YITGADAL
Que soit élevé
Extraits lus par Daniel Mesguich à l'occasion de
l'hommage à Charles Mopsik :
" Une oeuvre intellectuelle en mouvement"
à Paris, au Centre Alliance Edmond J. Safra
les 14 et 17 novembre 2013
Texte N°1
... Vers quel ailleurs es-tu et que faire ? Faut-il trancher le cordon
qui relie le monde des vivants au monde de ceux qui dorment dans la
poussière ou faut-il au contraire dédaigner la mort et continuer à
tisser d'autres liens par delà la frontière ? La mort est devenue
vivante depuis que tu es mort alors qu'elle était la mort quand tu
vivais encore.
Sur les débris de notre vie fracassée, un mur
infranchissable a poussé qui nous a séparés. Je pourrai aiguiser mon pleur en
une voix cristalline qui briserait en mille éclats ce mur infranchissable. Je
lève les yeux au-dessus de ma vie et j’accroche mon âme aux réseaux des âmes
qui ne font pas de discriminations entre les âmes des vivants et les âmes des
morts car dans la communauté des âmes, la vie, la mort, sont un détail, une
affaire de vêtements. Au-dessus de ma vie, les âmes toutes ensembles vêtues de
corps de chair et de corps de lumière franchissent allègrement le voile
transparent du ciel. Il n’y a plus ni fossé, ni distance, ni oubli, ni douleur…
… Lorsque la foudre s'est abattue sur notre maison,
ce vendredi 13 sivan, nous avons été projetés hors de notre lieu – tout à coup
– déportés dans un non-lieu, privés d'indications, privés de direction, privés
de présent, de passé, de futur, pulvérisés dans l'Absence, toute l'Absence et l'absence
de sens, l'absence de mémoire – d'un seul coup. Au contact du ciel ton âme a
revêtu un corps de lumière tandis qu'au contact de ta mort mon corps est devenu
un brasier incandescent. Aujourd'hui sur la Colline de Jérusalem, à travers
l'entrebâillement de mes yeux qui te cherchent, tout le bleu du ciel
s'engouffre dans mon corps. J'ai l'intime connaissance que je vais te retrouver
un jour, autrement, autre part, ailleurs, si loin, si prêt. A Paris, je suis
rouge, rouge sang, rouge vif, rouge guerrier, une veuve. Lorsque mon pied
touche le sol d'Israël, je deviens bleue. Mais sur la Colline de Jérusalem, le
bleu est beaucoup plus intense car mon âme avale le ciel ici mieux que partout
ailleurs...
Texte N°2
… Il vente, il neige, il gèle derrière les vitres
embuées d’un café du Marais. Elle a posé son béret sur une petite table ronde
en marbre rose. Elle a planté son regard bleu sur la planète de mon âme. Mais
voici, je suis ailleurs. Je m'attends à ce que tu pousses la porte de ce café à
tout moment. D'un battement de cils, je retourne au présent. Décidément le ciel
a la grisaille d'un torchon sale mais qu'importe le ciel, aujourd'hui je suis
venue me blottir dans l'outremer des yeux d'Elsa.
- Comment me sauver de ta mort ?
- Tu as suffisamment accumulé de force en toi durant
ta vie avec Elyah pour affronter une telle épreuve. La difficulté n’est ni de
tenir ni de résister mais de reconstruire. Tu es jeune. Tu es jolie. Un jour tu
seras prête.
- Comment me protéger de ceux nombreux qui me
condamnent à marcher dans l’ombre de ta mort ?
- Maayane, en s’en allant, Elyah t’a laissé la place.
Prends-la ! Ne te tais pas !
- Comment me barricader contre cette célébrité
soudaine qui a fait de toi le personnage mythique que tu as refusé d'être
durant ta vie ?
- Tu ne pourras pas empêcher que l’on vienne le
mythifier car il appartient désormais à tout le monde. De temps en temps, tu
pousseras une gueulante pour remettre les pendules à l’heure. Mais toi de ton
côté, fais ! Continue!
- Sur la terre comme au ciel, on t’a ravi. Où es-tu ?
- Ton rapport avec Elyah est comme ce monologue à deux
avec Dieu.
- Comment te protéger de la mort ?
- Maayane, ne t’inquiète pas. Son œuvre ira en se
propageant de plus en plus. Elle s’imposera nécessairement. Elle est
incontournable. Elle est fondamentale…
Texte N°3
… Aujourd’hui c’est Pourim dans la communauté des
hommes de mon peuple. Il était une fois, au temps du roi Assuérus, Esther et
Mardochée... Ils ont renversé le complot d’Aman ! Ils ont déjoué le sort ! Ils
ont transformé un jour de deuil en jour de fête ! Pourquoi n’ai-je pas eu le
cran de la reine Esther en allant trouver le Roi de Gloire le 13 du mois de
sivan ? Je Lui aurais dit :
Ô Roi Puissant, au nom de mon peuple, épargne ton
fils car il n'a pas fini de répandre sur nous toute sa lumière !
