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Idoles, données et débats. Actes du XXIV° Colloque des intellectuels juifs de langue française. Textes présentés par Jean Halpérin et Georges Lévite, édition Denoël, Paris 1985.


           
LES AUTRES DIEUX, ETUDE
 D'UN PASSAGE DU ZOHAR (I-109b)


 


 

Par Charles Mopsik

 
Avant d'affronter le passage du Zohar que je vous propose, je dois exposer quelques généralités sur la façon dont est perçue dans la Cabale l'expression qu'on trouve souvent dans la Bible, à savoir : "èlohim a'hërim", "Les autres dieux" que la Bible commande à Israël de ne pas suivre, de ne pas adorer ou servir. Le texte, à ma connaissance, le plus classique, le plus ancien à ce sujet, est un passage du Shaaré Ora, "Les Portes de la Lumière", de Rabbi Joseph Gikatila, ouvrage contemporain de la parution du Zohar, datant donc de la fin du XIII siècle, et qui se présente comme un manuel d'introduction à la Cabale.

 
Au sixième chapitre de ce livre, aux pages 144 et suivantes, le Shaaré Ora dit et répète avec insistance que les autres dieux, les èlohim a'hërim, sont les soixante-dix princes célestes que le Saint, béni soit-Il a impartis aux soixante-dix peuples. Ces "autres dieux" sont les subordonnées du Dieu de vérité, Elohim Emeth. Ils ont chacun la charge d'une nation particulière qu'ils nourrissent spirituellement et dont ils sont les juges tout au cours de l'année, et les garants le jour de Rosh Hachana, le Nouvel An. Ce jour-là ces "autres dieux" sont jugés par le Dieu suprême et châtiés au cas où leurs nations, celles dont ils sont les dieux tutélaires et les responsables, auraient commis des fautes ou des injustices. On peut dire que ce sont les responsables célestes de leur peuple ainsi que leurs guides.

Leur force, souligne R. Joseph Gikatila, n'est pas une force autonome ; elle leur est concédée par le Dieu de vérité. Israël, en revanche est directement gouverné et jugé par le Saint, béni soit-Il, et il est sa part à lui seul échue. La seule part que le Saint, béni soit-Il gère, le seul peuple qu'Il a en héritage, c'est le peuple d'Israël.

 
D'une certaine manière, Israël est au même rang, face au Dieu suprême, que les "autres dieux". Israël ne doit avoir aucune part, n'offrir aucun culte à ces "autres dieux" s'il veut préserver sa relation unique, extraordinaire au sens littéral, avec le Juge des juges, le Dieu des dieux, comme l'exprime un verset du Deutéronome (20, 17) : "Car l'Eternel votre Dieu est le Dieu des dieux",  verset qui est l'appui scripturaire de R. Joseph Gikatila pour étoffer sa démonstration.

On serait, bien sûr, tenté d'assimiler cette conception à celle de "l'esprit des peuples" de la doctrine de Herder, chaque peuple ayant son génie, son esprit qui représente sa dimension spirituelle. Cependant, ces princes célestes des peuples ne sont pas leur "esprit". Le texte du Shaaré Ora nous dit au contraire qu'ils sont leurs "corps" (goufan) (fin de la page 144). Quand les nations du monde commettent des fautes et ont une conduite injuste, elles sont frappées "dans leur corps", c'est-à-dire au niveau du dieu que le Saint, béni soit-Il leur a attribué. Ce passage nous invite à entendre que l'exigence éthique n'est pas la seule propriété du monothéisme ; chaque peuple avec son dieu particulier demeure sous sa contrainte et doit en répondre. Il y a donc la possibilité d'une morale des autres dieux, pourvu que ceux-ci comparaissent en jugement à Rosh Hachana devant leur Dieu, qui se trouve être par ailleurs le Dieu d'Israël.

