Paru dans "Les cahiers du judaïsme" (2004)  




 
LECTURES DES OUVRAGES DE CHARLES MOPSIK
 



CHARLES MOPSIK, TRADUCTEUR DU ZOHAR :
ENTRE RESPECT LITTERALISTE ET LIBERTE CREATIVE

 

Par Cyril Aslanof (Université Hébraïque de Jérusalem)

    

Dans l’introduction au premier tome de sa traduction du Zohar, Charles Mopsik exprime une opinion originale sur la paternité littéraire de ce corpus. Renvoyant dos-à-dos les traditionalistes bigots qui attribuent cette œuvre à Rabbi Siméon Bar Yohaï et les positivistes sceptiques qui assignent la composition du livre à Moïse de León, le jeune préfacier (il avait vingt-cinq ans quand il écrivit ces lignes) voit dans le Zohar non pas une imitation artificielle des anciens Midrachim de l’époque du Talmud, mais la résurgence d’un ancien genre littéraire (Mopsik, 1981-, I, 12). L’adoption de cette tierce voie entre les tenants de l’establishment religieux et les représentants de la Science du judaïsme est caractéristique de l’esprit profondément indépendant de notre regretté ami. Mais surtout, elle pose clairement les enjeux de la traduction du Zohar en une langue européenne moderne. Si en effet on considère le corpus zoharique comme un pastiche maniériste, sa traduction en française risque d’apparaître comme une traduction de traduction puisque la rédaction de l’original en araméen pseudo-antique n’est en fait qu’une traduction latente d’un original pensé en hébreu qui fonctionnerait comme une sorte de palimpseste sous-jacent à l’araméen. Dans cette perspective, la dimension esthétique de cette œuvre devient complètement secondaire. Si en revanche, on voit dans ce corpus une recréation dans l’esprit d’un corpus ancien mais omniprésent dans l’horizon littéraire du peuple juif, la traduction française s’affirme clairement comme une version au premier degré plutôt que comme l’écho déformé d’une traduction précédente. Dès lors, le traducteur se doit de rendre palpable au public l’éminente dignité littéraire du corpus zoharique qui a parfois tendance à être escamotée au profit d’une approche trop soucieuse des contenus et peu attentive à la beauté de l’œuvre.

Charles Mopsik a donc choisi de prendre au sérieux le postulat de l’antiquité de l’œuvre qu’il traduisait, non qu’il la crût surgie telle quelle de la nuit des temps, mais parce qu’il reconnaissait dans les mécanismes de son fonctionnement une certaine fidélité au modèle midrachique. Cette attention portée à la dimension formelle et esthétique de l’œuvre est peut-être ce qui confère le plus d’originalité à l’entreprise mopsikienne. C’est grâce à cette sensibilité à la matérialité du texte que Mopsik a réussi à transposer non seulement les contenus mais aussi le frémissement particulier qu’on ressent à la lecture de ces paroles hiératiques. Je voudrais montrer ici à quel point l’auteur était amoureux de la dimension proprement sensuelle des langues qu’il mettait en contact à la faveur de l’acte de traduction : l’araméen du Zohar, l’hébreu des versets insérés dans ce midrach médiéval et le français, langue-cible à laquelle Charles Mopsik vouait un amour exigeant.

Du point de vue de l’histoire de la réception du Zohar, il est intéressant que l’entreprise de traduction de ce texte en français soit contemporaine des études qui ont cherché à prendre en compte la dimension littéraire et formelle de ce corpus. Je pense notamment à l’approche philologique de Yehuda Liebes, à l’analyse poéticienne d’Éliane Amado Lévy-Valensi (Amado Lévy-Valensi, 1996) ou à la lecture déconstructionniste de Gil Anidjar qui s’inspire d’ailleurs explicitement des travaux de Mopsik sur le Zohar (Anidjar, 2002, pp. 70-7). Cette concomitance entre l’entreprise de traduction formaliste et esthétisante du Zohar et l’essor des études formelles consacrées ce texte mystique n’est d’ailleurs pas fortuite. Outre que Charles Mopsik suivait très attentivement les mouvements de pensée de son époque, c’est à sa traduction que revient en partie le mérite d’avoir suscité un regain d’intérêt pour le Zohar en tant que texte et non pas seulement en tant que corpus de doctrines ésotériques. Ne serait-ce qu’en vertu de cette fonction maïeutique qu’elle a revêtue dans l’horizon culturel francophone, la traduction de Mopsik atteint la dimension d’un classique digne d’être étudié pour lui-même.


