Entretien avec le chercheur
Charles Mopsik.
Cet ouvrage est la
première monographie consacrée à l'étude de cette composante singulière de la
religion juive : « la croyance dans le pouvoir d'action sur Dieu des
Œuvres humaines », écrit Charles Mopsik en avant-propos des " Grands
Textes de la Cabale, les rites qui font Dieu". Autant dire qu'en reprenant l'histoire de ce courant de pensée
par le biais fondamental de ses conceptions « théurgiques » (1) et de
l'influence du rite sur Dieu, l'auteur rompt avec le silence (complet ou
partiel) instauré sur ce sujet par nombre de spécialistes. Le « caractère
théologiquement scandaleux et irrationnel » de ces théories et pratiques
religieuses les ayant rejetées dans le « domaine ténébreux de la magie et
du mythe ».
C'est avec la même volonté de
ne pas sacrifier sans examen aux théories communément admises que l'Israélien
Moshe Idel, autre iconoclaste de la recherche sur la « mystique
juive », analyse l'apparition et l'épanouissement du thème du Golem
« être humain fabriqué artificiellement grâce à un procédé magique faisant
appel aux saints noms de Dieu » (Gershom Scholem). Moshe Idel, professeur
de l'Université hébraïque de Jérusalem, et Charles Mopsik, chercheur français
au CNRS sont de ceux qui ont le plus innové dans l'aire défrichée par Gershom
Scholem. Et qui ont le plus remis en cause les conceptions de leur glorieux
ancien. Entretien autour de la Cabale et de la mystique juive avec Charles
Mopsik, directeur chez Verdier de la collection « Les Dix Paroles ».
EDOUARD WAINTROP – Quelle est
la place de la Cabale dans la tradition juive ?
CHARLES MOPSIK – Son importance
a fluctué selon les époques. Au XIIe siècle, elle a d'abord touché, vers
Narbonne, un petit nombre de cercles autour de quelques maîtres qui voulaient
réaffirmer l'ésotérisme juif traditionnel contre l'ésotérisme de Maïmonide.
Ensuite, l'activité se déplace vers la Catalogne : Gérone devient le grand
centre où la Cabale s'épanouit. Avec les deux disciples d'lsaac l'Aveugle
(cabaliste languedocien) que sont Azriel et Ezra de Gérone.
Puis le centre émigre vers la
Castille. C'est là que le Zohar, le livre le plus célèbre de la Cabale, a été
écrit. C'est aussi là que naît Abraham Aboulafia, le plus grand représentant de
la Cabale extatique, conception plus mystique que celle du Zohar. Alors que le
Zohar (Cabale théosophique) spécule sur le monde divin, Aboulafia cherche un
contact extatique avec lui.
Au XIVe siècle, la Cabale
théosophique arrive en Italie avec Menahem Recanati. Après l'expulsion des
juifs d'Espagne en 1492, répandue de Constantinople à l'Italie en passant par
Safed en Galilée ou le Maroc, elle est devenue un mouvement majeur, un
phénomène religieux qui traverse la quasi-totalité du judaïsme. Elle est
considérée par les autorités rabbiniques comme une sorte de théologie
officielle, fondamentale, du judaïsme.
Au XVIIIe siècle, alors
que la Cabale conserve son rôle dans les pays du Maghreb, en Palestine
ottomane, en Égypte, en Irak, elle reflue en Europe occidentale. On commence à
l'y considérer de façon critique. Le mouvement s'accentue durant le
XIXe siècle. Tout ceci est schématique. Par exemple, il faudrait revenir
sur le cas particulier de l'Italie et de l'influence de la Cabale sur
l'humanisme de la Renaissance.
EDOUARD WAINTROP – Y a-t-il
aujourd'hui en France un retour à la Cabale ?
CHARLES MOPSIK – Je pense qu'il
y a en effet, depuis une quinzaine d'années, un regain d'intérêt. L'arrivée des
juifs d'Afrique du Nord, de rabbins d'origine marocaine, tunisienne, avec leur
culture, a contrecarré la tendance anti cabaliste assez forte dans le judaïsme
autochtone ashkénaze. La Cabale recommence à être regardée comme une composante
centrale de la théologie juive. Le
mouvement est amplifié par l'effort de propagande déployé par les hassidim de
Loubavitch, peu nombreux mais très visibles. Aux États-Unis, il y a aussi
un regain d'intérêt. Notamment dans les départements d'étude des religions des
grandes universités comme Berkeley ou New York. Je crois qu'il y a là le
désir d'un grand nombre de juifs assimilés de retrouver un contact individuel
avec le judaïsme traditionnel. Le caractère individualiste (par rapport au
Talmud, forme de pensée plus communautaire) de la Cabale favorise son
intégration dans le « Nouvel Âge » mystique très en vogue aux
États-Unis.
