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MICHAËLA HEÏNE –
Le jugement de Satan est-il envisageable ?
CHARLES MOPSIK – Dans l'histoire de la religion juive,
Satan a toujours été une figure qui prend part au jugement de l'homme. Il est
l'accusateur, le procureur, celui qui non seulement a séduit l'homme et l'a
entraîné à fauter mais qui après la faute, le dénonce et qui lors de son procès
l'accuse et fait porter l'accusation le plus loin possible, repoussant les
arguments qui atténueraient la condamnation… Or, dans certains textes, on
trouve une espèce d'inversion de cette situation… C'est Satan qui est jugé par
l'homme ou plus exactement par Dieu. Mais ces textes ont été écris par les
hommes et ce sont donc les hommes qui ont imaginé le jugement de Satan. Le
jugement de Satan se déroule évidemment à la fin des temps car tant que
l'histoire n'est pas close, Satan a encore du travail. Lors du jugement
dernier, lorsque tout ce qui s'est passé aura produit ses effets, lorsque Satan
aura achevé son œuvre en accusant la création, les hommes et en particulier le
peuple d'Israël (qui à cause de lui aura subi de nombreux et multiples
châtiments) ce sera au tour de Satan de passer en jugement.
Cette espèce de revanche imaginaire de l'homme sur son
accusateur qui apparaît dans " Le Traité de Satan", permet de saisir
la fragilité de l'accusation car si Dieu a créé Satan pour en faire
l'accusateur des hommes, pourquoi le juger ? Si le mal a été créé par Dieu,
pourquoi juger l'homme qui fait le mal ? Si le mal vient de Dieu et que
l'homme, créé par Dieu, fait le mal créé par Dieu, aucun jugement n'est
possible ! Le jugement de Satan aboutit finalement à la fin de Satan qui subit
auparavant des épreuves. Les épreuves que Satan subit sont aussi des épreuves
qu'il fait subir à Dieu parce que Satan est le miroir de Dieu, son miroir négatif,
son ombre du côté du mal. Si Dieu peut reprocher à Satan de l'avoir conduit à
punir sa création, Satan peut répliquer à Dieu qu'il est l'artisan, le maître
d'œuvre de cette situation. En réalité, c'est comme si le Créateur se
retournait contre l'une de ses créatures : Satan, pour prendre la défense de sa
création. C'est comme si dans la création, il existait une créature qui était
en quelque sorte une anti-créature qui mettait en cause… la création.
Si Satan n'existait pas, il faudrait l'inventer dans la
mesure où c'est grâce à lui que la notion de jugement a un sens. Je crois que
c'est une notion assez difficile à appréhender, car juger signifie d'une part :
se mettre à la place de la personne qui est jugée pour mesurer la validité ou
la méchanceté des ses actes et d'autre part de conserver sa propre place vis à
vis de la personne qui est jugée pour pouvoir justement évaluer ses actes et
être à la fois celui qui mesure et celui qui donne la mesure, qui est l'objet
de la mesure. Cette nécessité d'une espèce de découpage, de dissociation en
Dieu lui-même entre le Dieu Juge et le Dieu Accusateur a donné lieu à
l'émergence d'une figuration de cette part dissociée de Dieu lui-même qui est
appelée Satan. Satan, c'est à dire celui qui fait obstacle, celui qui accuse.
Cette distanciation en Dieu lui-même est pour les
cabalistes une distension localisée du côté gauche. Le monde divin représente
pour eux une espèce de géographie spirituelle anthropomorphe qui coiffe et
traverse l'univers. Cette dissociation d'une partie du côté gauche de la
divinité par rapport à elle-même prend figure sous la forme de Satan et fait
que l'homme qui passe en jugement est attaqué d'une part par Satan et défendu
de l'autre par les anges, avocats de l'homme ou même par Dieu.
Autrement dit, c'est un Dieu Un qui est à la fois Juge et
Avocat de l'homme du côté droit qui se fait Accusateur du côté gauche. En tant
qu'Accusateur, Dieu change en quelque sorte de nature. Il cesse d'être
identifié au bien ou à la bonté. Il devient en quelque sorte ténèbres.
Cette forme ténébreuse du divin sous la forme de Satan
devient carrément diabolique, un enfer, quand on ne perçoit plus de lien, plus
de rapport entre le côté gauche et le côté droit, quand il y a dissociation,
une dissociation qui devient une coupure, une césure entre les deux côtés.
