HOMMAGE DE JEAN BAUMGARTEN

Charles Mopsik était un traducteur et un chercheur de génie. Qui, en lisant ses textes, n'a pas été émerveillé par ce mélange subtil de clarté, d'érudition et de profondeur, servies par une magnifique écriture, où se devinait la fréquentation des grands auteurs. Il occupe dans les études juives, pas seulement en France mais bien au delà, une place éminente, unique. Ses travaux ont radicalement renouvelé la connaissance de la mystique juive et de la kabbale. Charles a beaucoup écrit, sur des sujets les plus divers, qui témoignent de sa curiosité insatiable, anxieuse, de la passion de comprendre, d'éclairer sans jamais se limiter à un domaine. Dans un de ses innombrables et magnifiques articles, que nous découvrions chaque fois avec admiration et émerveillement, il est révélateur de trouver un éloge d'Adolphe Frank, qui fut à la fois un pionnier des études de la kabbale en France et un philosophe. Charles écrivait à son sujet :


« nous sommes plutôt enclins à déceler une unité profonde entre les deux directions d¹étude chez Frank, unité qui peut être aussi celle de deux liens personnels : l'une avec la France, l'autre avec le judaïsme. Frank témoigne de l'unité réalisée d'un double enracinement et du caractère universel que l'étude d'un aspect de la pensée juive épouse d'emblée et sans aucune tension ni contradiction. »

 

Certes, on sait les critiques justifiées, visionnaires, de plus en plus acerbes que Charles proférait à l'égard de la France. Je ne pense pas qu'il aurait écrit aujourd'hui ce qu'il écrivait alors, dans les années quatre-vingt-dix. Mais toutefois, l'entreprise audacieuse, gigantesque de Charles se situe dans une même filiation intellectuelle que celle d'Adolphe Frank. Le premier, Charles a fait connaître aux lecteurs francophones une multitude de textes fondamentaux de la mystique juive, qui n'avaient, jusqu'alors, jamais été ni traduits, ni commentés, qui restaient inconnus des historiens des religions. Son magnum opus : "Les Rites qui font Dieu" reste, avec des livres comme "Les Grands courants de la mystique juive" de Gershom Scholem ou "La Kabbale : nouvelles perspectives" de Moshe Idel, qu'il traduisit d'ailleurs en français, un ouvrage d'une immense importance, dont chaque lecture révèle ce mélange si unique de clarté, d'érudition et de profondeur intellectuelle. Est-il besoin de rappeler le rôle éminent qu'a joué la collection "Les Dix paroles" et sa traduction du Zohar, dans le paysage de la pensée juive et, plus globalement, de l'histoire des religions.


Charles a toujours su, par une grande modestie, une distance empreinte d'humour, rendre presque invisible l'imposante somme de travail, de réflexion novatrice que constitue son oeuvre. J'ai toujours admiré en lui sa parfaite liberté d'esprit. Il aimait essentiellement réfléchir, penser, écrire, sans que rien de futile, d'inessentiel, de vain, ne vienne le troubler, entraver l'indépendance, la hardiesse, qui le caractérisait, aussi bien dans sa manière de vivre que dans ses écrits. Cette sagesse, il la rendait possible par une rigoureuse éthique de vie, marquée par un désintérêt des honneurs, des positions de pouvoir, de l'argent, un refus des désirs et des sollicitations vaines, un rejet des relations humaines frelatées, fausses. Charles a connu des moments de réelle solitude, des difficultés inhérentes à une vie axée sur sa passion de la recherche, le labeur acharné de la traduction, son goût de l'écriture. Il était aussi un être tourmenté, cherchant toujours à se dépayser, à explorer de nouveaux savoirs, avec une appétence, une curiosité, une intelligence insatiables.


Mais ça serait presque, si je puis dire, minimiser ce qu'il était, que de ne voir en lui que le savant génial. Il était le contraire de l'image convenue du "savant", plus obsédé par ses publications, la protection jalouse de son territoire de recherche, que par la transmission des idées et par les rencontres. Charles était d'une bonté, d'une générosité intellectuelles exceptionnelles, d'une grande écoute, sensibilité envers ses interlocuteurs, quel qu'il soit. Quiconque l'a rencontré dans un moment où il pouvait se sentir un peu perdu, égaré, doutant, a toujours été ragaillardi par la fulgurance de son intelligence, par son impeccable érudition, par ses remarques si vives, pénétrantes, par cette manière, l'air de rien, d'ouvrir des portes sur le grand large, de redonner du courage, de la joie.


Comment ne pas évoquer une de nos premières rencontres dans l'appartement où lui et Aline vivaient près de la rue du Temple. Il y régnait une atmosphère unique, faite de passion pour le travail, de discussions, de chaleur humaine, familiale - je revois Milca dans son berceau au milieu de la pièce. Je lui avais apporté une traduction. Nous discutâmes un long moment. Il fut tour à tour encourageant, critique, mais sans méchanceté aucune, d'une redoutable précision philologique. De temps en temps, les discussions dérivaient sur des chemins de traverse, et de sa part, des hiddushim fulgurants, entrecoupés de fous-rires. Cet air vif était unique et il nous manque déjà. En le quittant, on avait l'impression d'avoir gagner des années, d'être sorti d'impasses, d'avoir évacué de fausses questions.


Il y avait aussi un Charles, plus secret, qui aimait la vie, le rire, la légèreté, qui collectionnait les bandes dessinées de Mandrake, les cassettes de films classiques en noir et blanc.


Pour lui rendre hommage aujourd'hui, je voudrais lire un court extrait du Zohar. On y   retrouve toute la finesse de Charles, le timbre de sa voix, la beauté de son écriture, la grande précision de ses traductions. En marge des textes eux-mêmes, se trouvent de longues notes, toujours érudites, lumineuses, qu'on lit avec admiration. Charles avait intitulé ce passage : "Le comportement fraternel de Joseph".


Lecture du texte : Dans le Zohar, tome III, page 349.


Charles a rempli, durant toute sa vie, au premier chef, pour sa famille, mais aussi pour chacun de nous, et pour longtemps, "les sacs de froment". Il nous a offert avec générosité, profusion ces grains dont parlent le Zohar. Aujourd'hui, nous pensons à Aline, à ses enfants, Hodia, Milca et Naomie, et nous nous associons à leur peine. Gageons que, de la Yeshiva shel ma'ala où je devine Charles en train de continuer ses traductions, ses commentaires infinis du Zohar, il nous enverra encore de nombreux signes, éclairs, conseils apaisants et clins d'oeil rieurs, pour nous aider à vivre, à moins souffrir de son absence.

Jean Baumgarten

Paris, 14 juillet 2003