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Interview – Propos recueillis par Antoine Mercier, paru dans Actualité juive, n°340 du 20 05 1993


L'encadré : "Avec la guerre du Golfe est apparue la notion de nouvel ordre international. Les nations, au premier rang desquelles les pays les plus développés, s'efforcent de mettre en place une organisation des nations qui soit régie par le droit international. Cette tentative se heurte toutefois à de nombreux obstacles au point qu'à peine esquissé, ce nouvel ordre semble déjà menacé. C'est autour de ces thèmes que nous avons interrogé Charles Mopsik qui enseigne à l'Alliance israélite universelle et qui dirige aux éditions Verdier, la collection "Les Dix Paroles". Son dernier ouvrage intitulé "Les grands textes de la cabale, les rites qui font Dieu" vient de paraître.


 QUEL FONDEMENT POUR LE DROIT INTERNATIONAL ?

 





 
ACTUALITE JUIVE – Quel est le phénomène qui vous paraît le plus frappant dans l'actualité internationale ?

CHARLES MOPSIK – C'est sans doute la recherche par les nations d'un droit international, d'une loi qui serait au-dessus des droits nationaux ou particuliers et qui serait contraignante pour chaque peuple, quelques soient ses traditions, sa culture et ses propres lois intérieures.

ACTUALITE JUIVE – Cette recherche est-elle vraiment nouvelle ? Les organisations internationales ont été créées en partie dans ce but, à commencer par la Sdn à laquelle l'Onu a succédé.

CHARLES MOPSIK – Oui, la Sdn puis l'Onu ont été créés pour tenter d'empêcher les guerres en accordant les nations entre elles. Mais ce qui apparaît aujourd'hui, avec le développement des communications entre les Etats, avec la mondialisation de toutes les productions qu'elles soient industrielles, agricoles ou culturelles, c'est un besoin de plus en plus fort, presque une exigence impérieuse d'instaurer un droit supra-national.

ACTUALITE JUIVE – Pensez-vous que cette tentative puisse connaître le succès  ?

CHARLES MOPSIK – Le problème auquel les organisations des nations se heurtent, c'est celui du fondement de ce droit. Comment, en effet, les hommes dans leur ensemble peuvent-ils trouver le principe qui donnera autorité à ce droit ? Chaque nation a son principe fondateur. Il se situe parfois dans un événement historique. En France, c'est l'instauration de la République et la Déclaration des droits de l'homme. Dans d'autres pays, ce sont des institutions monarchiques. Dans d'autres encore, il s'agit d'un droit fondé sur la coutume. Comment faire communiquer ces droits disparates ? Est-il possible pour les nations de se donner un droit international qui puisse être contraignant, c'est à dire qui puisse le cas échéant contredire tel ou tel droit particulier ou la politique de telle ou telle puissance ?

ACTUALITE JUIVE – Est-ce que le droit défini par l'Onu peut jouer ce rôle ?

CHARLES MOPSIK – En théorie, il y a à l'intérieur du droit onusien quelque chose qui fait référence à un droit supérieur, bien que ce droit soit l'émanation d'individus. En fin de compte, la souveraineté du droit international résulte d'un calcul arithmétique des décisions singulières. Elle comporte donc des références à quelque chose qui serait au-dessus de l'arbitraire du despote.

ACTUALITE JUIVE – Et en pratique ?

CHARLES MOPSIK – On a le sentiment, en définitive, que ce droit n'émane que d'une nation particulièrement puissante au sein des Nation-Unies, ou d'un groupe de nations capables d'imposer leurs vues sur d'autres pays plus faibles, moins développés industriellement. C'est un droit qui repose en fait sur la force.

ACTUALITE JUIVE – Est-ce dans ce cadre,  que s'est déroulée, selon vous, la guerre du Golfe ?

CHARLES MOPSIK – La guerre contre l'Irak était une intervention censée découler d'un accord global au sein des Nations Unies. Cela représente un réel danger. Imaginez, en effet, que quatre vingt dix neuf pour cent des nations représentées à l'Onu votent la destruction massive de l'un des ses membres. Ce serait un génocide qui serait fondé en droit. L'ensemble des nations aurait édicté un arrêt de mort pour l'une d'entre elles. On aurait dans ce cas l'expression d'une toute puissance résultant de la connivence de la plupart des Etats, dont les plus faibles auraient subi d'éventuelles pressions émanant d'une nation ayant davantage de pouvoirs. Au total, il n'y a pas de garantie qu'un petit groupe d'hommes "faiseurs de droit" soit à l'abri d'une telle folie.

ACTUALITE JUIVE – Un droit international, quel qu'il soit, peut-il fonctionner parfaitement ?