Autrement dit comment les deux faces qui coexistent l'une avec l'autre et qui
sont dissociées pour que l'une puisse jouer et agir sur l'autre, qui sont
dissociées afin d'établir un rapport entre elles pace que sans distance, il n'y
a plus de relation, comment donc tout en conservant cette relation ne pas
aboutir à la séparation, à la coupure, au partage irrémédiable ?
Dans "Le Traité de Satan" (un texte du 9ième
siècle), le rapport que Dieu entretient avec Satan (un rapport à la fois de
Juge et d'Accusé parce que Satan accuse Dieu de l'avoir conduit à agir comme il
a agit) permet finalement que cette dissociation n'aboutisse pas à une
séparation.
D'avance, l'on se refuse à penser la séparation, l'on se
refuse à admettre cette séparation qui impliquerait un
"anti-cosmisme", une forme de dualisme plus ou moins poussé et qui
aurait des conséquences assez graves, non pas seulement eschatologiques, la fin
du monde, mais également dans la perception globale, dans la perspective qu'on
pourrait avoir sur le monde tout entier parce que la séparation et non la
distanciation entre le côté gauche et le côté droit, entre le bien et le mal,
entre le jugement et la bonté aboutirait nécessairement à penser, à proférer et
à n'envisager que la séparation, une séparation par exemple entre l'âme et le
corps, entre le haut et le bas, entre le ciel et la terre, entre le présent et
l'éternité, entre l'esprit et la matière. En un mot, je crois que la
séparation, qu'une pensée de rupture, entre le bien et le mal, rebondirait et
ressurgirait sur toutes les figures duelles y compris celles que je viens
d'énoncer : le corps et l'esprit, l'âme et la présence physique de l'homme mais
également entre l'homme et la femme, entre le plaisir intellectuel et le
plaisir charnel, entre ce qui est de l'ordre de la vie quotidienne et ce qui
est de l'ordre de la vie sanctifiée, de la vie spirituelle.
Il est difficile de tenir un discours – et c'est ce
qu'ont tenté de faire les cabalistes –
où l'Arbre de la connaissance du bien et du mal d'une part et l'Arbre de
la vie de l'autre, sont l'un à l'intérieur de l'autre. Et c'est pourtant ce que
dit le texte biblique au troisième chapitre de la Genèse : "Quant au fruit
de l'arbre qui est au milieu du jardin…" Au milieu du jardin d'Eden se
trouve l'Arbre de la connaissance du bien et du mal qui se trouve lui-même au
milieu de l'Arbre de vie. Il existe une interconnexion. L'Arbre de la
connaissance du bien et du mal est emboité dans l'Arbre de vie. La description
de la faute d'Adam qu'ont développée les cabalistes, consiste justement en une
séparation entre l'Arbre de vie et l'Arbre du bien et du mal. Ce n'est pas
parce que l'homme a mangé du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du
mal qu'il a fauté – c'était en quelque sorte la réalisation de l'attente et de
la promesse de la connaissance paradisiaque – C'est à cause de l'impatience qui
a conduit Adam à se nourrir du fruit de l'Arbre de la connaissance du bien et
du mal avant que l'Arbre de vie ne soit enchaîné à lui où comme le dit Moïse de
Léon (13ième siècle) avant que l'Arbre de la connaissance du bien et
du mal soit circoncis puisque dans le livre d'Enoch, il est question d'une
pratique rituelle où dans l'antiquité, les Hébreux n'avaient le droit de consommer
le fruit des arbres qu'après cinq ans. Pendant trois ans, l'arbre produisait
des fruits qui n'étaient pas récoltés. Au cours de la quatrième année, les
fruits devaient être amenés à Jérusalem. Ils étaient consacrés à Dieu et
consommés sur place. Ce n'était qu'à partir de la cinquième année que l'homme
pouvait en consommer à sa guise. Avant la cinquième année, les fruits de
l'arbre étaient considérés comme incirconcis, comme étant immatures non pas du
point de vue physique, de leur être végétal, de leur capacité nourricière mais
en fonction de leur nouveauté.