Hashem, "l'Eternel", n'est pas le Dieu des nations ; il est le Dieu de leurs dieux, le Dieu des dieux des nations. Cette conception devrait nous permettre de jeter les bases de ce que l'on pourrait appeler un dépassement du monothéisme idéologique – j'ai envie de dire "idologique" – qui a voulu imposer le Dieu d'Israël à tous les peuples, déniant toute valeur à leurs dieux et à leurs morales, en exportant à bon marché le Dieu d'Israël. En fait, ce n'est pas au Dieu d'Israël d'aller vers les peuples du monde, c'est à ces peuples qu'il revient d'aller vers Israël et vers son Dieu (1). C'est à eux qu'il incombe de briser les idoles. Il est significatif que le texte du Shaaré Ora précité ne fasse pas mention des idoles en termes de avoda zara, mais en termes d'èlohim a'hërim, "d'autres dieux". Il n'y fait allusion que de manière très brève et détournée, simplement pour rappeler certaines phrases bibliques qui indiquent que les autres dieux sont comme vanité, sont comme néant, ont des yeux mais ne voient pas, ont une bouche mais ne parlent pas. Par rapport à ces textes, R. Joseph Gikatila nous indique que la Bible veut simplement nous dire que toute la puissance, toute l'étincelle de divinité que recèlent les autres dieux, ne leur vient que du Dieu des dieux, du Dieu d'Israël : ce n'est qu'une concession, qu'une donation que leur a faite le Dieu d'Israël.

Les dieux des nations, en effet, ne sont pas nécessairement des idoles, ce sont des souverains célestes impartis aux peuples du monde par le Dieu de vérité, le juge suprême. La relation d'une nation avec son propre dieu est idolâtrique dans la mesure où elle est fétichiste, c'est-à-dire : si telle nation érige son dieu au rang du Dieu des dieux, si, au lieu de soupçonner un Dieu des dieux différent de ses dieux du terroir (2), elle met son dieu à la place du Dieu des dieux, elle commet un acte idolâtrique.

Les objets auxquels les peuples attribuent une divinité, les idoles de pierre, de bois, les arbres, les objets naturels comme les vallées ou les collines, les animaux sculptés, bref, les diverses figurations concrètes de leurs dieux, ne s'équivalent pas. Par rapport à ces diverses figurations, il convient d'éviter un amalgame trop rapide, éviter de dire que toutes les idoles et tous les cultes qui leur sont rendus se valent, qu'à leur égard aucune distinction n'est pertinente et qu'il suffit de condamner en bloc et sans discernement les religions iconolâtriques. Ce n'est pas à Israël de juger les dieux des nations ; c'est une tâche qui revient au seul Dieu d'Israël qui est aussi leur régisseur et leur responsable.

S'il n'est pas question de discréditer sottement et massivement toutes les idoles des peuples, le Talmud ('Avoda zara 44a) nous interdit de façon radicale de tirer un profit quelconque d'une idole, de profiter directement ou indirectement de son utilisation, y compris profane, dans un but commercial, par exemple, en la revendant à un idolâtre. Le simple fait qu'un objet a été consacré à un culte étranger le rend interdit pour un Juif, même en vue d'un usage profane. Le Talmud discute pour savoir si c'est le cas des arbres, des montagnes et autres objets naturels, parce que dans ces cas-là, les Juifs ne devraient plus passer par telle ou telle colline, telle ou telle montagne qui aurait été consacrée comme divinité, comme idole par des païens, ce qui poserait un problème de communication entre les régions;

La décision du Talmud consistant à interdire l'usage, même profane d'un objet consacré à l'idolâtrie est très surprenante. Si un stylo à bille se trouve avoir été consacré comme idole, il est interdit à un Juif de se servir de ce stylo à bille. Si les rabbins du Talmud avaient considéré que les objets consacrés comme idoles étaient de simples fétiches dénués de vertu, de valeur sacrale pour un Juif, ils n'en auraient pas interdit jusqu'à l'usage profane. Le rapport idolâtrique d'un non-Juif vis-à-vis d'un objet change de fait le rapport  d'un Juif à cet objet.

