|
Par Charles Mopsik
Avant d'affronter le passage du
Zohar que je vous propose, je dois exposer quelques généralités sur la façon
dont est perçue dans la Cabale l'expression qu'on trouve souvent dans la Bible,
à savoir : "èlohim a'hërim", "Les autres dieux" que la
Bible commande à Israël de ne pas suivre, de ne pas adorer ou servir. Le texte,
à ma connaissance, le plus classique, le plus ancien à ce sujet, est un passage
du Shaaré Ora, "Les Portes de la Lumière", de Rabbi Joseph Gikatila,
ouvrage contemporain de la parution du Zohar, datant donc de la fin du XIII
siècle, et qui se présente comme un manuel d'introduction à la Cabale.
Au sixième chapitre de ce
livre, aux pages 144 et suivantes, le Shaaré Ora dit et répète avec insistance
que les autres dieux, les èlohim a'hërim, sont les soixante-dix princes
célestes que le Saint, béni soit-Il a impartis aux soixante-dix peuples. Ces
"autres dieux" sont les subordonnées du Dieu de vérité, Elohim Emeth.
Ils ont chacun la charge d'une nation particulière qu'ils nourrissent
spirituellement et dont ils sont les juges tout au cours de l'année, et les
garants le jour de Rosh Hachana, le Nouvel An. Ce jour-là ces "autres
dieux" sont jugés par le Dieu suprême et châtiés au cas où leurs nations,
celles dont ils sont les dieux tutélaires et les responsables, auraient commis
des fautes ou des injustices. On peut dire que ce sont les responsables
célestes de leur peuple ainsi que leurs guides.
Leur force, souligne R. Joseph
Gikatila, n'est pas une force autonome ; elle leur est concédée par le Dieu de
vérité. Israël, en revanche est directement gouverné et jugé par le Saint, béni
soit-Il, et il est sa part à lui seul échue. La seule part que le Saint, béni
soit-Il gère, le seul peuple qu'Il a en héritage, c'est le peuple d'Israël.
D'une certaine manière, Israël
est au même rang, face au Dieu suprême, que les "autres dieux".
Israël ne doit avoir aucune part, n'offrir aucun culte à ces "autres
dieux" s'il veut préserver sa relation unique, extraordinaire au sens
littéral, avec le Juge des juges, le Dieu des dieux, comme l'exprime un verset
du Deutéronome (20, 17) : "Car l'Eternel votre Dieu est le Dieu des
dieux", verset qui est l'appui
scripturaire de R. Joseph Gikatila pour étoffer sa démonstration.
On serait, bien sûr, tenté
d'assimiler cette conception à celle de "l'esprit des peuples" de la
doctrine de Herder, chaque peuple ayant son génie, son esprit qui représente sa
dimension spirituelle. Cependant, ces princes célestes des peuples ne sont pas
leur "esprit". Le texte du Shaaré Ora nous dit au contraire qu'ils
sont leurs "corps" (goufan) (fin de la page 144). Quand les nations
du monde commettent des fautes et ont une conduite injuste, elles sont frappées
"dans leur corps", c'est-à-dire au niveau du dieu que le Saint, béni
soit-Il leur a attribué. Ce passage nous invite à entendre que l'exigence
éthique n'est pas la seule propriété du monothéisme ; chaque peuple avec son
dieu particulier demeure sous sa contrainte et doit en répondre. Il y a donc la
possibilité d'une morale des autres dieux, pourvu que ceux-ci comparaissent en
jugement à Rosh Hachana devant leur Dieu, qui se trouve être par ailleurs le
Dieu d'Israël.
