LECTURES DES OUVRAGES DE CHARLES MOPSIK
CHARLES MOPSIK, TRADUCTEUR DU ZOHAR :
ENTRE RESPECT LITTERALISTE ET LIBERTE CREATIVE
Par Cyril Aslanof (Université Hébraïque de Jérusalem)
Dans
l’introduction au premier tome de sa traduction du Zohar, Charles Mopsik exprime une opinion originale sur la
paternité littéraire de ce corpus. Renvoyant dos-à-dos les traditionalistes
bigots qui attribuent cette œuvre à Rabbi Siméon Bar Yohaï et les positivistes
sceptiques qui assignent la composition du livre à Moïse de León, le jeune
préfacier (il avait vingt-cinq ans quand il écrivit ces lignes) voit dans le Zohar non pas une imitation artificielle
des anciens Midrachim de l’époque du Talmud, mais la résurgence d’un ancien
genre littéraire (Mopsik, 1981-, I, 12). L’adoption de cette tierce voie entre
les tenants de l’establishment religieux et les représentants de la Science du
judaïsme est caractéristique de l’esprit profondément indépendant de notre
regretté ami. Mais surtout, elle pose clairement les enjeux de la traduction du
Zohar en une langue européenne
moderne. Si en effet on considère le corpus zoharique comme un pastiche
maniériste, sa traduction en française risque d’apparaître comme une traduction
de traduction puisque la rédaction de l’original en araméen pseudo-antique
n’est en fait qu’une traduction latente d’un original pensé en hébreu qui
fonctionnerait comme une sorte de palimpseste sous-jacent à l’araméen. Dans
cette perspective, la dimension esthétique de cette œuvre devient complètement
secondaire. Si en revanche, on voit dans ce corpus une recréation dans l’esprit
d’un corpus ancien mais omniprésent dans l’horizon littéraire du peuple juif,
la traduction française s’affirme clairement comme une version au premier degré
plutôt que comme l’écho déformé d’une traduction précédente. Dès lors, le
traducteur se doit de rendre palpable au public l’éminente dignité littéraire
du corpus zoharique qui a parfois tendance à être escamotée au profit d’une
approche trop soucieuse des contenus et peu attentive à la beauté de l’œuvre.
Charles
Mopsik a donc choisi de prendre au sérieux le postulat de l’antiquité de
l’œuvre qu’il traduisait, non qu’il la crût surgie telle quelle de la nuit des
temps, mais parce qu’il reconnaissait dans les mécanismes de son fonctionnement
une certaine fidélité au modèle midrachique. Cette attention portée à la
dimension formelle et esthétique de l’œuvre est peut-être ce qui confère le
plus d’originalité à l’entreprise mopsikienne. C’est grâce à cette sensibilité
à la matérialité du texte que Mopsik a réussi à transposer non seulement les
contenus mais aussi le frémissement particulier qu’on ressent à la lecture de
ces paroles hiératiques. Je voudrais montrer ici à quel point l’auteur était
amoureux de la dimension proprement sensuelle des langues qu’il mettait en
contact à la faveur de l’acte de traduction : l’araméen du Zohar, l’hébreu des versets insérés dans ce midrach médiéval et le
français, langue-cible à laquelle Charles Mopsik vouait un amour exigeant.
Du point
de vue de l’histoire de la réception du Zohar,
il est intéressant que l’entreprise de traduction de ce texte en français soit
contemporaine des études qui ont cherché à prendre en compte la dimension
littéraire et formelle de ce corpus. Je pense notamment à l’approche philologique
de Yehuda Liebes, à l’analyse poéticienne d’Éliane Amado Lévy-Valensi (Amado
Lévy-Valensi, 1996) ou à la lecture déconstructionniste de Gil Anidjar qui
s’inspire d’ailleurs explicitement des travaux de Mopsik sur le Zohar (Anidjar, 2002, pp. 70-7). Cette
concomitance entre l’entreprise de traduction formaliste et esthétisante du Zohar et l’essor des études formelles
consacrées ce texte mystique n’est d’ailleurs pas fortuite. Outre que Charles
Mopsik suivait très attentivement les mouvements de pensée de son époque, c’est
à sa traduction que revient en partie le mérite d’avoir suscité un regain
d’intérêt pour le Zohar en tant que
texte et non pas seulement en tant que corpus de doctrines ésotériques. Ne
serait-ce qu’en vertu de cette fonction maïeutique qu’elle a revêtue dans
l’horizon culturel francophone, la traduction de Mopsik atteint la dimension
d’un classique digne d’être étudié pour lui-même.
