport avec la structure
d'un romain. Le Zohar éclot dans un monde où écrire est une affaire
extrêmement importante. Il faut se reporter aux conditions de l'époque.
On écrit sur des parchemins qui coûtent très chers. Il n'y a pas
d'imprimeur ni d'éditeur. On n'écrit pas pour des questions d'humeur.
L'écriture est vraiment une affaire de sainteté qui engage toute la
tradition. Donc ce livre, quelque que soit l'époque où il a été écrit,
est d'une manière ou une autre, l'œuvre de la Tradition la plus
ancienne. Si vous voulez, le plus grand défaut de l'érudition en
matière de vie juive, c'est qu'on essaie à chaque fois de ramener de
l'inédit, de l'inconnu à du déjà connu. Et par un travail de récurrence
sans fin, on se livre à ce qu'on appelle un travail d'"identification".
On réduit les différences, on réduit le neuf. C'est une réduction dans
l'histoire des idées qui est d'une stérilité implacable. Car au bout du
compte, ce qu'on gagne, c'est une nomenclature et des chronologies. Ce
n'est même pas une véritable connaissance de l'histoire. C'est une
historiographie. Une véritable connaissance de l'histoire du Zohar
exigerait une méthode totalement différente, plus proprement
philosophique et moins simplement philologique ou historiographique. Je
n'ai rien contre les historiens, mais livrés à eux des textes de pensée
deviennent d'une pâleur insipide. L'histoire est le texte où s'inscrit
les traces du passage du "penser". On peut suivre la trace de ce
"penser", s'y recueillir et non plus regarder de l'extérieur comme avec
une loupe. Peut-être faudrait-il un jour commencer à écrire des livres
d'histoire juive. Pas des livres qui raconteraient les vicissitudes
d'une existentialité qui est morte mais qui raconteraient l'aventure
d'un désir – qu'on pourrait appeler désir messianique – et qui est le
propre de l'histoire juive.
SALOMON MALKA – Au fond une histoire sainte ?
CHARLES MOPSIK – Si on entend par saint ce qui est fait avec le nom divin, avec le tétragramme.
SALOMON MALKA – Je dois avouer que je n'ai jamais approché le Zohar
dans le texte. J'en ai fait la découverte avec vous. Et il y a quelque
chose qui me frappe. Les commentaires se font souvent en marchant, ils
ponctuent la marche et le texte le signale. Cet homme sur son âne qui
suit Rabbi Eléazar et Rabbi Akiba et qui leur dit : " Ne demandez
pas qui je suis, marchons ensemble et employons-nous à étudier la
Torah. Chacun énoncera des paroles de sagesse pour éclairer le chemin."
Comme s'il y avait là la volonté de recouvrir l'espace par le texte ?
CHARLES MOPSIK – Vous me donnez l'occasion d'illustrer ce que nous
venons de dire sur l'histoire et la manière de penser l'histoire des
textes hébraïques. Dans un livre paru récemment chez Hachette " Les
juifs à la fin du Moyen Âge" de Maurice Kriegel, l'auteur évoque
l'atmosphère du Zohar et dit : Voilà une manière d'imiter ce qui se
passait chez les Franciscains. Il y a une espèce de pastorale, cela se
passe dans les champs, on marche etc.… Voilà ce que j'appelle
proprement et très précisément une réduction de l'histoire en ce
qu'elle est histoire, c'est à dire trace de la vie des hommes et pas
simplement registre muet de ce que le temps a aboli. Ce à quoi vous
faites allusion est extrêmement important parce que c'est ce qui fait
l'originalité propre de la Cabale par rapport au Talmud par exemple. Un
texte du "Tikouné ha-Zohar" contient un commentaire sur une phrase du
Deutéronome (22:10) : " Quand tu rencontreras un nid d'oiseaux, tu
renverras la mère et tu garderas les petits". La mère, c'est évidemment
la Chekhina. Et le renvoi de la mère désigne la destruction du Temple.
La dispersion. L'exil. La Chekhina en exil va errant comme un oiseau
erre de toit en toit. Et le Tikouné ha-Zohar ajoute : " Puisque la
Chekhina est en exil, il faut errer avec elle. On ne peut pas
construire en dur mais accompagner la Chekhina dans son errance. D'où
le thème de la marche dans le texte. D'où le thème aussi des auberges.
Très souvent dans le Zohar, les rabbis se rencontrent dans les
auberges. Parce que c'est là que la Chekhina se trouve. Et c'est un
"là" qui est décalé par rapport à des racines, par rapport à un
enracinement. Réduire cela à des influences de la pastorale des
Franciscains ne me paraît pas très enrichissant. Il y a en même temps
une référence historique mais on perd le sens, la signification.
SALOMON MALKA – Quelle vous paraît être pour finir, l'actualité du Zohar ? En quoi ce texte vous parle aujourd'hui ?
CHARLES MOPSIK – C'est un texte qui parle justement et il faut le lire
pour s'en apercevoir. Voilà un texte qui, bien qu'écrit il y a
longtemps – ne cherchons pas à savoir quand, peu importe – enrichi
d'une centaine de commentaires abondants, traduit en français, j'espère
pas trop mal – arrive à parler. Qu'un texte puisse parler, c'est déjà
assez rare. On n'attend plus d'une parole aujourd'hui que d'être
l'expression de quelqu'un, d'une idéologie, d'un système, d'une vie.
Mais là, au lieu d'être l'expression de quelque chose derrière elle, la
parole parle elle-même. Il faut d'abord s'en étonner. Ne pas chercher à
savoir de quoi elle parle, mais la laisser parler sans l'interrompre.
Je crois que l'actualité du Zohar, on peut le dire de cette manière,
c'est un livre qui rend actuelle la parole. Je ne dis pas la
discussion, le bavardage, la causerie, mais la parole dans sa Noblesse.
Au minimum, c'est un livre qui rend à la parole une éminence qu'elle a
à peu près perdue. Je crois qu'il ne faut pas chercher dans le Zohar
une doctrine systématique mais plutôt il faut y voir ce qui va, je
crois, doucement réconcilier les juifs avec leurs livres. Je dirais
particulièrement, pour replacer les choses dans leur contexte : que les
juifs français puissent lire des livres de la tradition hébraïque et
araméenne en français c'est à dire dans leur langue, c'est peut-être ce
qui va rendre plus signifiant, moins contingent le fait d'être juifs et
français. Maintenir les livres de la tradition en réserve, en attente
dans la langue hébraïque sans aucune incursion dans la langue
française, c'est faire en sorte qu'au bout d'un certain temps, les
juifs français s'en éloignent et les considèrent comme illisibles. Pas
seulement parce qu'ils sont écrits en hébreu dans le texte, mais parce
qu'ils baignent dans un paysage linguistique extrêmement lointain. Le
fait de rapprocher le français de l'hébreu et l'hébreu du français
rapproche par le même mouvement les juifs de leur histoire présente.
|
|