HOMMAGE DE RIVON KRYGIER
Oraison funèbre pour mon ami Charles Mopsik,
16 juin 2003, 16 Sivan, silouk le 13 Sivan 5763.
Chalom ben Avraham ve-Arlette
Charles,
mon ami, mori ve-rabbi, nous sommes là autour de toi pour te
raccompagner à la source de toute chose. Aline, ta compagne de toute
une vie, celle avec qui tu formes l’image de Dieu, tes enfants Milca,
Naomie et Hodia dont tu es si fier, ta famille proche et tes amis qui
t’aiment, des amis qui t’ont apprécié avant toute chose en tant
qu’homme, les compagnons d’étude, quelques disciples parmi tous ceux
nombreux qui ont bu à ta source, des lecteurs lointains et si proches
qui savent dans leur for intérieur que le monde a perdu un très grand
maître.
Oh je sais, tu n’aurais pas trop aimé
que l’on te qualifie de « maître », toi qui étais si peu
conventionnel, à la fois inquiet et amusé des révérences et des
courbettes que se font à eux-mêmes les hommes et les femmes en quête de
pouvoir et de gloire. Tu préférais que l’on discute plutôt que te
positionner en mentor. Pardonne-moi mais l’heure de vérité est plus
qu’arrivée. Tu viens de prendre ton envol mais nous restons encore pour
un temps ici bas. Nous allons devoir apprendre à vivre sans toi ou
plutôt avec toi, malgré ton absence, en nous nourrissant sans cesse de
tout ce que tu nous as apporté d’amour, d’amitié, d’intelligence, de
sagesse, d’humilité.
On enseigne au nom de Rabbi Méïr :
« Quand l'homme vient au
monde, ses mains sont fermées comme pour dire le monde entier sera à
moi ; je le mettrai en ma possession. Mais quand il quitte ce monde,
ses mains sont tendues comme pour dire : je n'ai rien mis en ma
possession de ce qui est au monde présent »
(Kohèlèt rabba 1).
Non, tu n’as rien pris de ce monde ou
si peu mais en revanche, tu l’as abreuvé d’une source intarissable. Tu
es parti sans bagage, sur la pointe des pieds, comme toujours, en nous
laissant tout.
Charles, tu as passé ta vie à nous
surprendre par ton côté iconoclaste, ta grande indépendance d’esprit,
ton discernement hors du commun, ton honnêteté intellectuelle, sans
complaisance, ta fulgurance. Il fallait encore que tu nous prennes tous
par surprise en précipitant ton départ. Nous savons que l’idée de
partir en voyage n’était pas pour te plaire, Toi qui n’aimais pas du
tout les voyages. Tu es parti juste à l’entrée du Chabbat, en compagnie
des anges de service, malakhe ha-charet, malakhe ha-chalom venus te
chercher, Chalom ben Avraham, depuis le septième ciel, depuis la
merkava et le trône céleste. Et dire que nous chantions pour les
accueillir, insouciants, au moment où tu partais, ignorants encore
qu’ils étaient venus pour toi. Tu t’en es allé visiter les palais
d’En-haut, les scruter, les caresser, toi qui aura passé ta vie à nous
les dépeindre, à nous les conter de ta plume si dramatique, si
percutante, si poétique aussi.
Charles
Mopsik, le chercheur… Oui, si on veut, et pas n’importe lequel.
Permettez-moi de vous lire le mot que nous a communiqué Moshe Idel,
depuis Jérusalem, le grand spécialiste international de la Cabale :
« Charles a été le meilleur
des spécialistes européens de la cabale de notre génération. Il a su
allier d’une façon exemplaire et avec une modestie rare, une grande
originalité et une vaste érudition. Il a réalisé la médiation entre les
cultures juives et françaises. Il a aidé tous ceux qui s’intéressent à
la mystique juive avec dévouement et amitié. Il a été pour moi non
seulement un grand savant et ami, mais aussi une partie intégrale du
Paris culturel. Tous ses amis d’Israël et moi-même avons été marqués
par la manière dont Charles a combiné une présence intellectuelle si
forte avec une existence si solitaire. Nous nous associons à la grande
douleur d’Aline, de Milca, Naomie et Hodia. »
Dans quelques instants, nous entendrons
également les paroles de Cyrille Aslanoff qui a été un ami, savant et
un compagnon très proche de Charles. J’ajouterais modestement que
Charles était chercheur… chercheur d’or, chercheur de sens. Tous ceux
qui ont lu les écrits de Charles savent qu’il ne se contentait pas de
traduire, de restituer la pensée des grands maîtres d’Israël, ce que du
reste, il faisait admirablement. Charles était aussi lui-même un
penseur, un philosophe, un théosophe. Ainsi, quand il traitait le
problème du mal, telle la question épineuse de la Choa, il tentait de
nous dire ce que le discours de la Cabale, des cabalistes, peut avoir
de pertinent pour rendre compte du phénomène, pour le décortiquer,
briser la coque des noix, s’écarter des ritournelles d’une théologie
paresseuse, orgueilleuse, prisonnière des clichés et des préjugés les
plus éculés.