Ce que le Talmud affirme, c'est que la décision des peuples idolâtres n'est pas sans effet ou indifférente à Israël. Qu'un prêtre idolâtre prenne la décision de consacrer tel objet comme idole, ce n'est pas de la pure fantaisie, cela concerne Israël en tant que cet objet, à cause d'une décision venant d'un autre peuple, lui devient interdit d'usage. Autrement dit, pour nous, un objet, un signe, devient comme mort lorsqu'il est, même par un non-Juif, transformé en fétiche. Au point que l'action préconisée par le Talmud consiste soit à l'enterrer dans le sol comme un cadavre, soit à le brûler. Quand un peuple fait de son dieu une idole, il cherche à la soustraire au jugement du Dieu de vérité, brisant le rapport de subordination et de dépendance qui les lie. Cependant, il n'y a pas lieu pour nous de contester la légitimité des empires, des grandes civilisations, dans la mesure où c'est le Saint, béni soit-Il lui-même qui les attribue. Par exemple, Il attribue à tel peuple un empire, une memshala, en élevant tel dieu et en abaissant tel autres et cela en fonction de la conduite d'Israël. R. Joseph Gikatila affirme : " Tu ne dois pas croire les paroles vides de nombreux hommes vides, selon lesquelles il n'y a pas de force dans les dieux des peuples et qu'ils ne sont pas appelés dieux, mais tu dois croire que Hashëm béni a remis force pouvoir et souveraineté dans la main de chacun des princes des nations, pour juger et statuer sur Son peuple particulier ainsi que sur Sa terre." (Shaaré Ora, p. 145).

On peu alors se demander quel genre de royauté, de souveraineté, sera celle d'Israël. Que signifie à cet égard le fait que son Dieu est le Dieu de vérité, le Dieu des dieux, des juges célestes des autres peuples ? Qu'est-ce que cela implique quant à la question du pouvoir, la question de la domination, s'agissant d'Israël ?

Donner une memshala, une souveraineté, un pouvoir à Israël Son peuple, cela implique qu'Il se fasse reconnaître comme le Dieu des dieux par tous les peuples. S'il n'y a pas correspondances entre la première clause et le fait que le Saint, béni soit-Il soit reconnu comme le Dieu des dieux par tous les peuples, il y a quelque chose qui ne va pas.

S'Il ne se faisait pas reconnaître comme le Dieu des dieux par tous les peuples en même temps qu'à Israël est donnée une memshala, c'est-à-dire une puissance, alors le Dieu des dieux ne serait pas le chef des dieux, mais un des soixante-dix dieux exerçant un pouvoir de même rang que celui des autres dieux. En vérité, c'est le Saint, béni soit-Il qui donne le règne, Il ne se l'approprie pas. S'il donne donc sur terre un règne à Son peuple Israël, cela signifie et implique nécessairement qu'Il règne ouvertement au ciel des dieux, que Son règne sur eux n'est plus un règne qu'aux seuls yeux d'Israël, mais qu'il est tel aux yeux des peuples et des autres nations. Ce qui revient à dire que les peuples ne considèrent plus dès lors leur dieu particulier comme une idole, mais comme un émissaire subordonné au Dieu d'Israël. Le destin du Dieu des dieux et le destin d'Israël sont solidaires comme le sont le destin des autres dieux et celui des autres peuples.

Il y a en effet une double solidarité. Solidarité du Dieu des dieux avec Israël, et solidarité des dieux des peuples avec leurs peuples. Réclamer la primauté de l'un, c'est réclamer en même temps la primauté de l'autre. Il ne peut pas se faire qu'Israël règne, ait une memshahala ou Malkhout, un règne sur terre, sans qu'en même temps le Dieu d'Israël règne ouvertement, selon les paroles des prophètes : "En ce jour-là, le Seigneur Adonaï sera Un et Son Nom Un" (Zac. 14, 9). Les deux sont absolument liés.