EDOUARD WAINTROP – Vous parlez
de mystique, mais dans l'introduction des Grands Textes de la Cabale, vous
définissez la Cabale comme une « mystagogie ».
CHARLES MOPSIK – La mystique
est une expérience d'union avec le divin. C'est cet aspect d'expérience qui est
important. Alors qu'il n'est qu'un aspect de la Cabale. Dans de nombreux ouvrages,
la mystique est de peu d'importance par rapport à la spéculation, la théologie.
Je préfère donc employer le mot de mystagogie, qui signifie initiation aux
secrets, aux mystères, et qui est ce que la Cabale veut être, puisqu'elle
s'intitule elle-même sagesse des secrets, exégèse des mystères de la Torah. Le
mot de théosophie la qualifierait tout autant.
EDOUARD WAINTROP – Quels
rapports entre le Golem et la Cabale ?
CHARLES MOPSIK – Dans son
livre, Moshe Idel montre que les cabalistes de l'école du Zohar se sont très
peu intéressés au Golem. Contrairement aux piétistes allemands des XIIe et
XIIIe siècles, qui en ont fait une pratique. Les cabalistes proprement
dits ont sublimé le thème du Golem. Ce n'était plus une statue d'argile que les
hommes animaient par des formules, mais la vision d'un double angélique de
soi-même.
EDOUARD WAINTROP – Pourquoi des
auteurs juifs comme Levinas ou Leibovitz dénigrent-ils la Cabale ?
CHARLES MOPSIK – Certains se
méfient de la Cabale parce qu'ils pensent que c'est trop profond pour être mis
à la portée de tout le monde. Cette sagesse secrète ne pourrait être approchée
que par une élite restreinte. En fait, c'est une manière de l'écarter sans la
condamner de façon frontale. Pour Leibovitz, c'est plus clair :
la Cabale est une forme juive de l'idolâtrie. Déjà au XVIe siècle, le
talmudiste italien Elie Del Medigo émettait cet avis. Le fond de l'affaire,
c'est qu'avec sa pluralité de puissances divines, elle semble à certains trop
proche du christianisme. Et Leibovitz est très violemment non pas antichrétien,
mais anti christologique. Il refuse d'admettre que le christianisme provient,
par un biais ou un autre, du judaïsme. Le paradoxe, c'est que Leibovitz a la
plus grande estime pour Rabbi Joseph Caro, auteur du Shulhan Arukh, la plus
grande compilation de la loi juive. Il oublie que c'était un grand cabaliste.
EDOUARD WAINTROP – Moshe Idel
et vous-même remettez en cause nombre de conceptions de Gershom Scholem.
CHARLES MOPSIK –
Schématiquement, on pourrait dire que Scholem a bâti une sorte d'historiosophie
à partir de ses travaux sur la Cabale. Avec un découpage historique du judaïsme
dont Moshe Idel a montré l'inanité. Scholem considérait que la Cabale était née
de la rencontre du gnosticisme juif et du néoplatonisme. Or il apparaît qu'elle
n'est absolument pas née du gnosticisme. Et si le néoplatonisme tardif, celui
de Jamblique et Proclus, a joué un rôle très important dans sa formation et sa
conceptualisation, elle procède d'abord de l'ésotérisme juif traditionnel. La
Cabale commence à exister en Languedoc juste après et contre Maïmonide qui
voulait imposer un nouvel ésotérisme, philosophique comme façon d'affirmer que
l'ésotérisme juif traditionnel existait toujours. D'autre part, Scholem a
beaucoup insisté sur le caractère presque hérétique de la Cabale. Alors que les
plus grands décisionnaires rabbiniques, talmudiques, des gens comme Nahmanide,
par exemple, ont été cabalistes. Loin d'être un mouvement hétérodoxe, elle
s'inscrit au cœur de la tradition juive. Et Scholem a minimisé son
conservatisme. Mais son aura a été telle qu'il fut difficile de remettre en
cause ses théories. Quand Idel a commencé à les contredire, le dernier carré
des disciples de Scholem l'a accusé de toutes les impostures.
EDOUARD WAINTROP – Les
recherches dans ce domaine promettent-elles encore des révélations ?
CHARLES MOPSIK – La
bibliothèque de la Cabale classique, zoharique, compte de 5 000 à
6 000 titres, dont moins d'un tiers ont été publiés. L'ouverture des
bibliothèques des pays de l'Est a rendu accessibles des manuscrits qui ne
l'étaient pas. Ce qui reste à étudier est beaucoup plus important que ce qui a
été étudié. Je ne serais pas surpris que, dans dix ans, la vision que nous
avons de la Cabale soit encore transformée.
(1)
Le mot de théurgie désigne les opérations visant à influencer la Divinité,
principalement dans son propre état ou sa propre dynamique intérieure, mais
parfois aussi dans sa relation avec l'homme. À l'opposition du magicien, le
théurge juif ancien et médiéval concentrait son activité sur des valeurs
religieuses acceptées.
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