Le refus des formules toutes faites
Un trait
de caractère très frappant de Charles Mopsik était le refus de toute forme de
conformisme, que ce soit dans la pensée ou dans le langage. Même dans ses
conversations privées, Charles méditait avec un soin qui frisait parfois
l’hésitation les paroles qu’il proférait, bien loin de les puiser dans quelque
stock de prêt-à-parler. Cette tendance à peser chaque mot au mépris de toute
forme de sérialisation de la parole est particulièrement évidente dans les
réseaux d’équivalence sémantique que ce traducteur a instaurés entre la
langue-source et la langue-cible. Ainsi, le couple antithétique ˆyd d¥n / ymjr ra˙mei est rendu chez lui par Rigueur / Tendresse. En lui-même, le
choix de “rigueur” ne fait que reprendre sous une forme condensée les
traductions antérieures par “justice rigoureuse”. En revanche. Le terme tendresse possède une palette de
significations suffisamment étendue pour transposer efficacement toutes les
nuances de l’hébreu µymjr era˙amim et
de son équivalent araméen ymjr ra˙mei.
Ce faisant, Mopsik évite de tomber deux écueils : la traduction par
“miséricorde”, mot à la fois trop abstrait et trop connoté chrétiennement ; la
traduction étymologisante par matrices,
qui est une fantaisie ludique de Chouraqui, mais qui risquerait de résonner
bizarrement partout ailleurs que dans les versions chouraquiennes des livres
saints. Le mot tendresse présente en
outre l’avantage d’être parfaitement anthropopathique. Cela le rend à même de
transposer l’univers allégorique du Zohar
dans lequel les attributs du plérôme divin deviennent des hypostases revêtant
allégoriquement une apparence humaine.
Cette
volonté de se démarquer des formules toutes faites pousse Charles Mopsik à
recourir à des termes rares qui reflètent une conscience linguistique
exceptionnelle. Ainsi, pour éviter de répéter le mot feuilles traduisant ˆyl[ ‘alin,
Mopsik recourt au quasi-synonyme sépales,
appellation scientifique des folioles du calice (Mopsik, 1981, I, 29). Ce terme
technique formé de l’hybridation du grec skÙeph “abri” et de pétale est une marque de l’extrême
préciosité du style de traduction de Charles Mopsik. En parsemant son texte de
termes obscurs qui constituent autant d’obstacles salutaires à une lecture trop
rapide du texte, Charles Mopsik a donné un analogon convaincant de l’impression
produite par le Zohar dans l’horizon
linguistique juif traditionnel.
Parfois,
l’anticonformisme formel de Charles Mopsik le pousse à risquer des
interprétations extrêmement audacieuses touchant au contenu même des textes
qu’il traduit. Ainsi Mopsik rend par “le Passeur des Jours” la formule absconse
ˆymwy qyT[ ‘at¥q yom¥n “Ancien des
jours” qui désigne une des manifestations de la gloire divine en Daniel 7:9 et
qui est reprise dans le Zohar (4b
notamment). Cette réétymologisation de l’adjectif qyt[ ‘at¥q “ancien” se justifie en vertu de la valeur ambiguë du schème
nominal qa†¥l en hébreu biblique.
Selon les racines qui se coulent dans ce moule morphologique, on obtient une
valeur active, passive ou intransitive. Dans le cas de qyT[ ‘at¥q, dont la signification consacrée
est “ancien”, l’analyse grammaticale traditionnelle et le témoignage des langues
sœurs (arabe ‘at¥q) militent
en faveur de l’attribution d’une valeur passive à l’hébreu qyT[ ‘at¥q, adjectif formé sur la racine eqt[
‘tq “déplacer” sur le schème nominal qatt¥l (Kautzsch, 1896, p. 229). À
partir du sens de “dépassé”, l’adjectif qyT[ ‘at¥q en serait venu à signifier “passé, ancien” moyennant une
transposition du registre spatial au registre temporel. Manifestement, Mopsik
ne s’est pas rendu aux arguments de la grammaire traditionnelle ou de
l’étymologie et il a prêté une signification active à qyT[ ‘at¥q. Pour justifier ce renversement, il invoque une
interprétation d’un commentateur du Zohar
Rabbi Menahem de Lonzano (De Lonzano, 1913, p. 2-3) qui conteste la
traduction de qyT[ ‘at¥q par
“ancien”, sans toutefois affirmer qu’il faille lui conférer une valeur active.