C'est à ce moment que le Zohar entre en scène. Il nous décrit de quelle manière le roi David a imposé sa royauté. Le passage du Talmud déjà évoqué ('Avoda zara 44 a), qui constitue le canevas à partir duquel le Zohar a tissé sa toile, nous dit ceci : Si l'usage d'une idole à titre profane est proscrit à Israël, si en tirer un profit est interdit, comment se fait-il que le roi David ait mis sur sa tête la couronne de Milkom (ou Malkam), l'idole des Ammonites et que de surcroît cette couronne ait été le signe même de sa royauté ? Celui à qui allait cette couronne était reconnu comme descendant authentique de David et il était un légitime prétendant au pouvoir, à la royauté. Le zéra' de David, sa semence, sa postérité, est reconnue par l'adéquation entre cette couronne et les prétendants au trône. Le Zohar précise qui était Milkom, le dieu des Ammonites, dans un passage intitulé les Sitré Thora, les secrets de la Thora, qui se trouve à la page 109 b du Zohar sur la parasha Vayera. C'est un passage  qui commente l'aventure de Loth, sa séparation d'avec Abraham puis sa sortie de Sodome et Gomorrhe.

 

Du sein de la résolution du roi se détacha à droite une scorie de forme gravée qui se lia à la scorie de l'or, du côté gauche, dont le lieu de résidence est l'impureté. Alors se forma une ébauche d'arbre. Quand Isaac voulut éveiller dans le monde la puissance de la dure justice, il se fortifia, détachant les degrés de leur position. Or Abraham se fortifia et il détacha l'ébauche d'arbre du sein de l'impureté. Le Serpent primordial s'introduisit dans les branches de cet arbre, Serpent primordial qui était le vin, le vin qui fut bu. (Qui fut bu par Adam et Eve lors de la première faute, ensuite par Noé quand il but le vin de la vigne qu'il avait plantée après le Déluge, enfin par Loth au moment de l'épisode de la caverne où il eut des rapports avec ses filles qui ont donné naissance à deux peuples, Ammon et Moab.) Ce Serpent primordial s'introduit dans les branches de cet arbre et il enfante deux degrés liés entre eux ; ce furent les degrés qui tournent dans le côté impur. L'un est appelé Milkom, l'autre Péor. Le premier est conseil ouvert, le second est conseil découvert.

 
Essayons d'y voir un peu clair dans ce passage assez énigmatique. Le Zohar insiste sur l'origine impure des divinités qu'on a citées à la fin de ce passage : Le dieu des Moabites, Péor, et le dieu des Ammonites, Milkom qui est synonyme de Moloch. Ces dieux procèdent des sefirot, mais comme des scories qui se détachent du métal. Qu'est-ce que les sefirot ? Pour le dire trop vite, les sefirot constituent l'ensemble de la vie divine, depuis la première sefira qui est la sefira Kéter (la couronne) jusqu'à la dernière qui est la sefira Malkhout qu'on peut traduire par "règne".

Les sefirot, c'est une manière de dire ce qui se passe à l'intérieur de la divinité, ce qui se produit en elle : les émotions, les colères, les élans de bonté. Tout ce qui se produit au sein du Dieu des dieux, de la divinité d'Israël, est dit, est exprimé, dans les termes des dix sefirot. Les autres dieux sortent en quelque façon des sefirot, s'en détachent. Ce sont des étincelles perdues de la divinité, qui en sont détachées, séparées. Un peu comme des scories. C'est l'image que reprend souvent le Zohar : les scories se séparent du métal quand on le fait entrer en fusion. C'est aussi parfois l'image de la clipa, de l'écorce. Et cette genèse des dieux correspond sur terre ou plus précisément dans le texte, à l'histoire de Loth : lui aussi s'est séparé d'Abraham pour élire domicile parmi les gens de Sodome.

Le Serpent s'est introduit dans l'ébauche d'arbre des sefirot, formé par les excès de gauche et de droite, de ra'hamim et de din, de tendresse et de rigueur. Le Serpent profite de cette espèce de déchet, de résidu qui s'échappe du sein des sefirot de sainteté, pour s'en nourrir et enfanter deux dieux.

De la même façon, Loth, qui est la réplique terrestre de l'ébauche d'arbre céleste, à la fois proche d'Abraham mais séparé de lui, ayant bu le vin qui se trouvait dans la grotte – et ce vin n'est autre que le Serpent, nous dit le Zohar – enfante à travers ses deux filles deux peuples, le peuple d'Ammon et le peuple de Moab.