Hashem, "l'Eternel",
n'est pas le Dieu des nations ; il est le Dieu de leurs dieux, le Dieu des
dieux des nations. Cette conception devrait nous permettre de jeter les bases
de ce que l'on pourrait appeler un dépassement du monothéisme idéologique –
j'ai envie de dire "idologique" – qui a voulu imposer le Dieu
d'Israël à tous les peuples, déniant toute valeur à leurs dieux et à leurs
morales, en exportant à bon marché le Dieu d'Israël. En fait, ce n'est pas au
Dieu d'Israël d'aller vers les peuples du monde, c'est à ces peuples qu'il
revient d'aller vers Israël et vers son Dieu (1). C'est à eux qu'il incombe de
briser les idoles. Il est significatif que le texte du Shaaré Ora précité ne
fasse pas mention des idoles en termes de avoda zara, mais en termes d'èlohim
a'hërim, "d'autres dieux". Il n'y fait allusion que de manière très
brève et détournée, simplement pour rappeler certaines phrases bibliques qui
indiquent que les autres dieux sont comme vanité, sont comme néant, ont des
yeux mais ne voient pas, ont une bouche mais ne parlent pas. Par rapport à ces
textes, R. Joseph Gikatila nous indique que la Bible veut simplement nous dire
que toute la puissance, toute l'étincelle de divinité que recèlent les autres
dieux, ne leur vient que du Dieu des dieux, du Dieu d'Israël : ce n'est qu'une
concession, qu'une donation que leur a faite le Dieu d'Israël.
Les dieux des nations, en effet,
ne sont pas nécessairement des idoles, ce sont des souverains célestes impartis
aux peuples du monde par le Dieu de vérité, le juge suprême. La relation d'une
nation avec son propre dieu est idolâtrique dans la mesure où elle est
fétichiste, c'est-à-dire : si telle nation érige son dieu au rang du Dieu des
dieux, si, au lieu de soupçonner un Dieu des dieux différent de ses dieux du
terroir (2), elle met son dieu à la place du Dieu des dieux, elle commet un
acte idolâtrique.
Les objets auxquels les peuples
attribuent une divinité, les idoles de pierre, de bois, les arbres, les objets
naturels comme les vallées ou les collines, les animaux sculptés, bref, les
diverses figurations concrètes de leurs dieux, ne s'équivalent pas. Par rapport
à ces diverses figurations, il convient d'éviter un amalgame trop rapide,
éviter de dire que toutes les idoles et tous les cultes qui leur sont rendus se
valent, qu'à leur égard aucune distinction n'est pertinente et qu'il suffit de
condamner en bloc et sans discernement les religions iconolâtriques. Ce n'est
pas à Israël de juger les dieux des nations ; c'est une tâche qui revient au
seul Dieu d'Israël qui est aussi leur régisseur et leur responsable.
S'il n'est pas question de
discréditer sottement et massivement toutes les idoles des peuples, le Talmud
('Avoda zara 44a) nous interdit de façon radicale de tirer un profit quelconque
d'une idole, de profiter directement ou indirectement de son utilisation, y
compris profane, dans un but commercial, par exemple, en la revendant à un
idolâtre. Le simple fait qu'un objet a été consacré à un culte étranger le rend
interdit pour un Juif, même en vue d'un usage profane. Le Talmud discute pour
savoir si c'est le cas des arbres, des montagnes et autres objets naturels,
parce que dans ces cas-là, les Juifs ne devraient plus passer par telle ou
telle colline, telle ou telle montagne qui aurait été consacrée comme divinité,
comme idole par des païens, ce qui poserait un problème de communication entre
les régions;
La décision du Talmud
consistant à interdire l'usage, même profane d'un objet consacré à l'idolâtrie
est très surprenante. Si un stylo à bille se trouve avoir été consacré comme
idole, il est interdit à un Juif de se servir de ce stylo à bille. Si les
rabbins du Talmud avaient considéré que les objets consacrés comme idoles
étaient de simples fétiches dénués de vertu, de valeur sacrale pour un Juif,
ils n'en auraient pas interdit jusqu'à l'usage profane. Le rapport idolâtrique
d'un non-Juif vis-à-vis d'un objet change de fait le rapport d'un Juif à cet objet.