Pourtant je suis allée trouver le Roi de Gloire le
13 du mois de sivan. Deux veilleurs aux épées de feu tournoyantes m’ont
empêchée d’entrer dans Ses appartements. Le Roi de Rois des Rois m’a aperçue
par-dessus les épaules de Ses gardiens en feu. Il a vu mes larmes et Il m’a dit
:
- J’aime tes larmes.
Redescends et pleure.
Je Lui ai répliqué :
- Mon rire est meilleur que mes larmes !
Les sentinelles des hauteurs m’ont secouée avec
colère. Ils ont crié après moi :
- Comment oses-tu, mortelle, contester les ordres du
Roi? Retourne d’où tu viens !
Je me suis échappée des tenailles de leurs ailes et
je suis venue me blottir sous les pieds du Trône de Gloire en proclamant tout
haut, bien fort :
- Mon rire est meilleur que mes larmes !
L'archange au-dessus des archanges m'a tirée de
dessous le Trône. Il m'a promis que j’allais rire autant que je pouvais
pleurer.
Je suis redescendue dans la vallée des pleurs. Et
désormais je parle au vent et aux nuages. Je te cherche. Dans le grand Big-Bang
de ton départ, notre histoire a explosé en mille morceaux et depuis ses
fragments foncent sur moi comme des astéroïdes. Ils n’en finissent pas de me
meurtrir.
Le chagrin m’exaspère et je commence à en avoir
assez de sa tyrannie.
Le soleil a terminé sa course. Il a retiré sa
couronne et quitté péniblement son char doré. Le phénix, à ses côtés, a secoué
les brindilles de lumière accrochées à ses ailes. Il a passé toute la journée à
courir au devant du soleil, faisant écran avec son corps pour éviter que le
monde ne se consume sous les ardeurs de l'astre. Mais malgré son zèle ailé,
j'ai reçu dans la soirée une morsure de soleil en plein cœur. Pourquoi cette
tristesse soudaine ?
En apprenant la nouvelle, le lendemain, j'ai franchi les sept cieux pour parler
au Roi de Rois des Rois. Les veilleurs, porteurs d'ailes, m’ont aussitôt barré
le passage en s’écriant :
J’ai hurlé sous les remparts de Son septième palais
:
Les anges de lumière m'ont bâillonnée mais j’ai
mordu le bout de leurs ailes et la bouche en feu j’ai demandé :
- Pourquoi, Ô Roi glorieux, retires-Tu avant l’heure,
de ce monde obscur, des hommes
flambeaux et hier soir Tsipora ? Les
hommes sur la terre sont sans réponse et Toi Tu te tais et le chagrin est sans nom.
Elle venait d’avoir tout juste 15 ans. Elle s'en est allée hier soir comme un
souffle léger, une colombe envolée.
C'est alors qu'une voix amie
s'est levée du sein de la cohorte des archanges :
" Poussière, Poussière, comme tu es acharnée,
comme tu es présomptueuse, tu désintègres ceux qui faisaient le délice des
yeux, tu engloutis et réduis en poussière tous les piliers lumineux du
monde!"
Les
sentinelles offusquées par ce vent de rébellion m’ont poussée dans le vide,
mais je me suis agrippée à ton cou et tu m’as déposée sur la terre avec une
infinie tendresse…
Texte N°4
…
J’avais demandé à visualiser le montage que j’avais réalisé pour cette soirée
d'hiver en ton hommage. Et voici, je suis seule dans le grand auditorium où une
armée de fauteuils somnolent dans la pénombre. Je suis seule au milieu d’eux,
sur l’un d’entre eux, toute petite, minuscule, un petit grain de poussière. Il
y a juste moi et cet Ecran, moi devant cet Ecran, cet Ecran et toi, ta voix,
ton visage, tes mains… Tes mains, la chaude présence de tes mains ! Nous sommes
tous les deux seuls, face à face, dans ce grand auditorium, ce soir dans le
noir, moi seule face à toi sur l’Ecran.
Elyah
: "Ai-je été sur un trône céleste à l’apparence de saphir?"