Issus de ses deux filles, la cadette et l'aînée, les enfants de Loth, Ammon et Moab, sont les répliques de Milkom et de Péor, Milkom étant le dieu des Ammonites et Péor le dieu des Moabites. Il faut bien se représenter ce parallélisme. Il y a deux plans : Un plan métaphysique et un plan historique (c'est à dire en fait textuel) qui sont interdépendants mais ne doivent pas être confondus. L'ébauche d'arbre sefirotique qui se forme à partir du détachement d'un surplus d'émanations issues de la vie divine tend par lui-même à se ranger du côté de l'impureté.

Tâchons d'être plus précis. La surabondance d'épanchements divins, le surcroît de la bonté divine produit sa propre ordure.  Dans les poubelles des riches on trouve des trésors. L'abondance du don venant de la divinité ne peut manquer de déborder dans les secteurs inaptes à la recevoir. Cet excès devient débordement, déperdition.  Même les méchants sont gratifiés. C'est l'exemple que prennent les cabalistes. A cause de la surabondance divine, tous, y compris les méchants qui devraient être punis autant que l'exigent leurs actes mauvais, sont gratifiés. Ils bénéficient de cette bonté qui vient de la divinité, car cette bonté est surabondante. Cette surabondance, ce surcroît de bien venant de la divinité, le mal va s'en nourrir. Cette prodigalité n'est donc pas perdue pour tout le monde, puisque l'impureté en profite et s'en nourrit.

Le Zohar montre d'abord que la dimension d'Isaac, la sainte rigueur; la Guevoura, puis la dimension d'Abraham, la sefira 'Hessed, la bonté, travaillent à opérer la libération de l'excès – de leurs excès – du sein de l'impureté où cet excès a débordé. Le texte ne le dit pas explicitement, mais le parallèle avec l'histoire de Loth est assez clair. Loth s'est d'abord séparé d'Abraham (Genèse 13) pour constituer son propre destin comme l'ébauche d'arbre qui se détache des saintes sefirot. Et il va habiter Sodome qui est le lieu de l'impureté. Quelque temps plus tard quand le décret d'anéantissement s'abat sur Sodome, deux anges viennent l'en extirper et ces deux anges représentent les dimensions sefirotiques d'Abraham et d'Isaac. Au plan céleste, l'ébauche d'arbre est détaché du sein de l'impureté in extremis, au dernier moment, juste avant l'anéantissement.

Cependant Loth s'enivre dans la grotte. Le midrash raconte que c'est le Serpent qui y avait déposé le vin. Le Serpent, au plan céleste décrit par le Zohar, s'introduit dans les branches de l'ébauche d'arbre des sefirot, qui représente Loth au plan terrestre ; et cette fois, des filles incestueuses de Loth, "ses branches", naissent deux peuples : Moab et Ammon. Je ne vais pas ici détailler l'épisode de Loth, et je laisse donc de côté la question du bien-fondé de l'acte des deux filles de Loth qui est discutée dans le midrash; Ce qui nous concerne ici, c'est de saisir comment deux divinités, Péor et Milkom, sont nées de cette rencontre entre des scories détachées des sefirot, l'excès qui provient de leur surabondance et le Serpent qui est le souffle d'impureté comme dit le Zohar.

En tant qu'excès issus des sefirot, Péor et Milkom, les divinités des Moabites et des Ammonites, détiennent une certaine part de justice ; disons qu'ils ont une valeur ambiguë; floue, une étincelle – mais rien qu'une étincelle – de sainteté, c'est à dire en fait pas grand chose, mais quelque chose quand même de saint et d'authentique : en un mot, une bonté qui donne dans le mal et qui est prête à pardonner l'impardonnable et une sévérité qui est prête à punir cruellement de menues fautes involontaires.