Ce que le Talmud affirme, c'est
que la décision des peuples idolâtres n'est pas sans effet ou indifférente à
Israël. Qu'un prêtre idolâtre prenne la décision de consacrer tel objet comme
idole, ce n'est pas de la pure fantaisie, cela concerne Israël en tant que cet
objet, à cause d'une décision venant d'un autre peuple, lui devient interdit
d'usage. Autrement dit, pour nous, un objet, un signe, devient comme mort
lorsqu'il est, même par un non-Juif, transformé en fétiche. Au point que
l'action préconisée par le Talmud consiste soit à l'enterrer dans le sol comme
un cadavre, soit à le brûler. Quand un peuple fait de son dieu une idole, il
cherche à la soustraire au jugement du Dieu de vérité, brisant le rapport de subordination
et de dépendance qui les lie. Cependant, il n'y a pas lieu pour nous de
contester la légitimité des empires, des grandes civilisations, dans la mesure
où c'est le Saint, béni soit-Il lui-même qui les attribue. Par exemple, Il
attribue à tel peuple un empire, une memshala, en élevant tel dieu et en
abaissant tel autres et cela en fonction de la conduite d'Israël. R. Joseph
Gikatila affirme : " Tu ne dois pas croire les paroles vides de nombreux
hommes vides, selon lesquelles il n'y a pas de force dans les dieux des peuples
et qu'ils ne sont pas appelés dieux, mais tu dois croire que Hashëm béni a
remis force pouvoir et souveraineté dans la main de chacun des princes des
nations, pour juger et statuer sur Son peuple particulier ainsi que sur Sa terre."
(Shaaré Ora, p. 145).
On peu alors se demander quel
genre de royauté, de souveraineté, sera celle d'Israël. Que signifie à cet
égard le fait que son Dieu est le Dieu de vérité, le Dieu des dieux, des juges
célestes des autres peuples ? Qu'est-ce que cela implique quant à la question
du pouvoir, la question de la domination, s'agissant d'Israël ?
Donner une memshala, une
souveraineté, un pouvoir à Israël Son peuple, cela implique qu'Il se fasse
reconnaître comme le Dieu des dieux par tous les peuples. S'il n'y a pas
correspondances entre la première clause et le fait que le Saint, béni soit-Il
soit reconnu comme le Dieu des dieux par tous les peuples, il y a quelque chose
qui ne va pas.
S'Il ne se faisait pas
reconnaître comme le Dieu des dieux par tous les peuples en même temps qu'à
Israël est donnée une memshala, c'est-à-dire une puissance, alors le Dieu des
dieux ne serait pas le chef des dieux, mais un des soixante-dix dieux exerçant
un pouvoir de même rang que celui des autres dieux. En vérité, c'est le Saint,
béni soit-Il qui donne le règne, Il ne se l'approprie pas. S'il donne donc sur
terre un règne à Son peuple Israël, cela signifie et implique nécessairement
qu'Il règne ouvertement au ciel des dieux, que Son règne sur eux n'est plus un
règne qu'aux seuls yeux d'Israël, mais qu'il est tel aux yeux des peuples et
des autres nations. Ce qui revient à dire que les peuples ne considèrent plus
dès lors leur dieu particulier comme une idole, mais comme un émissaire
subordonné au Dieu d'Israël. Le destin du Dieu des dieux et le destin d'Israël
sont solidaires comme le sont le destin des autres dieux et celui des autres
peuples.
Il y a en effet une double
solidarité. Solidarité du Dieu des dieux avec Israël, et solidarité des dieux
des peuples avec leurs peuples. Réclamer la primauté de l'un, c'est réclamer en
même temps la primauté de l'autre. Il ne peut pas se faire qu'Israël règne, ait
une memshahala ou Malkhout, un règne sur terre, sans qu'en même temps le Dieu
d'Israël règne ouvertement, selon les paroles des prophètes : "En ce
jour-là, le Seigneur Adonaï sera Un et Son Nom Un" (Zac. 14, 9). Les deux
sont absolument liés.