Ce qui est nouveau doit être en quelque sorte approché
avec prudence et patience et l'Arbre de la connaissance du bien et du mal par
rapport à l'Arbre de vie est une nouveauté, la nouveauté de la liberté par
rapport à la volonté de Dieu, la liberté de l'homme par rapport à l'intention
et à la pensée de Dieu. C'est cette nouveauté de la liberté de l'homme, cette
apparition, ce caractère de création de la liberté de l'homme par rapport à la
volonté de Dieu qui n'était pas d'emblée liées l'une à l'autre. Une fois ce
lien établi, l'homme Adam et sa femme auraient pu manger de l'Arbre de la
connaissance du bien et du mal. Ils auraient pu goûter au mal, ils auraient pu
ouvrir leurs yeux sans que cela leur nuise.
En réalité, le mal n'est pas toujours nuisible. Il est
nuisible quand il est totalement déconnecté d'un projet qui l'inscrit dans le
bien. Quand il est déconnecté, alors le mal est effectivement voué à la
disparition mais auparavant, il a accompli sa tache de nuisance. Maintenant, je
pense personnellement que les textes (y compris ceux à caractère plus nettement
mythiques ou d'autres encore, des écrits hébreux médiévaux ou même post
médiévaux) concernant la figure de Satan en particulier, peuvent être
légitimement considérés comme des textes mythiques parce qu'il y a toujours un
passage de l'analogie à sa signification théorique ou abstraite ou général. Je
crois que les auteurs de ces textes qu'on qualifie de mythiques et qui
présentent la figure de Satan, qui la mettent en scène, qui parfois la font
parler pour lui permettre de tenir un discours, étaient parfaitement conscients
qu'il s'agissait là de figures rhétoriques, de dires analogiques en vue de
faire passer un message, de transmettre des notions qui reviendrait au lecteur
ou à l'auditeur de comprendre.
Il existe une pédagogie du discours dans les textes des
cabalistes qui fait que le lecteur ou l'auditeur ait une tache à accomplir. Il
est le réceptacle, celui qui reçoit l'enseignement mais cela ne suffit pas…
Ces textes n'ont pas été écrits pour être lus. Ils ont
été écrits pour être relus, pour être redits ou répétés par le lecteur à
condition qu'il soit capable de partir des images pour arriver au sens.
MICHAËLA HEÏNE –
Est-ce que Satan a poussé vers la liberté ?
CHARLES MOPSIK – Le cabaliste médiéval Ezra de Gérone,
vers la deuxième moitié du treizième siècle, dans son exégèse, dans son
commentaire sur la faute d'Adam, considère que ce qu'il appelle "le péché
originel" est une heureuse faute car il a permis justement à l'homme de
devenir maitre de son destin et de ne plus se contenter d'un seul commandement
(le commandement de ne pas manger du fruit de l'arbre interdit) mais de
recevoir tous les autres commandements qui allaient suivre.
Il y a eu des tentatives multiples d'attribuer au Diable
ou à Satan une fonction positive, parce que si Satan a une fonction strictement
négative, s'il est seulement mauvais et tout mauvais, il contredit le plan même
de la création.
On a beau tirer une sorte de dualisme où il y aurait une
lutte permanente entre d'un côté un Dieu bon et de l'autre un principe du mal
comme il en va par exemple dans la religion Mazdéenne - encore que dans la
religion Mazdéenne Ormazde et les hommes ensemble s'associent pour lutter
contre le mal … d'une certaine façon on peut dire que la puissance des ténèbres
a été la cause de cette association entre le Dieu et les hommes.
Lorsqu'on se situe dans le cadre d'une pensée
monothéiste, il est évidemment très difficile de penser le mal en tant que mal
absolu car cela impliquerait qu'il y aurait un autre principe que Dieu, une
autre origine que Dieu car le mal absolu ne pourrait pas procéder du principe
du bien. D'où les multiples tentatives de situer l'origine du mal quelque part dans
le système d'expression, dans l'activité créatrice de Dieu.
Dans le Zohar, le Livre de la Splendeur qui a été écrit
vers la fin du treizième siècle, le mal ou Satan est considéré comme étant un
stade particulier de la procession de la pensée divine. Pour les cabalistes et
pour la cabale du Zohar en particulier, il y a dix sefirot, dix expressions,
dix émanations qui ont procédées de l'infini ou de la volonté divine. Parmi
elles, la cinquième d'entre elles, appelée Guevoura (que l'on pourrait traduire
par puissance, par rigueur) est le siège du jugement, la puissance du jugement.