Comment
traverser cet Ecran liquide devant mes yeux ? Comment plonger dans cette
réalité qui n'existe que dans la pénombre sur cet Ecran lumineux ? Dès que je
t’aperçois sur l’Ecran, je te fais signe avec la main et ma main devient une
ombre qui cherche à retenir ton image. Une ombre, une image… est-ce tout ce qui
reste de nous ? Je n'ai plus de toi qu'une image à étreindre avec mon ombre sur
l’Ecran.
Oh,
je le vois bien que je te fais de la peine, assise, toute petite, toute seule,
dans le noir à t’attendre, comme une enfant sage ! Franchement quelle tragédie
ta vie ! Comment, derrière l’Ecran tu me vois devant toi, moi qui regarde ton
image sur l'Ecran sans te voir Toi ? Tes mains s’agitent en tous sens derrière
le mur de lumière. Elles attisent le feu dans ma poitrine.
Elyah
: "Je fais un signe de la main et tu me réponds. Tu me fais un si grand
sourire qui s'incruste sur le sable mouillé des plages enfantines où l'ombre
n'existe pas. Un monde sans nuage, posé délicatement sur les cimes de ton cœur,
fait frémir la racine des quelques cheveux qui me restent. Une musique si douce
qui est l'écho de ton amour…"
J'ai
grimpé sur l'aile de l'avion qu'on aperçoit dans le film. J'ai dansé, j'ai
chanté, j'ai célébré ta noce avec le ciel. J'ai crié : Mazal tov ! Mazal tov !
Va ! Garde-le, Toi, l'Eternel Impatient qui n'as pas voulu attendre encore
quelques années ! Je suis le verre qu'Il a jeté à terre. Je suis le verre qu’Il
a brisé sous Son talon à l'occasion de ton mariage avec le ciel.
Texte N°5
Elyah
: "Maayane, tu ne fais que repasser par des lieux que j'ai foulés, il y a
plus d'une vingtaine d'années et si les pierres de cette ville ont de la
mémoire, elles pourront laisser par moment transparaître mon ombre qui s'y est
inscrite comme une gravure invisible. Elles captent en ce moment la trace de
ton passage et ne l'oublieront pas. Sache que ce n'est pas sans moi que tu
goûtes à l'atmosphère de Jérusalem."
Dans
la vieille ville de Jérusalem, à l'heure où chante le joyeux concert des
étoiles du matin, un couple se tient enlacé. Les passants le traversent sans le
voir. Un enfant court, ralentit puis s'arrête à sa hauteur. Il hésite un
instant puis reprend sa course.
Elyah
: " Rien n'est plus comme avant et tout recommence déjà."
Maayane
: Où sommes-nous ? Je ne vois ni remparts ni tour ni murs ni le Mur !
Elyah
: "Il n'y a ni Mur ni Porte ni Tour fortifiée là où nous nous sommes
arrêtés."
Maayane
: Aucune pierre, rien de dur, rien de blessant, juste ce parfum de fleurs
enivrant avec la chorale des étoiles du matin.
Elyah
: Nous sommes en Eden, mon amour, dans la Jérusalem d'en haut.
Maayanne
: Le Jardin, les Fleurs, l'Arbre de la vie, je ne les vois pas. Où sont-ils ?
Elyah
: " Le Jardin, les Fleurs, l'Arbre de la vie et même l'Arbre de la
connaissance du bien et du mal, ils recommencent à grandir en nous."
Maayane
: Oui, tout recommence déjà. Et à l'emplacement de ce Mur, de ces huit Portes,
de cette Tour…
Elyah
: le Jardin.
Maayane
: Ces huit Portes, ce Mur, cette Tour sont le miroir brisé d'un autre versant
de la réalité. Ils sont le reflet d'un ailleurs qui n'est pas brisé.
Elyah
: " Et ma Tour fortifiée, c'est ton cou, mon Mur à moi, c'est ta poitrine,
mes Portes, ce sont tes lèvres !"
Maayane
: Un jour ta mère est morte et tu m'as dit en me parlant d'elle : "Ce
qu'on laisse en partant, c'est tout l'amour qu'on a donné". C'est donc que
je suis riche d'un trésor intarissable ! Et toi, as-tu emporté tout mon amour
dans la hauteur des cieux ? Au fond, la mort ne tue pas. Bien sûr, elle
enterre. Elle enterre les sens mais l'amour ne meurt pas avec la mort. L'amour
ne meurt pas après la mort. L’amour ne meurt pas avec l’amour. L’amour ne tue
jamais l’amour. Elyah, que faut-il que je leur dise ?
Elyah
: " Dis-leur de ne pas tout abandonner à la réalité, d'épargner à
quelques-uns de nos rêves, la réalité".
La
vision disparaît.
Les phrases en italiques dans le texte sont tirées
des écrits personnels de Charles Mopsik.
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