ACTUALITE JUIVE – Quel est le
phénomène qui vous paraît le plus frappant dans l'actualité internationale ?
CHARLES MOPSIK – C'est sans
doute la recherche par les nations d'un droit international, d'une loi qui
serait au-dessus des droits nationaux ou particuliers et qui serait
contraignante pour chaque peuple, quelques soient ses traditions, sa culture et
ses propres lois intérieures.
ACTUALITE JUIVE – Cette
recherche est-elle vraiment nouvelle ? Les organisations internationales ont
été créées en partie dans ce but, à commencer par la Sdn à laquelle l'Onu a
succédé.
CHARLES MOPSIK – Oui, la Sdn
puis l'Onu ont été créés pour tenter d'empêcher les guerres en accordant les
nations entre elles. Mais ce qui apparaît aujourd'hui, avec le développement
des communications entre les Etats, avec la mondialisation de toutes les
productions qu'elles soient industrielles, agricoles ou culturelles, c'est un
besoin de plus en plus fort, presque une exigence impérieuse d'instaurer un
droit supra-national.
ACTUALITE JUIVE – Pensez-vous
que cette tentative puisse connaître le succès
?
CHARLES MOPSIK – Le problème
auquel les organisations des nations se heurtent, c'est celui du fondement de
ce droit. Comment, en effet, les hommes dans leur ensemble peuvent-ils trouver
le principe qui donnera autorité à ce droit ? Chaque nation a son principe
fondateur. Il se situe parfois dans un événement historique. En France, c'est
l'instauration de la République et la Déclaration des droits de l'homme. Dans
d'autres pays, ce sont des institutions monarchiques. Dans d'autres encore, il
s'agit d'un droit fondé sur la coutume. Comment faire communiquer ces droits
disparates ? Est-il possible pour les nations de se donner un droit international
qui puisse être contraignant, c'est à dire qui puisse le cas échéant contredire
tel ou tel droit particulier ou la politique de telle ou telle puissance ?
ACTUALITE JUIVE – Est-ce que le
droit défini par l'Onu peut jouer ce rôle ?
CHARLES MOPSIK – En théorie, il
y a à l'intérieur du droit onusien quelque chose qui fait référence à un droit
supérieur, bien que ce droit soit l'émanation d'individus. En fin de compte, la
souveraineté du droit international résulte d'un calcul arithmétique des décisions
singulières. Elle comporte donc des références à quelque chose qui serait
au-dessus de l'arbitraire du despote.
ACTUALITE JUIVE – Et en
pratique ?
CHARLES MOPSIK – On a le
sentiment, en définitive, que ce droit n'émane que d'une nation particulièrement
puissante au sein des Nation-Unies, ou d'un groupe de nations capables
d'imposer leurs vues sur d'autres pays plus faibles, moins développés
industriellement. C'est un droit qui repose en fait sur la force.
ACTUALITE JUIVE – Est-ce dans
ce cadre, que s'est déroulée, selon
vous, la guerre du Golfe ?
CHARLES MOPSIK – La guerre
contre l'Irak était une intervention censée découler d'un accord global au sein
des Nations Unies. Cela représente un réel danger. Imaginez, en effet, que
quatre vingt dix neuf pour cent des nations représentées à l'Onu votent la
destruction massive de l'un des ses membres. Ce serait un génocide qui serait
fondé en droit. L'ensemble des nations aurait édicté un arrêt de mort pour
l'une d'entre elles. On aurait dans ce cas l'expression d'une toute puissance
résultant de la connivence de la plupart des Etats, dont les plus faibles
auraient subi d'éventuelles pressions émanant d'une nation ayant davantage de
pouvoirs. Au total, il n'y a pas de garantie qu'un petit groupe d'hommes "faiseurs
de droit" soit à l'abri d'une telle folie.
ACTUALITE JUIVE – Un droit
international, quel qu'il soit, peut-il fonctionner parfaitement ?
CHARLES MOPSIK – La question
n'est pas tellement celle de la perfection du droit, mais celle de son fondement.
Si les Nations Unies ne reconnaissent comme fondement de leur droit que la
résultante des décisions collectives, autrement dit si le droit des nations ne
se situe pas sur un plan supérieur par rapport à l'ensemble de ces nation, ce
droit sera impossible à mettre en place. Ce qu'il faudrait, c'est un principe
supérieur, plus fort même, que l'unanimité, un fondement du droit plus élevé
qui ne s'enracine pas à l'intérieur des nations mais dont la source se situe
au-dessus des nations et dont l'origine soir supra-nationale. Bref, un
fondement supra-humain, transcendant.