Cette puissance que l'on pourrait qualifier de puissance de restriction, de
délimitation, s'oppose donc au côté droit, au côté de la clémence, de la bonté,
de la grâce. La fonction de cette dimension du monde divin est de permettre à
l'excès de l'émanation, de la surabondance divine, d'être reçu par les
créatures en mesurant son flux émis par les hautes instances du monde divin.
Or, cette puissance de restriction qui se situe dans la Guevoura, dans la
puissance ou la rigueur divine, est elle-même sujette à la surabondance. Elle
vient pour limiter la surabondance mais elle est elle-même engagée dans un processus où l'excès est toujours amené à
déborder le niveau où il s'inscrit momentanément et donc fatalement l'excès est
amené à déborder au sein même de la Guevoura qui est la dimension du jugement.
De la Guevoura, de cette dimension du jugement sort ce
que le Zohar appelle "les scories de l'or" ou aussi parfois "les
ferments du vin" qui sont les forces du jugement négatif, les figures
démoniaques, sataniques, les forces de Satan. Ces scories, "ces ferments
du vin" qui sont aussi appelées clipotes ou écorces ou encore coquilles,
procèdent donc du bras gauche de la divinité. Elles procèdent de la puissance
de Dieu mais sous la forme que le Zohar appelle "scories" ou
"ferments" où "coquilles". A travers le processus de leur
manifestation, on ne peut plus reconnaître en ces puissances leur origine
divine… comme si dans le processus de surabondance qui vient tout faire entrer
dans l'existence, il y avait une faille nécessaire d'où émergeait une faculté
de juger, de restreindre, de mesurer et finalement de nuire, une faille qui
acquérait une sorte d'identité propre, de substantialité détachée de la
divinité. Ces déchets comme le Zohar les appelle aussi, qui procèdent de Dieu,
ont cependant une activité qui n'est pas tout entière négative puisqu'ils sont
là pour faire obstacle et pour être en permanence, confrontés à la liberté de
l'homme.
L'homme dans sa liberté rencontre à chaque instant ces
"écorces" ou ces "coquilles". Il ne reconnaît pas forcément
dans ces "écorces" ou ces "coquilles" la présence de Dieu
car la présence de Dieu n'y est plus reconnaissable à cause des Clipotes qui se
sont détachées de lui. Or comment va t-il jouer avec ces "coquilles"
? Que va t-il faire avec ces forces détachées, ces forces qui ont oubliées
qu'elles provenaient de la source de la lumière ? Comment va t-il faire pour
reconnaître dans ces ténèbres des étincelles de lumière ?
A ce niveau d'interrogation, l'on entre dans des
subtilités que les cabalistes ont déployées sous le terme de la Clipa. Il
existe différentes "coquilles", des "coquilles" qui sont
totalement détachées de leur source de lumière et qui sont pures ténèbres, pure
obscurité – disons que ce sont les "coquilles" de degrés numéro
quatre. Il existe d'autres "coquilles", les trois
"coquilles" du degré supérieur qui possèdent encore d'infimes petits
grains de lumière. Et tout le défi auquel sont confrontés les cabalistes et
qu'ils relèvent, consiste à faire la différence entre les "coquilles"
qui recèlent encore un petit peu de lumière qu'il faut extraire pour la faire
retourner à sa source et les "coquilles" qui en sont totalement
dépourvues. Il s'agirait de discerner entre une force diabolique face à
laquelle le refus, la séparation, le rejet total devrait être pratiqué et les
forces diaboliques qui pourraient être si l'on avait la bonne méthode,
reprises, récupérées, restituées à leur source.
Autrement dit, le mal est polymorphe. Il n'est pas
seulement masse noire, sans nuance, dans le noir de la négativité du mal. Il
existe des opalescences. Et le devoir du cabaliste est de les repérer et de
savoir les séparer du reste. C'est ce que les cabalistes appellent la quête, la
recherche des étincelles, l'extraction des étincelles afin de les faire sortir
de la gangue où elles sont enfermées et encloses, afin qu'elles puissent être
reconnues et que le lieu avec la source divine puisse être rétabli.
MICHAËLA HEÏNE – Comment peut-on définir la fonction de
Satan ?