Et puisque ces deux dieux sont issus du Serpent, ils sont profondément imprégnés par l'impureté, cette racine du mal. L'impureté est considérée comme la racine du mal et non pas comme le mal. Il y a toujours une distinction que fait le Zohar, ainsi que la Cabale par la suite, entre le mal et l'impureté. L'impureté, c'est ce qui est à la racine du mal, le mal étant en quelque sorte une péripétie catastrophique, puisque inéluctable de l'impureté. Ces deux dieux sont donc imprégnés par cette impureté et leur pente naturelle, si l'on peut dire est de dégénérer vers le mal. Leurs peuples auront le même destin. Les Moabites – voir au Livre des Nombres l'épisode du roi Balak et de Balaam – comme les Ammonites – ce sera le texte du Livre des Rois – finiront par être des ennemis farouches d'Israël, bien que le Dieu d'Israël ait d'abord recommandé à Moïse de leur proposer la paix, d'éviter la guerre et l'affrontement. Cet épisode nous permet de voir aussi que Moab et Ammon ne seront pas placés au même degré : Ammon, en effet, ne sera combattu que bien plus tard par David ( Livre des Rois) alors que Moab le sera dès le Livre des Nombres.

Le Zohar, parlant des deux filles de Loth, présente la chose ainsi : la cadette, après son accouchement dit (Gen.19, 38) : "Ben'ami, j'ai eu un fils de mon peuple." Mais elle ne dit pas de qui il était (par pudeur, nous avait dit Rachi). C'est pourquoi il était d'un domaine caché. Son dieu, c'est Milkom qui est un degré caché, qui agit par subterfuge. L'autre, l'aînée, l'impudique, dit : "Moab", à savoir : celui-ci vient de père (méav), je l'ai enfanté avec mon père. Son degré – dans le Zohar, "son degré " veut dire : son dieu – son degré de divinité est Péor qui est une réalité à découvert. Par rapport à cette idée de la réalité à découvert de Péor, il faut penser au culte phallique et scatologique que les Moabites rendaient publiquement à cette divinité. Le Zohar conclut : "Or, ces deux là, David les saisit par la suite. De Moab vient Ruth d'où sortit le roi David. Avec Ammon, le roi David se couronna." Un autre passage du Zohar (Vayishla'h, 173 a) nous donne des détails sur cette prise de la couronne du roi des Moabites.

David prend la couronne du roi des Moabites à l'issue d'une guerre menée par Joab qui était son chef d'état-major. Beaucoup d'éléments sont empruntés au traité 'Avoda zara 44 a du Talmud babylonien. Le Zohar précité (Vayishla'h, 173 a) termine en disant : "Le roi David se saisit de ces deux degrés, Péor et Milkom qui furent la puissance de son royaume. Péor et Milkom furent la puissance des son royaume afin de vaincre les autres peuples, car si David ne s'était pas impliqué dans leur côté, il n'aurait pas pu supplanter (les autres peuples). Tous les degrés des peuples étaient compris dans David, de sorte qu'il puisse les soumettre et les vaincre."

Nous voudrions rapidement résumer quelques-unes des réflexions que ce texte a suscitées en nous. Disons rapidement un mot sur Ruth, la Moabite, l'aïeule de David. Qu'une étincelle de sainteté s'arrache à la gangue d'impureté et rejoigne Israël, cela n'a rien qui puisse surprendre outre mesure. Ruth s'est ouverte au Dieu d'Israël avec tout ce que cela impliquait. La composante Ruth dans la royauté d'Israël est relativement facile à entendre.

Les choses se compliquent avec le peuple d'Ammon dont le roi David a pris la couronne qui représente le dieu Milkom et qui va devenir l'emblème de sa royauté. A la question : comment David a t-il pu tirer parti d'une idole, le Zohar (Vayishla'h) répond : c'est un étranger à Israël, un non-israélite dénommé Ittaï le Guittite qui désacralisa cette couronne en brisant la forme de Serpent qui y était gravée. On comprend que seul un non-israélite ait la possibilité effective de rendre permis d'usage pour un israélite un objet consacré à un culte étranger. Il faut qu'Israël attende de la part des nations un geste destructeur contre leurs fétiches pour que la singularité du degré divin qui y était retenu prisonnier puisse en être libérée et rejoindre le destin du Dieu des dieux et de son peuple. Dès lors, le souci moral, les institutions garantes de l'ordre et de l'équité propres à ce peuple et à son dieu peuvent bénéficier à Israël. Par exemple, dans le passé, des éléments du droit romain ont été repris dans le Talmud. Dans un midrash célèbre, les rabbins évoquent leur admiration pour certaines institutions légales des tribunaux romains. (Voir Misdrah Rabba sur Genèse 10,13). Pensez aussi à ce que l'Egypte antique a légué à Israël et plus tard à ce que la Babylonie et le zoroastrisme ont légué au judaïsme rabbinique. Israël n'a jamais été cette forteresse fermée qu'on a voulu croire. Mais Israël n'est pas allé à la conquête de ces valeurs et de ces institutions. Le geste d'Ittaï le Guittite s'est reproduit. De la part des nations, un rapport non idolâtrique à leurs dieux s'est développé ici et là, et ce sont des éléments issus de ces nations qui ont ramené dans le giron d'Israël les étincelles libérées par ce geste que seul un non-Juif peut faire pour Israël : briser ses idoles.