C’est Charles Mopsik qui franchit ce pas à la fin de la note où il résume
l’opinion de Rabbi Mena˙em (Mopsik, 1981, p. 31-2, n. 8). Moyennant ce
renversement audacieux du passif à l’actif, l’adjectif qyT[ ‘at¥q est réinterprété comme un nom
d’agent signifiant “passeur” et non comme un adjectif pris au sens de “passé”.
Grâce à cette interprétation transgressive, c’est tout le sens du micro
syntagme nominal ˆymwy qyT[ ‘at¥q yom¥n
qui est bouleversée. Le substantif ˆymwy yom¥n
“jours” n’est plus le complément de relation précisant le sens de l’adjectif
qyT[ ‘at¥q “ancien”, mais le
complément du nom du nom d’agent qyT[ ‘at¥q
“passeur”. L’effet obtenu est surprenant puisqu’au lieu d’imaginer un vieillard
à barbe blanche, le lecteur voit se profiler sous ses yeux une entité
allégorique qui fait traverser aux jours les abîmes insondables de l’éternité,
tel un passeur sur son bac. Quand on songe à l’influence durable que la vision
de Daniel a exercée sur la représentation chrétienne de Dieu le père assimilé à
un vieillard vénérable à barbe blanche, le choix de traduction de Mopsik
apparaît comme un moyen de réinterpréter le texte de Daniel cité par le Zohar à l’aune du nouveau contexte où il
est inséré. La violence commise à l’encontre de la grammaire et de l’étymologie
se justifie donc par la volonté d’affranchir le texte des stéréotypes chrétiens
qui risquent de se plaquer sur la parole biblique dès lors qu’on la traduit en
francçais, langue très profondément imprégnée par son passé catholique.
Le parfum suranné de l’araméen
Bien qu’il
désirât affranchir son français du poids des formules toutes faites, Charles
Mopsik n’entretenait pas un rapport iconoclaste avec la langue française. Bien
au contraire, il en soignait les formulations, recourant à un lexique
délibérément archaïque, particulièrement propre à transposer le parfum suranné
de l’araméen. En fait, on discerne chez ce traducteur une volonté de dés
engoncer le français de sa gangue classique afin de le rafraîchir à la source
de l’ancienne langue, celle qui précéda les réformes stérilisantes de Malherbe
et de ses émules. Ce goût pour la souplesse syntaxique et la richesse lexicale
du francçais préclassique est une constante du style de traduction de Mopsik.
Ce faisant, il a réussi à fournir un analogon convaincant de l’araméen du Zohar qu’il percevait comme une langue
de plein droit et non comme une recréation artificielle.
Pour donner une idée de l’effet
stylistique obtenu au terme de cette équivalence établie entre l’araméen du Zohar et les réminiscences du français
préclassique, citons l’emploi du verbe occire
pour transposer le verbe araméen lfq q†al
(Mopsik, 1981, p. 48). Ce recours au verbe occire
permet d’offrir un succédané de l’effet d’étrangeté provoqué par le verbe
lfq q†al pour un usager de l’hébreu
habitué à voir cette notion exprimée au moyen du verbe grh harag. En effet, certaines langues sémitiques du nord-ouest comme
l’hébreu, le moabite ou le phénicien ont innové par rapport au fonds sémitique
commun en substituant le verbe grh harag
au verbe formé sur la racine lfq q†al.
Lorsque le verbe lfq qatal figure
dans la Bible (seulement en Psaumes 139:19;
Job 13:15 ; 24:14), il s’agit bien évidemment d’un des nombreux
araméismes qui affleurent dans la langue sainte (Wagner, 1966, p. 100). Dans
une perspective comparatiste, la racine araméenne lfq q†l, qui est attestée dans la plupart des langues sémitiques à
l’exception notable du sous-groupe cananéen, peut à bon droit passer pour un
bien lexical ressortissant au fonds commun à toutes les langues sémitiques.