C'est à ce moment que le Zohar
entre en scène. Il nous décrit de quelle manière le roi David a imposé sa
royauté. Le passage du Talmud déjà évoqué ('Avoda zara 44 a), qui constitue le
canevas à partir duquel le Zohar a tissé sa toile, nous dit ceci : Si l'usage
d'une idole à titre profane est proscrit à Israël, si en tirer un profit est
interdit, comment se fait-il que le roi David ait mis sur sa tête la couronne
de Milkom (ou Malkam), l'idole des Ammonites et que de surcroît cette couronne
ait été le signe même de sa royauté ? Celui à qui allait cette couronne était
reconnu comme descendant authentique de David et il était un légitime
prétendant au pouvoir, à la royauté. Le zéra' de David, sa semence, sa
postérité, est reconnue par l'adéquation entre cette couronne et les
prétendants au trône. Le Zohar précise qui était Milkom, le dieu des Ammonites,
dans un passage intitulé les Sitré Thora, les secrets de la Thora, qui se
trouve à la page 109 b du Zohar sur la parasha Vayera. C'est un passage qui commente l'aventure de Loth, sa
séparation d'avec Abraham puis sa sortie de Sodome et Gomorrhe.
Du sein de la résolution du roi se détacha à droite
une scorie de forme gravée qui se lia à la scorie de l'or, du côté gauche, dont
le lieu de résidence est l'impureté. Alors se forma une ébauche d'arbre. Quand
Isaac voulut éveiller dans le monde la puissance de la dure justice, il se fortifia,
détachant les degrés de leur position. Or Abraham se fortifia et il détacha
l'ébauche d'arbre du sein de l'impureté. Le Serpent primordial s'introduisit
dans les branches de cet arbre, Serpent primordial qui était le vin, le vin qui
fut bu. (Qui fut bu par Adam et Eve lors de la première faute, ensuite par Noé
quand il but le vin de la vigne qu'il avait plantée après le Déluge, enfin par
Loth au moment de l'épisode de la caverne où il eut des rapports avec ses
filles qui ont donné naissance à deux peuples, Ammon et Moab.) Ce Serpent
primordial s'introduit dans les branches de cet arbre et il enfante deux degrés
liés entre eux ; ce furent les degrés qui tournent dans le côté impur. L'un est
appelé Milkom, l'autre Péor. Le premier est conseil ouvert, le second est
conseil découvert.
Essayons d'y voir un peu clair
dans ce passage assez énigmatique. Le Zohar insiste sur l'origine impure des
divinités qu'on a citées à la fin de ce passage : Le dieu des Moabites, Péor,
et le dieu des Ammonites, Milkom qui est synonyme de Moloch. Ces dieux
procèdent des sefirot, mais comme des scories qui se détachent du métal.
Qu'est-ce que les sefirot ? Pour le dire trop vite, les sefirot constituent
l'ensemble de la vie divine, depuis la première sefira qui est la sefira Kéter
(la couronne) jusqu'à la dernière qui est la sefira Malkhout qu'on peut
traduire par "règne".
Les sefirot, c'est une manière
de dire ce qui se passe à l'intérieur de la divinité, ce qui se produit en elle
: les émotions, les colères, les élans de bonté. Tout ce qui se produit au sein
du Dieu des dieux, de la divinité d'Israël, est dit, est exprimé, dans les
termes des dix sefirot. Les autres dieux sortent en quelque façon des sefirot,
s'en détachent. Ce sont des étincelles perdues de la divinité, qui en sont
détachées, séparées. Un peu comme des scories. C'est l'image que reprend
souvent le Zohar : les scories se séparent du métal quand on le fait entrer en
fusion. C'est aussi parfois l'image de la clipa, de l'écorce. Et cette genèse
des dieux correspond sur terre ou plus précisément dans le texte, à l'histoire
de Loth : lui aussi s'est séparé d'Abraham pour élire domicile parmi les gens
de Sodome.
Le Serpent s'est introduit dans
l'ébauche d'arbre des sefirot, formé par les excès de gauche et de droite, de
ra'hamim et de din, de tendresse et de rigueur. Le Serpent profite de cette
espèce de déchet, de résidu qui s'échappe du sein des sefirot de sainteté, pour
s'en nourrir et enfanter deux dieux.
