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BENJAMIN DUVSHANI – Monsieur Mopsik nous a fait comprendre
que, pour le Zohar, le christianisme a péché en voulant imposer le Dieu
d'Israël à toutes les nations. Cela me fait penser à certains discours de la
nouvelle droite. D'autre part, dans le contexte zoharique, Knesset Israël – qui
a une double signification : l'ensemble des Juifs et la sefira Malkhout – ne
peut pas être considérée comme tout à fait détachée de Dieu. Il y a là un
problème pour la définition de Knesset Israël en tant qu'une des dénominations
de la divinité dans le Zohar.
CHARLES MOPSIK – La question portant sur le fait que le
Zohar semble reprocher au christianisme d'avoir vulgarisé, popularisé le Dieu
d'Israël parmi les nations, est difficile et délicate. A partir du III° siècle,
quand Constantin a adopté le christianisme comme religion officielle, quelque
chose s'est passée – on en a des traces à plusieurs reprises dans le Talmud –
comme un sentiment d'usurpation, une douleur si grande qu'elle n'a même pas pu
être formulée en termes de théologie ni avec les formulations talmudiques
habituelles. Il y a eu un silence, comme une douleur. Les chrétiens ont été
désignés comme minim, c'est à dire "sectaires". Sans entrer
dans les détails historiques, on peut dire que, selon le texte talmudique (voir
notamment le traité 'Avoda zara), les idolâtres proprement dits servent
un culte étranger, car ils ne connaissent pas le Dieu d'Israël ; c'est donc par
ignorance qu'ils fautent. Les minim, eux, connaissent le Dieu d'Israël
et c'est en connaissance de cause qu'ils se détachent du Dieu d'Israël. Ils
affirment que leur Dieu est le Dieu d'Israël, mais ce n'était plus le Dieu
d'Israël. C'était autre chose qui était en germe dans le christianisme. Je ne
veux pas entrer dans un débat sur le christianisme, mais j'ai simplement
résumé, sans prendre position, ce que dit à ce sujet le Talmud et l'ensemble de
la tradition rabbinique, y compris le Zohar.
GILLES BERNHEÏM – En ce qui concerne Knesset Israël, il
faut signaler qu'au lendemain du Veau d'or, lorsque Moïse rassemble la
communauté d'Israël, cette communauté est appelée 'adat Israël, terme
lié à l'idée de 'ed, 'edouth, témoigner. Moïse, rassemblant toute
la communauté d'Israël par la parole, comme l'indique Rachi, annonce le
Deutéronome, c'est à dire la suppression de la distance ontologique qui
séparait Moïse d'Israël. Autrement dit, la personnalité de Moïse part de Dieu
pour aller vers l'homme et non pas le contraire : il s'agit d'un homme qui a
enregistré et signifié la parole divine dans sa totalité et qui devient
profondément homme. Il demande que chacun en Israël soit prophète, c'est à dire
soit à même de mesurer, d'apprécier, de signifier, selon son langage et ses
virtualités, la parole divine. Israël est une communauté de témoignage qui
récapitule les virtualités des nations et cela ne peut se faire que hors de
Dieu, dans la mesure où les nations sont porteuses de virtualités toujours à
venir. Si Israël se dérobe et manque à sa tâche, il n'est plus 'eda,
communauté témoignante ; il devient quelque chose qui a un sens bien plus restreint
: il est alors Knesset, c'est à dire un groupe qui témoigne uniquement pour lui-même; politiquement. Cela dit, il
est vrai que, dans le Zohar, l'expression Knesset Israël, est synonyme de la
sefira Malkhout. Mais le retour de l'homme en Dieu est une chose inacceptable
pour le judaïsme : nous ne pouvons pas incarner l'idée de Dieu en sa totalité.
G GACHNOCHI – A la fin de l'exposé, vous avez introduit un
élément polémique à propos des relations d'Israël et du pouvoir en disant
qu'Israël n'avait pas vocation au pouvoir. C'est discutable à divers égards.