ACTUALITE JUIVE – C'est à dire
?
CHARLES MOPSIK – Il y a une
possibilité de réponse dans le droit révélé qui se trouve dans la Bible,
essentiellement dans le Décalogue. Il s'agit d'un droit très ancien qui ne se
manifeste pas comme étant l'émanation d'une société ou d'un Dieu particulier
mais qui se présente comme la révélation d'un Dieu de tous les hommes, Créateur
de l'univers. On aurait ainsi la possibilité de fonder un droit humain par un
élément de révélation, de transcendance qui est transmis depuis la plus haute
antiquité.
ACTUALITE JUVE – A quelles
conditions cette Loi révélée peut-elle être acceptée par tous ?
CHARLES MOPSIK – Il serait
utopique de penser que cette Loi puisse être acceptée si on lui donne un
caractère historiquement daté, géographiquement délimité et racialement ou
ethniquement défini. C'est pourquoi,
tant que le judaïsme se percevra lui-même comme une tradition singulière ou nationale,
il n'y aura pas de reconnaissance possible. En revanche, si ce qui est au
fondement du judaïsme est mis au premier plan, cette reconnaissance devient
possible. Ce fondement, c'est précisément cet élément irréductible accroché à
la transcendance et non pas à une histoire singulière, bien qu'il en ait une.
ACTUALITE JUIVE – En quoi ce
fondement diffère t-il des autres monothéismes ?
CHARLES MOPSIK – Dans le cas du
christianisme, la notion de transcendance du droit est un peu occultée. Ce qui
vient en premier, c'est l'incarnation de la divinité. Elle s'est faite homme,
puis elle a quitté l'humanité, ne laissant derrière elle que le souvenir de cet
événement. Et c'est ce souvenir qui va donner au christianisme son orientation
et ses points de repères. Si bien que les relations entre Dieu et les hommes
sont fixées une fois pour toutes. Elles ne peuvent pas connaître de nouvelles
péripéties. Le christianisme opère une séparation radicale entre le fondement
et ce qu'il fonde, entre le centre et la périphérie. Le judaïsme en revanche, a
maintenu contre vents et marées la permanence d'une relation non univoque entre
l'humain et le divin. Il a maintenu une réciprocité, une interaction entre le
principe et ce dont il est le principe, entre Dieu et les hommes.
ACTUALITE JUIVE – Et l'Islam ?
CHARLES MOPSIK – Le droit
islamique comme le droit juif est fondé sur la parole de Dieu. Il a un
fondement transcendant. Mais il y a une différence importante sur la question
de savoir quelle est la place des hommes face à ce droit révélé ? Quel est
l'espace qui leur est réservé et dans lequel l'interprétation est possible ? Le
danger pour le droit religieux, c'est de se figer. C'est de croire qu'il suffit de regarder dans les
livres pour savoir comment il faut juger, ce qu'il faut faire ou ne pas faire.
L'avis des hommes de droit n'est à mon sens qu'un avis de spécialistes et non
pas une source d'autorité. Et les livres ou les textes fondamentaux ne sont, si
j'ose dire, que fondamentaux. Ils ne proposent pas de solutions toutes faites
pour les situations concrètes qui sont à chaque fois nouvelles.
ACTALITE JUIVE – Islamisme et
christianisme semblent avoir, à ce sujet, des caractéristiques opposées. L'un
proposant une transcendance quelque peu "allégée", l'autre une
transcendance plutôt "alourdie" ?
CHARLES MOPSIK – D'un côté,
avec l'idéologie des droits de l'homme, il n'y a pas de fondement codifié.
Donc, on ne rencontre pas de problèmes d'application. On est toujours soumis à
des instances de contrôles ou de réflexions. D'un autre côté, avec l'islam, il
y a un risque d'écrasement de la réalité sur laquelle on va appliquer le droit
divin. Ce qui peut aboutir à des drames. De son côté, le peuple juif a pour
mission de rappeler l'existence du principe supra humain du droit, mais aussi
d'avoir l'intelligence de ce fondement afin qu'un rapport complexe puisse
s'établir aves lui, de sorte qu'il ne soit ni écrasant par rapport aux
situations singulières ni évanescent par rapport à la transcendance. Ne pas
être tétanisé par cette transcendance mais montrer le chemin qui apprend à
vivre avec elle.
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