Quelque chose de semblable eut lieu, me semble t-il, au second siècle avec l'empereur Antonin le pieux, ou son fils adoptif Marc-Aurèle selon les interprétations des historiens. C'est Antonin qui alla, mais dans le secret nous conte le Talmud, frapper à la porte de rabbi Juda Hanassi et non point l'inverse. Le geste de désacralisation des idoles, c'est à dire de leur profanation, incombe aux nations du monde. A Israël, il est interdit de neutraliser les idoles pour un usage profane. Le seul geste qui convienne à Israël par rapport à des idoles, nous dit le Talmud, c'est de les détruire par le feu ou de les ensevelir dans le sol.

Cela dit, le Zohar nous explique quelque chose de plus. La royauté même de David – nous revenons au thème initial – le fait qu'Israël a un roi et un pouvoir politique ne vient pas d'une dimension intérieure à Israël, il l'hérite des autres peuples, des autres dieux. Pensez à la résistance du prophète Samuel face à la demande des Hébreux qui exigeaient d'avoir un roi, pour être, dit le texte (I Samuel 8), "comme les autres peuples". Et Dieu intervient pour dire à son prophète : " Ecoute-les." "Ecoutes-les" pourquoi ? Parce que ce n'est pas à toi Samuel, qu'ils en veulent mais c'est à Moi. Ils ne veulent plus que je sois leur roi, que je règne sur eux. Israël ne voulait plus avoir pour roi le Dieu de dieux, le Dieu d'Israël : les Israélites de cette époque deviennent comme les autres peuples.

Notons que la demande d'avoir un roi est articulée sur le désir – c'est évident dans le texte de Samuel – de remporter une victoire décisive et finale contre les autres peuples, c'est-à-dire surtout les Philistins. Pour définitivement en découdre et en finir avec les Philistins, il fallait qu'Israël, les hommes du peuple d'Israël, aient un roi. Exercer un pouvoir, avoir un roi, un chef de gouvernement, c'est essentiellement avoir un chef de guerre. Ce n'est pas sur une terre que le pouvoir royal s'exerce en réalité : pour exercer un pouvoir sur une terre, on n'a pas besoin de roi ; il suffit d'avoir des tribunaux compétents. En revanche, c'est sur d'autres peuples que le pouvoir royal s'exerce. La domination d'un règne est l'abaissement d'un autre et non la conséquence de l'abaissement d'un autre. Le fait qu'un règne se mette à prédominer suppose l'abaissement d'un autre. Autrement dit, le Dieu d'Israël, comme son peuple, risque de devenir, par l'acte du pouvoir royal, un Dieu parmi les dieux et Israël un peuple parmi les peuples, parmi les soixante-dix peuple dont parlait le Shaaré Ora.

Or, le Dieu d'Israël commande au prophète récalcitrant qui sait ce risque, d'oindre un roi qui sera Saül. Mais cette décision n'aboutit concrètement à l'établissement d'un règne parmi les autres règnes que lorsque David met sur sa tête la couronne de Milkom, idole disqualifiée comme telle par Ittaï, le Guittite. David prend le pouvoir là où il était, dans l'impureté de l'idolâtrie. On pourrait dire : là où il est. Il n'y a pas de raison de parler au passé. Et cela grâce à l'aide, à la complicité d'Ittaï le Guittite, un non-Juif qui, par le geste de casser le caractère d'idole de cette couronne, la rend permise. Et Ittaï le Guittite – nous racontent le Zohar et le Talmud – par cet acte même de briser l'idole, devient prosélyte.