De la même façon, Loth, qui est
la réplique terrestre de l'ébauche d'arbre céleste, à la fois proche d'Abraham
mais séparé de lui, ayant bu le vin qui se trouvait dans la grotte – et ce vin
n'est autre que le Serpent, nous dit le Zohar – enfante à travers ses deux
filles deux peuples, le peuple d'Ammon et le peuple de Moab.
Issus de ses deux filles, la
cadette et l'aînée, les enfants de Loth, Ammon et Moab, sont les répliques de
Milkom et de Péor, Milkom étant le dieu des Ammonites et Péor le dieu des
Moabites. Il faut bien se représenter ce parallélisme. Il y a deux plans : Un
plan métaphysique et un plan historique (c'est à dire en fait textuel) qui sont
interdépendants mais ne doivent pas être confondus. L'ébauche d'arbre
sefirotique qui se forme à partir du détachement d'un surplus d'émanations
issues de la vie divine tend par lui-même à se ranger du côté de l'impureté.
Tâchons d'être plus précis. La
surabondance d'épanchements divins, le surcroît de la bonté divine produit sa
propre ordure. Dans les poubelles des
riches on trouve des trésors. L'abondance du don venant de la divinité ne peut
manquer de déborder dans les secteurs inaptes à la recevoir. Cet excès devient
débordement, déperdition. Même les
méchants sont gratifiés. C'est l'exemple que prennent les cabalistes. A cause
de la surabondance divine, tous, y compris les méchants qui devraient être
punis autant que l'exigent leurs actes mauvais, sont gratifiés. Ils bénéficient
de cette bonté qui vient de la divinité, car cette bonté est surabondante.
Cette surabondance, ce surcroît de bien venant de la divinité, le mal va s'en
nourrir. Cette prodigalité n'est donc pas perdue pour tout le monde, puisque
l'impureté en profite et s'en nourrit.
Le Zohar montre d'abord que la
dimension d'Isaac, la sainte rigueur; la Guevoura, puis la dimension d'Abraham,
la sefira 'Hessed, la bonté, travaillent à opérer la libération de l'excès – de
leurs excès – du sein de l'impureté où cet excès a débordé. Le texte ne le dit
pas explicitement, mais le parallèle avec l'histoire de Loth est assez clair.
Loth s'est d'abord séparé d'Abraham (Genèse 13) pour constituer son propre
destin comme l'ébauche d'arbre qui se détache des saintes sefirot. Et il va
habiter Sodome qui est le lieu de l'impureté. Quelque temps plus tard quand le
décret d'anéantissement s'abat sur Sodome, deux anges viennent l'en extirper et
ces deux anges représentent les dimensions sefirotiques d'Abraham et d'Isaac.
Au plan céleste, l'ébauche d'arbre est détaché du sein de l'impureté in
extremis, au dernier moment, juste avant l'anéantissement.
Cependant Loth s'enivre dans la
grotte. Le midrash raconte que c'est le Serpent qui y avait déposé le vin. Le
Serpent, au plan céleste décrit par le Zohar, s'introduit dans les branches de
l'ébauche d'arbre des sefirot, qui représente Loth au plan terrestre ; et cette
fois, des filles incestueuses de Loth, "ses branches", naissent deux
peuples : Moab et Ammon. Je ne vais pas ici détailler l'épisode de Loth, et je
laisse donc de côté la question du bien-fondé de l'acte des deux filles de Loth
qui est discutée dans le midrash; Ce qui nous concerne ici, c'est de saisir
comment deux divinités, Péor et Milkom, sont nées de cette rencontre entre des
scories détachées des sefirot, l'excès qui provient de leur surabondance et le
Serpent qui est le souffle d'impureté comme dit le Zohar.
En tant qu'excès issus des
sefirot, Péor et Milkom, les divinités des Moabites et des Ammonites,
détiennent une certaine part de justice ; disons qu'ils ont une valeur ambiguë;
floue, une étincelle – mais rien qu'une étincelle – de sainteté, c'est à dire
en fait pas grand chose, mais quelque chose quand même de saint et
d'authentique : en un mot, une bonté qui donne dans le mal et qui est prête à
pardonner l'impardonnable et une sévérité qui est prête à punir cruellement de
menues fautes involontaires.