Charles Mopsik,
un mystique ? Sans doute, mais toujours hors catégorie. Charles
refusait tout dogme, toute pensée figée, ratatinée comme le sont des
prêts-à penser. Il était libre, penseur et rêveur. Insubordonné,
rebelle à l’ordre bête et méchant. Il était depuis le plus jeune âge
attiré par la Cabale. Quant on pense qu’il s’est mis à étudier seul
l’araméen à l’âge de dix-sept ans pour comprendre et étudier le Zohar,
qu’à dix-huit, dix-neuf, il avait commencé à le traduire... Charles
était l’homme du grand écart, établissant une échelle entre le ciel et
la terre, entre la cabale et la philosophie, entre le possible et
l’impossible.
Charles, le grand explorateur. Non, il
n’aimait pas voyager mais il a parcouru des milliers de kilomètres de
bibliothèque, de lignes de sons et d’images, d’un hémisphère à l’autre
de son cerveau, d’un ventricule à l’autre de son cœur, défrichant tout
sur son passage, ouvrant les cryptes, trouvant les passages secrets là
où d’autres criaient à l’impasse. Il avait le don d’ubiquité, capable à
la fois d’écouter attentivement une émission sur France-Culture, de
lire une revue scientifique tout en discutant très à propos avec Hodia
qui tentait de le pousser dans ses derniers retranchements. Charles
aimait tout ce qui respire le neuf, l’inventivité généreuse. Il
n’aimait pas la bêtise surtout quand elle se prend pour le génie ou la
vérité infuse. Aine m’a confié qu’on disait de Charles qu’il avait une
« pensée orgasmique », tant pour lui, il ne s’agissait jamais
dans ses recherches de se vautrer dans la poussière de l’ennui, ou de
clapoter dans les longs fleuves tranquilles. Il était un être de
jaillissement, de source vive et de cascade, un homme sous ses allures
austères, de très grande sensualité.
Charles
le producteur, le réalisateur. Oui, beaucoup l’ignorent encore mais au
cours des dernières années, Charles s’était lancé en compagnie d’Aline
dans la production d’œuvres audio-visuelles. Certaines ont déjà pu
filtrer sur la chaîne de TFJ dirigée par Ghislain Allon que Charles
voulait promouvoir de toutes ses forces tant il croyait à l’importance
du projet et soutenait les efforts de son équipe. Il existe une
quinzaine de films, et une documentation faite notamment d’interview,
des rencontres étonnantes dans lesquelles Charles se faisait tout
petit, à l’écoute derrière sa caméra. Charles aimait Aline mais il
était aussi un de ses admirateurs. Il a laissé des commentaires d’une
grande densité des peintures d’Aline, à son tour inspiré de cabale, et
donc de Charles. J’ai encore en tête le parfum et l’émotion de ces
moments où j’introduis dans mon PC un CD envoyé par Aline et voit le
visage de Charles ou entend sa voix inspirée poétique et dramatique,
commentant les lignes et les couleurs vives, les gros plans sur les
visages aux regards écorchés, l’éblouissement des âmes peintes par
Aline, du ciel à la terre.
Charles,
l’enfant qui était plus grand que bien des adultes. Saviez-vous que
Charles était un mordu de Mandrake, le magicien ! Il en
collectionnait religieusement les tomes. Aline et Hodia m’ont raconté
amusés comment un jour alors que Moshe Idel se trouvait à la maison,
celui-ci tomba nez à nez avec la grande collection Mandrake du grand
chercheur de Cabale, Charles Mopsik ! Vous imaginez Charles pris
la main dans le sac, en flagrant délit d’infantilisme !
Voulez-vous que je vous dise : tel était le grand secret de
Charles. Il savait que pour découvrir les secrets du monde, les secrets
de Dieu, il fallait pouvoir jouer comme Mandrake, le magicien qui
transforme ou transcende toute réalité, se joue des certitudes et
réinvente le monde. Et pour cela, il fallait un regard à la fois
sérieux et amusé sur le monde, mi-doux mi-amer, mi sceptique
mi-enthousiaste, à la fois plein d’espérance et plein de sagesse
désabusée. Charles, le magicien, tu nous enchantes.