D'abord, on pourrait dire qu'il y a une fétichisation du passé du fait que les
hommes, depuis la chute du royaume d'Israël, ont voulu exercer le pouvoir et
n'ont pas réussi durablement à extrapoler le fait que cela ne puisse pas
arriver; Deuxièmement, c'est négliger la différence entre le pouvoir exercé par
un homme et celui qu'exerce le peuple tout entier ; Or c'est le cas du pouvoir
politique qui s'exerce actuellement en Israël. Finalement, il n'y a pas grand
choix : ou bien l'on admet, peut-être avec idolâtrie, le compromis que serait
la participation au pouvoir (mais on est toujours dans des compromis puisque
les temps messianiques ne sont pas arrivés), ou bien l'on participe l'idolâtrie en fétichisant le fait d'être
dominé.
CHARLES MOPSIK – Israël a vocation au pouvoir dans la
longue mesure où le Dieu d'Israël a vocation à être le Dieu de tous les peuples
dans la suite des temps. Je ne crois pas que l'on puisse jauger ou juger par
rapport aux réussites ou aux échecs, du caractère idolâtrique ou non
idolâtrique d'un pouvoir qu'exercerait Israël : réussir ou échouer, cela tient
plus à des considérations d'ordre géopolitique, historique, de rapports de
force entre les peuples. Cela ne donne aucune garantie d'authenticité. Des
peuples idolâtres ont pu réussir pendant des millénaires. Ce n'est pas le
critère.
G. GACHNOCHI – L'échec non plus.
CHARLES MOPSIK – Bien sûr, j'ai parlé de Bar Kochba et de
Sabbataï Tsevi qui ont été des échecs ; on pourrait parler de moments de
réussite dans l'histoire du peuple d'Israël, mais ce n'est pas le critère pour
distinguer ce qui est de l'ordre d'une re-idolâtrisation de la couronne de
Milkom, donc du pouvoir.
Vous dites que j'ai introduit un élément polémique ; il s'est
imposé à moi à la lecture du texte : le Talmud parle de "guerre de la
Torah", la guerre de l'étude. Le mot guerre signifie principalement, à
partir des textes des pharisiens, la guerre de l'étude ; la signification de la
guerre au niveau des soixante-dix nations et d'une présence d'Israël comme une
des soixante-dix nations – c'est ce que relate le Livre de Samuel – est devenue
problématique. A partir du moment où les pharisiens, les pères fondateurs du
judaïsme qui ont rendu possible un judaïsme après la destruction du deuxième
Temple ont donné ce sens au mot guerre, on ne peut pas le passer sous silence
et faire comme s'il avait uniquement la signification que lui donnent les
nations. De même, quand on parle du rapport d'Israël au pouvoir, il faut prendre
en considération que le mot pouvoir n'a pas la même signification parmi les
soixante-dix nations que celle du pouvoir du Dieu d'Israël et de son peuple. Il
s'agit d'un autre niveau. En dehors de l'histoire universelle, une autre
histoire s'est jouée, à laquelle d'ailleurs le mot histoire n'est pas vraiment
adéquat.
Vous avez dit encore : on n'a pas le choix. C'est une
question assez redoutable, car qui dit choix dit crise. Le seul choix que je
connaisse est celui qui nous est proposé dans le Deutéronome : "Tu
choisiras entre le bien et le mal, la vie et la mort. Tu choisiras le bien et
la vie. " Choix essentiel, primordial. Tout autre choix est un choix
dérivé. La question que nous pose le passage du Zohar sur la couronne, c'est :
est-ce que le choix du pouvoir pour Israël correspond à un choix pour le bien ?
G. GACHNOCHI – Il me semble que nous sommes dans cet arrêt
du sens que Stéphane Mosès craignait hier. Vous avez parlé de la position prise
par des rabbins après la destruction du Temple, et en fonction de cette
destruction ; si aujourd'hui on la transpose telle quelle, nous sommes
effectivement dans un arrêt qui nie que l'histoire se continue et qu'en
particulier il y a un passage de la personne du roi, par exemple, à l'ensemble
de la communauté d'Israël. Cela est peut-être quelque chose qu'Israël peut
recevoir des nations sous la condition dont vous parliez et qui serait une
démystification du pouvoir.