CHARLES MOPSIK – La question n'est pas tellement celle de la perfection du droit, mais celle de son fondement. Si les Nations Unies ne reconnaissent comme fondement de leur droit que la résultante des décisions collectives, autrement dit si le droit des nations ne se situe pas sur un plan supérieur par rapport à l'ensemble de ces nation, ce droit sera impossible à mettre en place. Ce qu'il faudrait, c'est un principe supérieur, plus fort même, que l'unanimité, un fondement du droit plus élevé qui ne s'enracine pas à l'intérieur des nations mais dont la source se situe au-dessus des nations et dont l'origine soir supra-nationale. Bref, un fondement supra-humain, transcendant.

ACTUALITE JUIVE – C'est à dire ?

CHARLES MOPSIK – Il y a une possibilité de réponse dans le droit révélé qui se trouve dans la Bible, essentiellement dans le Décalogue. Il s'agit d'un droit très ancien qui ne se manifeste pas comme étant l'émanation d'une société ou d'un Dieu particulier mais qui se présente comme la révélation d'un Dieu de tous les hommes, Créateur de l'univers. On aurait ainsi la possibilité de fonder un droit humain par un élément de révélation, de transcendance qui est transmis depuis la plus haute antiquité.

ACTUALITE JUVE – A quelles conditions cette Loi révélée peut-elle être acceptée par tous ?

CHARLES MOPSIK – Il serait utopique de penser que cette Loi puisse être acceptée si on lui donne un caractère historiquement daté, géographiquement délimité et racialement ou ethniquement défini. C'est  pourquoi, tant que le judaïsme se percevra lui-même comme une tradition singulière ou nationale, il n'y aura pas de reconnaissance possible. En revanche, si ce qui est au fondement du judaïsme est mis au premier plan, cette reconnaissance devient possible. Ce fondement, c'est précisément cet élément irréductible accroché à la transcendance et non pas à une histoire singulière, bien qu'il en ait une.

ACTUALITE JUIVE – En quoi ce fondement diffère t-il des autres monothéismes ?

CHARLES MOPSIK – Dans le cas du christianisme, la notion de transcendance du droit est un peu occultée. Ce qui vient en premier, c'est l'incarnation de la divinité. Elle s'est faite homme, puis elle a quitté l'humanité, ne laissant derrière elle que le souvenir de cet événement. Et c'est ce souvenir qui va donner au christianisme son orientation et ses points de repères. Si bien que les relations entre Dieu et les hommes sont fixées une fois pour toutes. Elles ne peuvent pas connaître de nouvelles péripéties. Le christianisme opère une séparation radicale entre le fondement et ce qu'il fonde, entre le centre et la périphérie. Le judaïsme en revanche, a maintenu contre vents et marées la permanence d'une relation non univoque entre l'humain et le divin. Il a maintenu une réciprocité, une interaction entre le principe et ce dont il est le principe, entre Dieu et les hommes.

ACTUALITE JUIVE – Et l'Islam ?

CHARLES MOPSIK – Le droit islamique comme le droit juif est fondé sur la parole de Dieu. Il a un fondement transcendant. Mais il y a une différence importante sur la question de savoir quelle est la place des hommes face à ce droit révélé ? Quel est l'espace qui leur est réservé et dans lequel l'interprétation est possible ? Le danger pour le droit religieux, c'est de se figer. C'est  de croire qu'il suffit de regarder dans les livres pour savoir comment il faut juger, ce qu'il faut faire ou ne pas faire. L'avis des hommes de droit n'est à mon sens qu'un avis de spécialistes et non pas une source d'autorité. Et les livres ou les textes fondamentaux ne sont, si j'ose dire, que fondamentaux. Ils ne proposent pas de solutions toutes faites pour les situations concrètes qui sont à chaque fois nouvelles.

ACTALITE JUIVE – Islamisme et christianisme semblent avoir, à ce sujet, des caractéristiques opposées. L'un proposant une transcendance quelque peu "allégée", l'autre une transcendance plutôt "alourdie" ?

CHARLES MOPSIK – D'un côté, avec l'idéologie des droits de l'homme, il n'y a pas de fondement codifié. Donc, on ne rencontre pas de problèmes d'application. On est toujours soumis à des instances de contrôles ou de réflexions. D'un autre côté, avec l'islam, il y a un risque d'écrasement de la réalité sur laquelle on va appliquer le droit divin. Ce qui peut aboutir à des drames. De son côté, le peuple juif a pour mission de rappeler l'existence du principe supra humain du droit, mais aussi d'avoir l'intelligence de ce fondement afin qu'un rapport complexe puisse s'établir aves lui, de sorte qu'il ne soit ni écrasant par rapport aux situations singulières ni évanescent par rapport à la transcendance. Ne pas être tétanisé par cette transcendance mais montrer le chemin qui apprend à vivre avec elle. 

 



 
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