Charles,
s.o.s maître. Charles, mon ami, mori ve-rabbi, je te dois tant. Nous te
devons tant. Allô, Charles, que penses-tu du clonage, du pacs, du
foulard islamique ? Explique-nous ce mystère : Pourquoi les
plus grands s’en vont-ils si souvent les premiers ? Allô, Charles,
c’est encore moi, je t’appelle car je ne comprends pas un texte du
cabaliste Récanati que tu as reproduit dans un de tes livres. Je te le
lis :
« Sache que, comme le fruit
mûr tombe de l’arbre et n’a plus besoin d’être lié [à lui], ainsi est
le lien entre l’âme et le corps. Quand l’âme a atteint ce qu’elle est
capable d’atteindre, elle s’unit à l’âme supérieure et elle ôte ses
vêtements de poussière, elle se retire de sa place [le corps] puis
s’unit à la Chekhina : telle est [la signification] de la mort par
un baiser. »
(Menahem Récanati, tournant du xiiie siècle, commentaire sur la Tora, f° 38b, cité dans Moshe Idel, "La Cabale, nouvelles perspectives", Paris, Cerf, 1998, p. 96).
Mourir par un baiser, soit puisqu’il
faut bien mourir un jour. Mourir à l’entrée du Chabbat, soit puisque
tel est l’appel des justes. Mais pourquoi les anges cueillent-ils un
fruit qui est encore vert, pourquoi le consomment-ils alors qu’il n’a
pas encore exhalé tout son parfum, irradié de toutes ses couleurs,
n’est-ce pas un fruit de l’orla qu’il est encore interdit de
cueillir ? Réponds-nous, Charles.
Charles, le mari, le père, l’homme. Tu
étais très proche de tes enfants, très accessible à leurs
sollicitations. Chez les Mopsik, on vit en réseau, et on n’échange pas
seulement des paroles mais aussi des e-mail de PC à PC, j’insiste PC,
il ne fallait surtout pas parler à Charles de Mac, sinon à Mach 3, il
vous fait une démonstration pendant une heure sur les 127 provinces
informatiques qu’il faut connaître sans se perdre pour pénétrer dans le
plérome de l’informatique. Les enfants, il va falloir inventer un canal
de communication avec le ciel pour que jamais la conversation ne soit
interrompue.
Je cède à
présent la parole à Cyrille Aslanoff venu spécialement 24 h en France
depuis Israël pour honorer la mémoire de Charles. Cyrille, Charles vous
aimait et vous estimait beaucoup.
Intervention de Cyrille Aslanoff
Pour terminer, et sans commentaire,
j’aimerais vous lire quelques mots d’Aline et puis céder la parole à
Charles en vous citant de courts extraits de traduction. Aline, je vais
faire de mon mieux pour réussir à te lire.
Charles mon amour,
Jusqu’au bout tu as été
exceptionnel. Jusque dans tes derniers moments, jusque dans tes
dernières secondes quand tu as cherché à épargner tes enfants en
refusant de les voir de peur de les perturber dans leurs examens.
Jusque dans tes dernières paroles où tu m’as dit : « Mon
pauvre amour, je suis tellement désolé. Qu’est-ce que je peux
faire ? » Tu t’es battu avec rage et grande pudeur en
refusant de te soumettre, debout jusqu’au bout, conscient jusqu’au
bout. Tu t’es battu non pas en pensant à toi mais en pensant à nous, ce
que nous allions devenir.
Tous ceux qui t‘ont approché ne peuvent pas t’oublier.
Combien
avons-nous pu rire ensemble ! Ton humour mon amour, derrière le
grand homme sérieux que tu as toujours refusé d’être. A travers nos
rires je t’appelais : « Le grand fécondateur » ou le
« défricheur d’impasses » ou le « grand
explorateur ».
Tout
va trop vite pour moi. Aujourd’hui je ne trouve pas les mots. Je
voudrais tellement te dire, tellement leur dire à tous ceux qui
t’aiment et qui t’admirent, à tous ceux ici présents et aux absents qui
sont aussi présents autour de toi et qui t’accompagnent et qui me
soutiennent et soutiennent les enfants.