CHARLES MOPSIK – La fonction de Satan est très simple.
Les cabalistes l'expliquent en une phrase : S'il n'y avait pas Satan, les
méchants ne seraient pas punis. Les hommes pourraient faire le mal sans être
confrontés avec un mal extérieur à eux-mêmes, un mal objectif, un mal qui ne
dépendrait pas d'eux. Par la présence, par l'existence de Satan, il y a la
possibilité d'un jugement, autrement dit d'une discrimination entre le bien et
le mal dans les actes des hommes. Par la présence de Satan, la liberté de
l'homme a un sens. Il n'y a pas de liberté sans le mal. La liberté n'est que
liberté pour le mal. Autrement si on n'était pas libre, si on était totalement
déterminé par la volonté de Dieu, on ne ferait que le bien. On est libre parce
qu'on est capable de faire le mal et uniquement parce qu'on en est capable. On
est aussi capable de faire le bien. Mais on n'est pas nécessairement obligé de
faire le bien : C'est cette liberté que rend possible le mal qui est la
positivité du mal, qui est la positivité de Satan. Maintenant, est-ce que la
liberté est un bien ? En quoi le fait que l'homme soit libre de faire le mal ou
de faire le bien, de choisir la vie ou de choisir la mort, comme le dit le
texte du Zohar, est-il quelque chose de souhaitable ?
On pourrait comme les gnostiques de la fin de l'antiquité
ou certaines écoles gnostiques, envisager au contraire que le Dieu de la
création, le Dieu qui a créé le monde, celui dont parle la Bible, est en fait un
imposteur qui a pris la place ou qui a fait croire qu'il était le vrai Dieu,
alors qu'en réalité, le Père, le véritable Dieu se situe bien au-delà et s'il
n'avait tenu qu'à Lui, il n'y aurait jamais eu de monde ni de création puisque
la création implique le mal, puisque la création implique la liberté et donc le
mal.
Cette solution radicale qui est difficilement tenable, je
veux dire à long terme, implique pour une société qui l'épouse comme sa
doctrine, une relecture radicale des écritures bibliques, perçues alors comme
fausses écritures saintes, écritures du Diable puisque le Dieu créateur, le
Dieu biblique pour ces écoles de pensées gnostiques est le véritable Diable qui
a créé le monde pour sa propre jouissance.
Cette façon d'envisager à la fois le texte biblique et le
Dieu créateur comme un Dieu mauvais (car Il a créé le monde et que créer le
monde est un acte mauvais, c'est créer des hommes qui vont souffrir, qui vont
mourir et qui vont faire le mal), cette façon d'envisager les choses implique bien
entendu un regard très négatif, très sombre, très pessimiste sur le monde tel
qu'il est. On appelle cela un anti-cosmisme, c'est à dire un extrême pessimisme
mais le mot est faible pour qualifier l'extraordinaire douleur que la vue du
monde et des spectacles du monde font subir à ceux qui partagent cette vision.
MICHAËLA HEÏNE – Pourquoi est-ce que selon vous le Diable
a t-il pu être diabolisé à ce point dans notre société ?
CHARLES MOPSIK – Par diabolisation du Diable, j'entends
la faculté qu'ont les hommes de se retourner contre un objet ou une figure pour
se défaire de leur responsabilité, de leur culpabilité. En diabolisant le
Diable, on s'affranchit à bon compte de ses propres fautes. Si le Diable est la
cause du mal que je fais, je n'en suis pas la cause et donc je n'ai pas à
répondre d'une méchanceté dont je ne suis en quelque sorte que la victime. En
diabolisant le Diable, on victimise les êtres malfaisants. La malfaisance des
hommes trouve son compte dans la diabolisation du Diable. Et c'est une chose
que l'on peut remarquer dans l'histoire de l'Occident avec les prédicateurs qui
ont particulièrement insisté sur la présence du Diable et sur ses œuvres
maléfiques. Ils ont tout spécialement lutté contre ceux qu'ils considéraient
comme ayant fait un pacte avec le Diable, la sorcellerie, les sectes qu'ils
jugeaient hérétiques. Autrement dit, tous ceux qui ont exalté, exhibé la
présence et l'activité du Diable, ont été des êtres particulièrement cruels et
malfaisants. Au nom d'une lutte contre le Diable diabolisé, on élimine tout ce
qui est gênant, tout ce qui ne se conforme pas à la règle, tout ce qui échappe
à la ressemblance avec un ordre réel ou imaginaire. La diabolisation du Diable
est certainement l'éviction de l'autre et je crois aussi que cela permet une
opération efficace du point de vue de la gestion religieuse, de la conduite, de
la maitrise d'une société.