Et puisque ces deux dieux sont
issus du Serpent, ils sont profondément imprégnés par l'impureté, cette racine
du mal. L'impureté est considérée comme la racine du mal et non pas comme le
mal. Il y a toujours une distinction que fait le Zohar, ainsi que la Cabale par
la suite, entre le mal et l'impureté. L'impureté, c'est ce qui est à la racine
du mal, le mal étant en quelque sorte une péripétie catastrophique, puisque
inéluctable de l'impureté. Ces deux dieux sont donc imprégnés par cette
impureté et leur pente naturelle, si l'on peut dire est de dégénérer vers le
mal. Leurs peuples auront le même destin. Les Moabites – voir au Livre des
Nombres l'épisode du roi Balak et de Balaam – comme les Ammonites – ce sera le
texte du Livre des Rois – finiront par être des ennemis farouches d'Israël,
bien que le Dieu d'Israël ait d'abord recommandé à Moïse de leur proposer la
paix, d'éviter la guerre et l'affrontement. Cet épisode nous permet de voir
aussi que Moab et Ammon ne seront pas placés au même degré : Ammon, en effet,
ne sera combattu que bien plus tard par David ( Livre des Rois) alors que Moab
le sera dès le Livre des Nombres.
Le Zohar, parlant des deux
filles de Loth, présente la chose ainsi : la cadette, après son accouchement
dit (Gen.19, 38) : "Ben'ami, j'ai eu un fils de mon peuple." Mais
elle ne dit pas de qui il était (par pudeur, nous avait dit Rachi). C'est
pourquoi il était d'un domaine caché. Son dieu, c'est Milkom qui est un degré
caché, qui agit par subterfuge. L'autre, l'aînée, l'impudique, dit :
"Moab", à savoir : celui-ci vient de père (méav), je l'ai enfanté
avec mon père. Son degré – dans le Zohar, "son degré " veut dire :
son dieu – son degré de divinité est Péor qui est une réalité à découvert. Par
rapport à cette idée de la réalité à découvert de Péor, il faut penser au culte
phallique et scatologique que les Moabites rendaient publiquement à cette
divinité. Le Zohar conclut : "Or, ces deux là, David les saisit par la
suite. De Moab vient Ruth d'où sortit le roi David. Avec Ammon, le roi David se
couronna." Un autre passage du Zohar (Vayishla'h, 173 a) nous donne des
détails sur cette prise de la couronne du roi des Moabites.
David prend la couronne du roi
des Moabites à l'issue d'une guerre menée par Joab qui était son chef
d'état-major. Beaucoup d'éléments sont empruntés au traité 'Avoda zara 44 a du
Talmud babylonien. Le Zohar précité (Vayishla'h, 173 a) termine en disant :
"Le roi David se saisit de ces deux degrés, Péor et Milkom qui furent la
puissance de son royaume. Péor et Milkom furent la puissance des son royaume
afin de vaincre les autres peuples, car si David ne s'était pas impliqué dans
leur côté, il n'aurait pas pu supplanter (les autres peuples). Tous les degrés
des peuples étaient compris dans David, de sorte qu'il puisse les soumettre et
les vaincre."
Nous voudrions rapidement
résumer quelques-unes des réflexions que ce texte a suscitées en nous. Disons
rapidement un mot sur Ruth, la Moabite, l'aïeule de David. Qu'une étincelle de
sainteté s'arrache à la gangue d'impureté et rejoigne Israël, cela n'a rien qui
puisse surprendre outre mesure. Ruth s'est ouverte au Dieu d'Israël avec tout
ce que cela impliquait. La composante Ruth dans la royauté d'Israël est
relativement facile à entendre.
