Dire que la cabale est une idolatrie, c'est remettre en question le judaïsme. Charles Mopsik est à ce jour le
plus grand historien français de la Kabbale, dont il a traduit, présenté et
publié certains des principaux textes dans la prestigieuse collection
« les Dix Paroles ». Il nous propose aujourd'hui un ouvrage appelé à
faire autorité. Recueil de fragments kabbalistiques les plus divers
s'échelonnant jusqu'au XVIe siècle commentés par l'auteur avec un
constant souci de rigueur scientifique, "Les grands textes de la cabale,
les rites qui font Dieu" vient enfin combler des lacunes sur des points
doctrinaux jusque-là inexplorés.
LAURENT COHEN – Quelles sont
les raisons initiales qui vous ont poussé à traduire, et commenter, dans votre
dernier ouvrage, les principaux textes de la cabale ?
CHARLES MOPSIK – A l'origine,
j'ai voulu explorer le thème du rite et de son efficacité chez les cabalistes.
J'ai alors pensé que la meilleure façon de traiter cette question était de
permettre au public de découvrir des auteurs parfois peu connus en dépit de la
puissance de leurs écrits. Les traduire signifiait donc pour moi éviter toute
paraphrase. Et simultanément, ne pas me contenter de discourir sur la pensée
cabalistique. Ce fut donc tout d'abord un long travail de décryptage.
LAURENT COHEN – Parmi les
multiples auteurs que vous nous présentez, quel est celui avec lequel vous vous
sentez la plus grande affinité intellectuelle ?
CHARLES MOPSIK – Il n'est pas
aisé de répondre à une telle question. En fait, il y a plusieurs cabalistes que
je considère comme majeurs, des hommes qui ont exprimé des concepts sublimes
d'une manière tout à fait originale. Mais je citerai quand même rabbi Moïse Cordovéro
dont l'Œuvre considérable n'a pas encore été entièrement explorée.
LAURENT COHEN – Certains
prétendent que l'on retrouve l'empreinte de Platon sur le discours
cabalistique. Une question que vous abordez sans détour...
CHARLES MOPSIK – Un des éléments
les plus remarquables de la doctrine des cabalistes concernant la pratique des
commandements, c'est qu'ils ont fait beaucoup d'emprunts au néo-platonisme
tardif. À Proclus en particulier. Ces hommes étaient en fait les derniers
philosophes païens. On peut donc relire l'histoire de la théorie cabalistique
sur les rites comme un développement tout à fait singulier de la doctrine
théurgique des derniers penseurs païens. C'est une chose particulièrement
curieuse que de constater que c'est au sein du judaïsme qu'a été maintenue
vivante et féconde une pensée persécutée dès la fin de l'Antiquité par le
christianisme. Cela prouve parfaitement que la religion juive s'est montrée
productive lorsqu'elle a su accueillir et recevoir certains éléments étrangers
à sa tradition pour les reformuler d'après ses propres prémices. Dans mon
ouvrage, je consacre un chapitre entier aux antécédents bibliques et
rabbiniques de la doctrine des cabalistes. Leur source principale demeure
toutefois bien évidemment la Torah.
LAURENT COHEN – Quel regard le chercheur que vous êtes
pose-t-il sur Scholem ?
CHARLES MOPSIK – Il est un fait
indéniable : Gershom Scholem a négligé la pratique et le rite dans le
discours des cabalistes. Mieux : comme je l'explique dans mon ouvrage, il
a toujours tenu pour « magiques » ces dimensions incontournables de
la cabale. C'est ce que je conteste et critique vivement dans ce livre. Mais à
la limite, je dirais que Gershom Scholem ne m'intéresse pas outre mesure...
LAURENT COHEN – C'est assez
incroyable !
CHARLES MOPSIK – Non. Je suis
toujours étonné de voir l'admiration sans bornes que l'on voue à cet homme.
Aujourd'hui, quand on parle de cabale, on parle de Scholem. Je ne peux nier
qu'il a accompli une Œuvre immense de pionnier, de bibliographe... Mais il a
tenté de donner une version politico-historique de la cabale. Tout ce qui lui
paraissait « antinomiste », déviant ou lié à des événements de
rupture, fut ainsi mis en avant. Il a par exemple tenu la cabale lurianique
pour une sorte d'explosion du mythe de l'Exil de Dieu explosion qui, toujours
selon lui, survint au lendemain de l'expulsion d'Espagne. Or, c'est une théorie
aberrante, historiquement infondée, comme Moshe Idel l'a démontré dans un
article récemment publié. Il y a chez Scholem une absence totale
d'argumentation, de justification, de preuves. Son Œuvre de penseur n'est pas,
ainsi que l'on s'opiniâtre à l'affirmer, historique mais historiosophique.
LAURENT COHEN – Aujourd'hui, il
est de très bon ton de descendre Scholem en flammes. Comment expliquez-vous que
de son vivant nul contradicteur ne se soit levé ?
CHARLES MOPSIK – Il y en a eu.
Mais les contradictions furent bien vite étouffées. Scholem exerçait une grande
autorité sur les chercheurs. Et puis sa connaissance des textes était telle
qu'il était difficile de le contester sur son propre terrain. Il n'admettait
pas facilement la critique. Et ceci a profondément perturbé la construction de
l'histoire du judaïsme : on a porté une confiance aveugle à un seul auteur
aussi grand et important soit-il. On l'a pris comme une référence idéologique,
c'est-à-dire qu'en se proclamant scholémien, on défendait une vision
politico-historico métaphysique de l'histoire juive. Si l'on refusait cette
vision, on se trouvait relégué dans les ténèbres de l'ignorance. Ainsi, Scholem demeure pour moi
une véritable énigme : je ne parviens pas à comprendre comment un auteur
peut avoir une influence si massive, dans un domaine aussi vaste que celui de
la cabale, au point que ses confrères se voient contraints de pratiquer
l'autocensure.