CHARLES MOPSIK – Tout état du sens est un moment où l'on
décide d'arrêter le sens. Or, nous pouvons nous demander : y a t-il eu un
évènement depuis la destruction du Temple qui soit de nature à relancer le sens
? Décider l'entrée sur la scène des nations en tant que nation ayant un pouvoir
politique ? Cela aussi revient à décider d'un arrêt du sens – dans les termes
de l'histoire des nations. C'est la logique et le langage de l'histoire des
nations qui nous fait soupçonner une continuité, une substantialité de
l'histoire. Et c'est cela qui est en question.
Est-ce que, depuis la destruction du deuxième Temple, il y
a eu un événement qui dépasse la péripétie, qui ait permis de décider d'une
continuation, d'un prolongement, de quelque chose de nouveau dans le sens et
dans l'histoire d'Israël ? si l'on répond : Oui – il faut relancer, prolonger
le sens, partir de ce qui a été écrit et inscrit dans les textes pour donner
une nouvelle formulation. Est-ce le rapport au monde qui a changé ? le rapport
à Dieu ? Si c'est le cas, la question d'un relais, d'un état du sens est posée.
Dans le cas contraire, il n'y a pas de raison de décider, à partir de la langue
des soixante-dix nations, qu'il faille prolonger le sens de l'histoire d'Israël
et qu'il faille changer la nature ou simplement le rapport au Dieu d'Israël.
Selon la réponse, cela change totalement l'engagement qu'on va avoir au niveau
le plus existentiel et aussi le rapport
au texte ; cela change totalement la notion du monde et le rapport au Dieu
d'Israël. Alain Finkielkraut a évoqué le fait que depuis la seconde guerre
mondiale, on ne peut plus parler, il n'y a plus de Dieu d'Israël en tant que
Dieu le Père, il n'y a plus de Père d'Israël. Il n'y a plus de sens. Or, en
vous entendant poser la question, mes poils se hérissent sur mon corps. Car si
le Dieu d'Israël comme père, le Père d'Israël, notre Père qui est au ciel, ci
c'est ce père-là qui est mort, on va se réinventer ou se retrouver un dieu
au-delà du père, qu'on va rendre de plus en plus transcendant, de plus en plus
infini, de plus en plus insubstantiel, de plus en plus inexistant.
J. HASSINE – Votre exposé est passé du niveau mystique au
niveau halakhique, à la législation rabbinique. Que pensez-vous de ce que dit
Gershom Scholem : au niveau mystique, le christianisme et le judaïsme se
ressemblent et il n'y a pas de grande différence ? Scholem admet une séparation
fondamentale entre les niveaux d'interprétation, le Zohar n'a aucune prise sur
la halakha dont la plus grande partie a été consignée avant le Zohar.
L'histoire et la vie du Juif sont dirigées par la halakha et non par le Zohar.
Le Zohar peut prolonger le sens mais la halakha existe et elle introduit le
Juif dans une histoire et dans cette histoire, il n'y a pas de démystification
du pouvoir.
CHARLES MOPSIK – Vous êtes victime d'un fantasme qui a
vécu longtemps dans certains discours et qu'on entend encore aujourd'hui. Le
Shoul'han 'Aroukh, par exemple, la plus grande compilation halakhique qui est
la référence de la vie juive depuis quatre siècles, a été écrit au XVI° siècle
par Rabbi Joseph Caro qui, grand cabaliste, tient compte du Zohar. Beaucoup de
halakhot sont issues du Zohar ; Rabbi Zvi Czernowitz a montré dans son Sefer
Toledoth Haposkim, l'influence du Zohar et d'autres ouvrages que vous
appelleriez "mystiques" sur la halakha.
Il ne faut pas croire qu'il y a un niveau ésotérique,
secret d'un côté et un niveau halakhique de l'autre. La halakha est
métaphysique, mystique, si vous voulez. Si l'on ne fait pas une histoire
fantasmatique de la Littérature juive, on s'aperçoit que halakha, aggada,
cabala sont interconnectées depuis le départ jusqu'à maintenant – en tout cas,
là où elle est vivante. Là où l'un ou l'autre secteur est en passe de mourir,
de devenir une écorce, les niveaux sont disjoints. Certes, on pense en termes
juridiques d'un côté, on cherche un supplément d'âme de l'autre ; mais quand
les deux sont composés entre eux dans un même tissu tissé de ces deux fils, la
vie s'épanche dans tous les domaines qui intéressent les Juifs.
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