C’est
un malheur qui nous tombe sur la tête, sur la tête de nous tous qui te
pleurons. Quand je pense à tous tes projets fauchés, à ta dernière
passion pour soutenir et enrichir et nourrir TFJ, à tous ces livres que
tu ne pourras plus écrire et que tu portais en toi et que tu emportes
avec toi.
Tu avais le génie de surprendre,
d’innover toujours, d’être en avance sur ton temps. Quelle perte ton
départ ! Quelle fécondité ton séjour sur la terre. Qu’est-ce que
tu vas nous manquer à nous tous qui avons eu la chance de te
connaître !
Combien tu me manques.
Aline
Extraits de la traduction du Zohar, Ct des Ct, pp. 164-167.
«
Raconte-moi, ô toi que mon âme aime » (Cant. 1:7) toi l'aimé de mon âme
« raconte-moi » le secret de la Sagesse ; « où tu fais paître »,
où donc Tu me veux par rapport à toi ? Que Je sois près de toi dans la
joie et que Je sois avec toi. Car à l'époque où je serai avec toi «
pourquoi (chalamah) serai-je », Je serai en paix (chalom) tel le noyau
d'une noix qui s'enveloppe de tous les palais qui sont en lui, comme il
est écrit : « Tu sauras aujourd'hui et tu rappelleras à ton cœur que
c'est Adonaï est Elohim dans le ciel en haut et sur la terre en bas, il
n'en est point d'autre » (Deut. 4:39).
Voici
la sagesse dont l’homme a besoin : premièrement il doit connaître et
scruter le mystère de son Seigneur. Deuxièmement il doit connaître son
propre corps et savoir qui il est, comment il a été créé, d'où il
vient, où il va, comment a été agencée la structure du corps, et
comment il est destiné à comparaître en jugement devant le Roi de tout.
Troisièmement il doit connaître et scruter les secrets de son âme :
qu'est-ce qu'elle est cette âme qui est en lui ? D'où vient-elle ?
Pourquoi est-elle venue dans ce corps, une goutte putride ? Car
aujourd'hui ici, et demain dans la tombe ! Quatrièmement il doit
scruter ce monde et connaître l'univers dans lequel il se trouve et par
quoi il peut être réparé. Enfin [il scrutera] les secrets supérieurs du
monde d'en haut afin de connaître son Seigneur. L'homme scrutera tout
cela à travers les secrets de la Torah.
«
Et fais paître tes chevrettes » (Cant. 1:8) : ce sont les petits
enfants de la maison de leur maître, les enfants qui sont à l'école et
apprennent la Torah. « Près des demeures des bergers » (ibidem) : près
des synagogues et des maisons d'étude où ils apprennent la Sagesse d'en
haut, et bien qu'ils ne la comprennent pas, toi tu la connaîtras à
travers les paroles de sagesse qu'ils énoncent.
Élie
lui dit : Rabbi, heureux ton partage car les mystères de ton Seigneur
illuminent ta face comme la lumière du soleil. C'est pourquoi toutes
les paroles de ta bouche sont gravées dans l'en haut et je me réjouis
de les avoir entendues de ta bouche. Heureux es-tu dans ce monde-ci et
heureux es-tu dans le monde à venir. Ce discours était en suspens
devant le saint Roi car il n'était pas révélé à tous les soldats d'en
haut. Qui est celui qui le révèle maintenant dans ce texte
biblique ? C'est toi, dont le partage est heureux dans ce monde-ci
et dans le monde à venir !
Heureux
sont ceux qui s'adonnent à la Torah pour connaître le mystère de leur
Seigneur. Ils connaissent et scrutent les secrets supérieurs. Parce
que, quand un homme quitte ce monde, même de ce fait, tous les
jugements de l'univers se détachent de lui. De plus, on ouvre pour lui
les treize portails des mystères du baume pur"' dont la Sagesse d'en
haut dépend. Ce n'est pas tout, le Saint béni soit-il le grave sur le
vêtement royal où toutes les images sont inscrites. Et le Saint béni
soit-il s'ébat avec lui dans le jardin d'Éden et lui fait hériter deux
mondes, ce monde-ci et le monde à venir.
Rabbi Chimôn se
réjouit et dit : Dans le passé, avant que ne soient énoncées et
révélées ces choses du Cantique des cantiques, je pleurais et j’étais
triste. À présent que ces choses ont été révélées, je me réjouis et je
clame : Heureux mon partage pour avoir assisté à cela ! De
plus, ces choses sublimes d’en haut ont été dévoilées ici par
l’entremise du maître (Zohar, Cantique, p. 173).
Rivon Krygier