Les choses se compliquent avec
le peuple d'Ammon dont le roi David a pris la couronne qui représente le dieu
Milkom et qui va devenir l'emblème de sa royauté. A la question : comment David
a t-il pu tirer parti d'une idole, le Zohar (Vayishla'h) répond : c'est un
étranger à Israël, un non-israélite dénommé Ittaï le Guittite qui désacralisa
cette couronne en brisant la forme de Serpent qui y était gravée. On comprend
que seul un non-israélite ait la possibilité effective de rendre permis d'usage
pour un israélite un objet consacré à un culte étranger. Il faut qu'Israël
attende de la part des nations un geste destructeur contre leurs fétiches pour
que la singularité du degré divin qui y était retenu prisonnier puisse en être
libérée et rejoindre le destin du Dieu des dieux et de son peuple. Dès lors, le
souci moral, les institutions garantes de l'ordre et de l'équité propres à ce
peuple et à son dieu peuvent bénéficier à Israël. Par exemple, dans le passé,
des éléments du droit romain ont été repris dans le Talmud. Dans un midrash
célèbre, les rabbins évoquent leur admiration pour certaines institutions
légales des tribunaux romains. (Voir Misdrah Rabba sur Genèse 10,13). Pensez
aussi à ce que l'Egypte antique a légué à Israël et plus tard à ce que la
Babylonie et le zoroastrisme ont légué au judaïsme rabbinique. Israël n'a
jamais été cette forteresse fermée qu'on a voulu croire. Mais Israël n'est pas
allé à la conquête de ces valeurs et de ces institutions. Le geste d'Ittaï le
Guittite s'est reproduit. De la part des nations, un rapport non idolâtrique à
leurs dieux s'est développé ici et là, et ce sont des éléments issus de ces
nations qui ont ramené dans le giron d'Israël les étincelles libérées par ce
geste que seul un non-Juif peut faire pour Israël : briser ses idoles.
Quelque chose de semblable eut
lieu, me semble t-il, au second siècle avec l'empereur Antonin le pieux, ou son
fils adoptif Marc-Aurèle selon les interprétations des historiens. C'est
Antonin qui alla, mais dans le secret nous conte le Talmud, frapper à la porte
de rabbi Juda Hanassi et non point l'inverse. Le geste de désacralisation des
idoles, c'est à dire de leur profanation, incombe aux nations du monde. A
Israël, il est interdit de neutraliser les idoles pour un usage profane. Le
seul geste qui convienne à Israël par rapport à des idoles, nous dit le Talmud,
c'est de les détruire par le feu ou de les ensevelir dans le sol.
Cela dit, le Zohar nous
explique quelque chose de plus. La royauté même de David – nous revenons au
thème initial – le fait qu'Israël a un roi et un pouvoir politique ne vient pas
d'une dimension intérieure à Israël, il l'hérite des autres peuples, des autres
dieux. Pensez à la résistance du prophète Samuel face à la demande des Hébreux
qui exigeaient d'avoir un roi, pour être, dit le texte (I Samuel 8),
"comme les autres peuples". Et Dieu intervient pour dire à son
prophète : " Ecoute-les." "Ecoutes-les" pourquoi ? Parce
que ce n'est pas à toi Samuel, qu'ils en veulent mais c'est à Moi. Ils ne
veulent plus que je sois leur roi, que je règne sur eux. Israël ne voulait plus
avoir pour roi le Dieu de dieux, le Dieu d'Israël : les Israélites de cette
époque deviennent comme les autres peuples.
Notons que la demande d'avoir
un roi est articulée sur le désir – c'est évident dans le texte de Samuel – de
remporter une victoire décisive et finale contre les autres peuples,
c'est-à-dire surtout les Philistins. Pour définitivement en découdre et en
finir avec les Philistins, il fallait qu'Israël, les hommes du peuple d'Israël,
aient un roi. Exercer un pouvoir, avoir un roi, un chef de gouvernement, c'est
essentiellement avoir un chef de guerre. Ce n'est pas sur une terre que le
pouvoir royal s'exerce en réalité : pour exercer un pouvoir sur une terre, on
n'a pas besoin de roi ; il suffit d'avoir des tribunaux compétents. En
revanche, c'est sur d'autres peuples que le pouvoir royal s'exerce. La
domination d'un règne est l'abaissement d'un autre et non la conséquence de
l'abaissement d'un autre. Le fait qu'un règne se mette à prédominer suppose
l'abaissement d'un autre. Autrement dit, le Dieu d'Israël, comme son peuple,
risque de devenir, par l'acte du pouvoir royal, un Dieu parmi les dieux et
Israël un peuple parmi les peuples, parmi les soixante-dix peuple dont parlait
le Shaaré Ora.