C’est un vocable archaïque que l’hébreu a perdu et qu’il n’a retrouvé qu’à la
faveur de son contact prolongé avec l’araméen. Il émane donc de la racine lfq q†l, un parfum d’antiquité que Charles
Mopsik a bien rendu en traduisant le verbe lfq q†al par le verbe archaïsant occire.
Cette
équivalence que Charles Mopsik a établie entre araméen lfq q†al et français occire
est intéressante car elle transpose l’impression que l’araméen produit dans
l’horizon linguistique hébreu. Ce n’est pas tant la dénotation du mot dans le
contexte de sa langue qui est prise en compte mais plutôt la connotation qui en
émane lorsqu’il est considéré du point de vue d’une langue dominante, en
l’occurrence l’hébreu. Certes cet effet s’atténue pour un locuteur israélien de
l’hébreu moderne puisque les rénovateurs de la langue hébraïque ont massivement
recouru à la racine lfq q†l pour
créer des mots savants ou techniques. Mais Charles Mopsik se souciait peu de
l’effet que l’araméen du Zohar est
censé produire sur un Israélien. Il cherchait avant tout à reproduire en
français le coefficient d’archaïsme et d’exotisme attaché à l’araméen du Zohar dans l’horizon linguistique hébreu
où l’araméen fait toujours fonction de langue autre, de langue qui n’est pas
l’hébreu (sauf chez quelques Juifs originaires du Kurdistan qui ont conservé
une pratique vernaculaire du néo-araméen). L’araméen n’est pas la langue de la
Bible, mais celle de ses traductions canoniques, les Targumim d’Onkelos et du
Pseudo-Jonathan. Ce n’est pas la langue de la Mishnah, mais celle de son
commentaire touffu connu sous le nom de Gemara. Ce n’est pas la langue des
prières sauf celle de la prière solennelle du qaddi∆. Cette altérité fondamentale de l’araméen vis-à-vis de
l’hébreu, Charles Mopsik a cherché à la reproduire en affichant fièrement son
goût pour l’anachronisme stylistique et en créant audacieusement son propre
style de traduction. Cette volonté de conférer une dignité littéraire au
texte-cible distingue la traduction de Mopsik des traductions informatives sans
prétention littéraire. Mais Mopsik ne se laisse aller à son goût pour la
recréation analogique que dans la mesure où ce souci formaliste et esthétique
ne porte pas atteinte au sens du texte. Voilà pourquoi ce sont les formules
toutes faites sans implication sur le contenu du texte qui font l’objet d’une
tentative de méta traduction consistant à transposer dans le texte-cible
l’effet formel du texte-source (Etkind, 1982 ; 1986).
La transposition du style formulaire
Les
formules toutes faites du Zohar
subissent un intéressant travail de recréation
sous la
plume de Charles Mopsik. Ainsi, l’incise ˆwhqlwj hakz zaka≤ah ˙ulaqhon, littéralement “plein de mérite est leur partage”
est transposé au moyen de l’exclamation Heureux
partage que le leur !
Références
Amado Lévy-Valensi, Éliane, La Poétique du Zohar, Paris, Éditions de
l’Éclat, 1996.
Anidjar,
Gil, “Our Place in al-Andalus”: Kabbalah,
Philosophy, Literature in Arab Jewish Letters, Stanford Ca., Stanford
University Press, 2002.
De Lonzano, Mena˙em ben Yehuda, ‘Omer man, Vilna, 1913 (réimpr. in Qovetz peru∆im ‘al Sefer ha-Zohar,
Jérusalem, Maqor, 1972).
Etkind,
Efim, Un Art en crise: essai de poétique
de la traduction poétique, Lausanne, L’Age d’Homme, 1982.
Idem, “Le problème de la méta
traduction”, Revue d’esthétique, 12
(1986), 17-22.
Kautzch,
Ernst, Wilhelm Gesenius’ Hebräische
Grammatik, Leipzig, Vogel, 1896.
Mopsik,
Charles tr., Le Zohar, Lagrasse,
Verdier, 1981-.
Wagner,
Max, Die lexikalischen und
grammatikalischen Aramaismen im alttesttamentlichen Hebräisch, Berlin,
Alfred Töpelman, 1966.