MICHAËLA HEÏNE – Diaboliser le Diable, c'est de
l'intégrisme ?
CHARLES MOPSIK – Diaboliser le Diable, je crois que c'est
effectivement une porte ouverte, un accès à la volonté d'éliminer l'autre, soit
en niant qu'il existe, qu'il peut exister, soit en voulant le faire revenir au
même, le réduire à une figure, à une forme déjà connue. Il y a deux façons
d'éliminer l'autre, soit le différencier jusqu'à l'éliminer physiquement, soit
l'intégrer jusqu'à éliminer en lui ce
en quoi il n'est pas comme moi. Et ces deux façons,
"l'intégrationnisme" ou le "différencialisme", sont deux
façons de diaboliser le Diable.
MICHAËLA HEÏNE – le mot Serpent ?
CHARLES MOPSIK – Les cabalistes se sont aperçus que la
valeur numérique de "Machiah" le Messie et la valeur numérique du mot
" Nakhach", le Serpent (le Serpent étant une figure assimilée au
Diable ou plus exactement à la monture
du Diable) avaient une même valeur numérique en hébreu. La plupart d'entre eux
considèrent que cette identité numérique désigne la capacité du Messie à
vaincre, à être aussi fort et même plus fort que le Serpent.
Le Serpent tel qu'il apparaît dans la Bible est une
figure certes extrêmement négative et mauvaise. Mais c'est une figure qui est
capable de se transformer. Le Serpent, c'est la figure de la transformation
(l'exemple de Moïse et des magiciens d'Egypte). Le Serpent se métamorphose,
c'est aussi l'animal qui mue, qui change de peau tous les sept ans, qui ne
conserve pas toujours la même apparence, qui prend toutes les apparences. C'est
l'animal qui peut se mordre la queue, qui peut apparaître comme un cercle, un
cercle vicieux ou un cercle qui englobe, qui avale tout, qui enveloppe tout.
Cette image du Serpent n'est pas entièrement négative puisqu'on trouve un
Midrach, un récit rabbinique (du 3ième ou 4ième siècle)
qui dit que si l'homme n'avait pas fauté, le Serpent du jardin d'Eden aurait
été son serviteur.
Le Serpent était destiné à être le serviteur de l'homme,
à lui obéir, à être son domestique. Il devait être domestiqué par l'homme. Il
devait être son valet de chambre, lui apporter à manger… Mais le serviteur est
devenu en quelque sorte le maître. Il a réussi à faire croire à l'homme que le
mal et le bien pouvaient être totalement dissociés. Et le Serpent a mordu Eve, puis l'humanité. Il a injecté en
Eve comme le dit le texte rabbinique, une boue ou un poison qui, jusqu'à la fin
des temps, infecte sa descendance et qui est le principe de mortalité, de
morbidité. Comment se débarrasser du Serpent ? Pour cela il existe des
techniques. L'une d'elles, c'est la prière. La prière est assimilée à une
opération de lancement de flèches contre le Serpent. Chaque mot de la prière
est une flèche lancée dans les yeux du Serpent pour le briser.
MICHAËLA HEÏNE – A la fin des temps, Satan restera t-il
toujours le même ?
CHARLES MOPSIK – Quel est le sort final du Diable ou de
Satan ? Au sein de la cabale, il existe deux Ecoles. Pour l'Ecole du Zohar,
Satan finira par être détruit. Concernant l'autre Ecole, Satan sera rétabli
dans une situation où il cessera de nuire. Il sera reconduit à la structure
favorable du monde divin. Il redeviendra un serviteur de l'homme. Ces deux
Ecoles sont clairement distinctes. L'une pense que Satan sera éliminé et
l'autre considère qu'il ne sera pas éliminé mais corrigé, transformé, réparé.
Le Diable ou le Satan deviendra bon. L'Ecole du Zohar pense à l'élimination de
Satan tandis que l'autre Ecole pense à sa conversion.
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