Or, le Dieu d'Israël commande
au prophète récalcitrant qui sait ce risque, d'oindre un roi qui sera Saül.
Mais cette décision n'aboutit concrètement à l'établissement d'un règne parmi
les autres règnes que lorsque David met sur sa tête la couronne de Milkom,
idole disqualifiée comme telle par Ittaï, le Guittite. David prend le pouvoir
là où il était, dans l'impureté de l'idolâtrie. On pourrait dire : là où il
est. Il n'y a pas de raison de parler au passé. Et cela grâce à l'aide, à la
complicité d'Ittaï le Guittite, un non-Juif qui, par le geste de casser le
caractère d'idole de cette couronne, la rend permise. Et Ittaï le Guittite –
nous racontent le Zohar et le Talmud – par cet acte même de briser l'idole,
devient prosélyte.
Cependant, il n'en va pas du
pouvoir comme des institutions de justice. Car, nous dit le Zohar, seul David
pouvait supporter sur sa tête le poids de cette couronne qui atteignait trente
cinq kilos. Nul autre que lui ne pouvait porter un tel poids sur sa tête.
Le traité 'Avoda zara précité
dépeint des tentatives d'usurpation de la couronne par les fils des concubines
de David qui se disputaient le pouvoir. Pour être reconnu roi légitime, il
fallait pouvoir garder cette couronne sur la tête. Tout le problème se lie
autour de cette couronne. De quelle grâce bénéficiait David pour que cette
couronne si lourde n'écrase pas ses épaules ? Ni le Zohar ni le Talmud ne
répondent à cette question. Comment David continua-t-il à être fidèle au Dieu
d'Israël, alors que le dieu du pouvoir , le dieu pouvoir se trouvait sur sa
tête ? Comment cette couronne ne redevint-elle pas sur la tête de David une
idole ? Certes, les midrashim et aggadoth, assez nombreux à propos du roi
David, racontent sa vie, ses actions et semblent répondre à cette question
quand il nous disent que l'étude de la Torah sur laquelle David était penché
sans cesse, musclait son cou et que son crâne était fortifié par le fil de
Hessed, le fil de générosité, qui descendait sur lui le jour grâce à ses chants
et à ses prières nocturnes.
Mais le Talmud, en parlant de
David de la sorte, réinvente une histoire telle qu'elle aurait dû avoir lieu,
qui eut lieu ailleurs que dans l'histoire des nations. Qui, après David et ses
successeurs de l'Antiquité, réussit à porter cette couronne ? Qui aujourd'hui,
a réussi à la mettre sur la tête sans en refaire une idole ? Si l'on devait
faire passer l'épreuve de cette couronne, si l'on avait cette couronne entre
les mains et qu'on la mette sur la tête de chacun d'entre nous, je doute que
qui que ce soit serait en mesure de la porter, tant son poids est écrasant.
Ceux qui, après l'Antiquité biblique, l'ont essayée, depuis Bar Kokhba jusqu'à
Sabbataï Tsevi, ont vite croulé sous son poids. Donner à Israël un règne parmi
les nations est la tentative la plus dangereuse qui se puisse mener, car le
destin du Roi des rois, du Saint, béni soit-Il, est impliqué dans ce choix.
Pour Israël, exercer le pouvoir, c'est à dire nécessairement la domination sur
des nations étrangères, revient à servir une idole jusqu'à ce que vienne,
rapidement et de nos jours, celui qui sera capable de supporte le poids de
cette couronne, le légitime descendant du roi David, le Messie que nous
attendons.
|
|