LAURENT COHEN – Vous nous
livrez, dans votre dernier ouvrage, quelques fragments de l'Œuvre de rabbi
Moïse Hayim Luzzato. Beaucoup le considèrent comme un auteur cabalistique à
part tant sa production est riche et variée. Qu'en pensez-vous ?
CHARLES MOPSIK – L'ensemble de
son Œuvre est balayé par un souffle messianique très puissant. Par rapport à
ses prédécesseurs ou à ses contemporains, Rabbi Luzzato se distingue sur plus
d'un point : théâtre, poésie, traités d'éthique, son Œuvre littéraire se
déploie en de multiples domaines. Comme vous le savez, il fut inspiré par un
Maguid, une entité céleste lui révélant les secrets de la cabale. C'est sous
son influence qu'il composa d'ailleurs deux de ses ouvrages, qui se voulaient
être de « nouveaux Zohar ».
LAURENT COHEN – Quelle est
votre opinion quant à l'accusation de sabbatianisme qui fut lancée contre
lui ?
CHARLES MOPSIK – Ceux qui
aujourd'hui se demandent s'il fut oui ou non séduit par l'hérésie sabbatéenne
trahissent une approche grossière des questions essentielles de l'histoire du
judaïsme ; la problématique est en réalité la suivante : que signifie
être sabbatianiste ? On colle à rabbi Luzzato une étiquette de ce type
parce qu'on suppose qu'il aurait été influencé par les idées de certains
prophètes du faux messie ; or les cabalistes sabbatéens ou
crypto-sabbatéens furent en réalité des penseurs comme les autres qui avaient
simplement une conception particulière d'un personnage particulier en
l'occurrence, Sabbatai Tsvi. De toute façon, Luzzato a écrit un livre très
important qui est une critique de la théorie des tenants tardifs du
sabbatianisme. Il ne s'agit pas de l'oublier. C'est peut-être toute
l'histoire de ce mouvement qui a été déformée par Gershom Scholem. Il a voulu voir
en Sabbatai Tsvi une espèce de super cabaliste, de « Messie
mystique » comme en témoigne le sous-titre de son ouvrage. Pour lui, le
lurianisme aurait fait le lit du sabbatianisme ! Ce qui est tout
simplement faux. Il faut lire les articles de Moshe Idel sur ce thème : il
a montré comment Scholem a, pour confirmer cette assertion, tronqué des textes.
Il est donc temps de le dire : Scholem n'était pas quelqu'un d'une
parfaite honnêteté intellectuelle. C'était un penseur trop créatif pour se contenter
de regarder l'histoire telle qu'elle est. Il lui fallait la réinventer pour
qu'elle soit plus signifiante, plus passionnante, riche d'un sens qui
transcende son déroulement objectif. Il a construit une sorte d'histoire sainte
à partir d'une approche profane.
LAURENT COHEN – Sur le rapport
lurianisme-sabbatianisme, Yeshayahou Leibovitz ne nous dit pourtant pas autre
chose !
CHARLES MOPSIK – Écoutez, il se
peut que Leibovitz soit un grand penseur mais n'étant pas un historien du
judaïsme, il n'a rien à faire dans ce débat. Tout ce qu'il connaît, il l'a
glané dans les livres de Scholem. Je dirais même, que son savoir en matière
d'histoire juive est extrêmement superficiel. Il suffit de lire ce qu'il écrit
pour s'en rendre compte. Ce sont des choses risibles.
LAURENT COHEN – Ce qui vous
rebute peut-être, c'est qu'il évacue la cabale de la pensée juive et la
considère comme une forme d'idolâtrie...
CHARLES MOPSIK – Leibovitz est
tout, sauf une référence scientifique dans le domaine de la cabale. Ses propos
n'ont aucune consistance. C'est certainement un idéologue, peut-être un
philosophe mais pas un historien des religions ! Dire que la cabale
est une idolâtrie comme il le fait, c'est traiter tous les grands auteurs de
halakha dont il se réclame !!! d'idolâtres. Ce qui est en fait une remise
en question du judaïsme lui-même. Mais peut-être que le professeur Yeshayahou
Leibovitz est le premier juif non idolâtre de l'histoire juive ! Plus
sérieusement, je dirais qu'il n'est tout simplement pas compétent. Son livre sur
Maïmonide laisse franchement à désirer...
LAURENT COHEN – Vous enseignez
la cabale. Or, d'après la tradition, c'est un domaine sinon interdit, du moins
réservé. Croyez-vous que l'on puisse ainsi répandre sans risques cette doctrine
dans la Cité ?
CHARLES MOPSIK – Par
définition, la cabale ne peut « être répandue ». C'est un discours
métaphysique extrêmement ardu. Il s'adresse à ceux qui manifestent un intérêt
pour la pensée, pour les concepts et les abstractions. Ou alors, ce que l'on
peut répandre, c'est une pseudo-cabale : astrologie, numérologie et toutes
ces choses que l'on rencontre dans les revues légères. Mais tout cela n'est
vraiment pas sérieux.
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