Cependant, il n'en va pas du pouvoir comme des institutions de justice. Car, nous dit le Zohar, seul David pouvait supporter sur sa tête le poids de cette couronne qui atteignait trente cinq kilos. Nul autre que lui ne pouvait porter un tel poids sur sa tête.

Le traité 'Avoda zara précité dépeint des tentatives d'usurpation de la couronne par les fils des concubines de David qui se disputaient le pouvoir. Pour être reconnu roi légitime, il fallait pouvoir garder cette couronne sur la tête. Tout le problème se lie autour de cette couronne. De quelle grâce bénéficiait David pour que cette couronne si lourde n'écrase pas ses épaules ? Ni le Zohar ni le Talmud ne répondent à cette question. Comment David continua-t-il à être fidèle au Dieu d'Israël, alors que le dieu du pouvoir , le dieu pouvoir se trouvait sur sa tête ? Comment cette couronne ne redevint-elle pas sur la tête de David une idole ? Certes, les midrashim et aggadoth, assez nombreux à propos du roi David, racontent sa vie, ses actions et semblent répondre à cette question quand il nous disent que l'étude de la Torah sur laquelle David était penché sans cesse, musclait son cou et que son crâne était fortifié par le fil de Hessed, le fil de générosité, qui descendait sur lui le jour grâce à ses chants et à ses prières nocturnes.

Mais le Talmud, en parlant de David de la sorte, réinvente une histoire telle qu'elle aurait dû avoir lieu, qui eut lieu ailleurs que dans l'histoire des nations. Qui, après David et ses successeurs de l'Antiquité, réussit à porter cette couronne ? Qui aujourd'hui, a réussi à la mettre sur la tête sans en refaire une idole ? Si l'on devait faire passer l'épreuve de cette couronne, si l'on avait cette couronne entre les mains et qu'on la mette sur la tête de chacun d'entre nous, je doute que qui que ce soit serait en mesure de la porter, tant son poids est écrasant. Ceux qui, après l'Antiquité biblique, l'ont essayée, depuis Bar Kokhba jusqu'à Sabbataï Tsevi, ont vite croulé sous son poids. Donner à Israël un règne parmi les nations est la tentative la plus dangereuse qui se puisse mener, car le destin du Roi des rois, du Saint, béni soit-Il, est impliqué dans ce choix. Pour Israël, exercer le pouvoir, c'est à dire nécessairement la domination sur des nations étrangères, revient à servir une idole jusqu'à ce que vienne, rapidement et de nos jours, celui qui sera capable de supporte le poids de cette couronne, le légitime descendant du roi David, le Messie que nous attendons.

 

1 - Voir Daniel 11, 36 sqq. où le roi Antiochus est dépeint comme un infâme tyran parce qu'il "n'a point d'égards pour les dieux de ses pères" et parce qu'il profère "des paroles scandaleuses contre le Dieu des dieux". Tant qu'une nation du monde craint ses dieux, tant que ceux-ci sont vivants pour elle et qu'elle reste attachée à "ses pères", la voie qui mène vers le Dieu d'Israël n'est pas fermée, car celui-ci se trouve être le Dieu de leurs dieux. Ce qu'il est capital de comprendre, c'est que le Dieu d'Israël n'est pas un ''autre dieu" pour les nations, qui pourrait être substitué à leurs divinités, les remplacer comme un dieu étranger remplace le dieu du terroir, mais que ce sont les nations qui sont étrangères au Dieu d'Israël, et qu'il leur revient, à elles, de faire cesser leur rapport d'étrangeté face à Lui, et cela non pas en s'identifiant à Israël – car le rapport d'identification ne fait que renforcer le sentiment d'étrangeté – mais en entrant "sous les ailes de la Shekhina", c'est-à-dire en entamant un processus de guérout (conversion).

 
2 - Ce que l'Egypte antique par exemple avait entrevu avec la figure d'Amon, le dieu caché qui trônait par-delà toutes les divinités du panthéon égyptien.

 
 



 
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