 

Le refus des formules toutes faites

 

Un trait de caractère très frappant de Charles Mopsik était le refus de toute forme de conformisme, que ce soit dans la pensée ou dans le langage. Même dans ses conversations privées, Charles méditait avec un soin qui frisait parfois l’hésitation les paroles qu’il proférait, bien loin de les puiser dans quelque stock de prêt-à-parler. Cette tendance à peser chaque mot au mépris de toute forme de sérialisation de la parole est particulièrement évidente dans les réseaux d’équivalence sémantique que ce traducteur a instaurés entre la langue-source et la langue-cible. Ainsi, le couple antithétique ˆyd d¥n / ymjr ra˙mei est rendu chez lui par Rigueur / Tendresse. En lui-même, le choix de “rigueur” ne fait que reprendre sous une forme condensée les traductions antérieures par “justice rigoureuse”. En revanche. Le terme tendresse possède une palette de significations suffisamment étendue pour transposer efficacement toutes les nuances de l’hébreu µymjr era˙amim et de son équivalent araméen ymjr ra˙mei. Ce faisant, Mopsik évite de tomber deux écueils : la traduction par “miséricorde”, mot à la fois trop abstrait et trop connoté chrétiennement ; la traduction étymologisante par matrices, qui est une fantaisie ludique de Chouraqui, mais qui risquerait de résonner bizarrement partout ailleurs que dans les versions chouraquiennes des livres saints. Le mot tendresse présente en outre l’avantage d’être parfaitement anthropopathique. Cela le rend à même de transposer l’univers allégorique du Zohar dans lequel les attributs du plérôme divin deviennent des hypostases revêtant allégoriquement une apparence humaine.

Cette volonté de se démarquer des formules toutes faites pousse Charles Mopsik à recourir à des termes rares qui reflètent une conscience linguistique exceptionnelle. Ainsi, pour éviter de répéter le mot feuilles traduisant ˆyl[ ‘alin, Mopsik recourt au quasi-synonyme sépales, appellation scientifique des folioles du calice (Mopsik, 1981, I, 29). Ce terme technique formé de l’hybridation du grec skÙeph “abri” et de pétale est une marque de l’extrême préciosité du style de traduction de Charles Mopsik. En parsemant son texte de termes obscurs qui constituent autant d’obstacles salutaires à une lecture trop rapide du texte, Charles Mopsik a donné un analogon convaincant de l’impression produite par le Zohar dans l’horizon linguistique juif traditionnel.

Parfois, l’anticonformisme formel de Charles Mopsik le pousse à risquer des interprétations extrêmement audacieuses touchant au contenu même des textes qu’il traduit. Ainsi Mopsik rend par “le Passeur des Jours” la formule absconse ˆymwy qyT[ ‘at¥q yom¥n “Ancien des jours” qui désigne une des manifestations de la gloire divine en Daniel 7:9 et qui est reprise dans le Zohar (4b notamment). Cette réétymologisation de l’adjectif qyt[ ‘at¥q “ancien” se justifie en vertu de la valeur ambiguë du schème nominal qa†¥l en hébreu biblique. Selon les racines qui se coulent dans ce moule morphologique, on obtient une valeur active, passive ou intransitive. Dans le cas de qyT[ ‘at¥q, dont la signification consacrée est “ancien”, l’analyse grammaticale traditionnelle et le témoignage des langues sœurs (arabe ‘at¥q) militent en faveur de l’attribution d’une valeur passive à l’hébreu qyT[ ‘at¥q, adjectif formé sur la racine eqt[ ‘tq “déplacer” sur le schème nominal qatt¥l (Kautzsch, 1896, p. 229). À partir du sens de “dépassé”, l’adjectif qyT[ ‘at¥q en serait venu à signifier “passé, ancien” moyennant une transposition du registre spatial au registre temporel. Manifestement, Mopsik ne s’est pas rendu aux arguments de la grammaire traditionnelle ou de l’étymologie et il a prêté une signification active à qyT[ ‘at¥q. Pour justifier ce renversement, il invoque une interprétation d’un commentateur du Zohar Rabbi Menahem de Lonzano (De Lonzano, 1913, p. 2-3) qui conteste la traduction de qyT[ ‘at¥q par “ancien”, sans toutefois affirmer qu’il faille lui conférer une valeur active. C’est Charles Mopsik qui franchit ce pas à la fin de la note où il résume l’opinion de Rabbi Mena˙em (Mopsik, 1981, p. 31-2, n. 8). Moyennant ce renversement audacieux du passif à l’actif, l’adjectif qyT[ ‘at¥q est réinterprété comme un nom d’agent signifiant “passeur” et non comme un adjectif pris au sens de “passé”. Grâce à cette interprétation transgressive, c’est tout le sens du micro syntagme nominal ˆymwy qyT[ ‘at¥q yom¥n qui est bouleversée. Le substantif ˆymwy yom¥n “jours” n’est plus le complément de relation précisant le sens de l’adjectif qyT[ ‘at¥q “ancien”, mais le complément du nom du nom d’agent qyT[ ‘at¥q “passeur”. L’effet obtenu est surprenant puisqu’au lieu d’imaginer un vieillard à barbe blanche, le lecteur voit se profiler sous ses yeux une entité allégorique qui fait traverser aux jours les abîmes insondables de l’éternité, tel un passeur sur son bac. Quand on songe à l’influence durable que la vision de Daniel a exercée sur la représentation chrétienne de Dieu le père assimilé à un vieillard vénérable à barbe blanche, le choix de traduction de Mopsik apparaît comme un moyen de réinterpréter le texte de Daniel cité par le Zohar à l’aune du nouveau contexte où il est inséré. La violence commise à l’encontre de la grammaire et de l’étymologie se justifie donc par la volonté d’affranchir le texte des stéréotypes chrétiens qui risquent de se plaquer sur la parole biblique dès lors qu’on la traduit en francçais, langue très profondément imprégnée par son passé catholique.


 

Le parfum suranné de l’araméen

 

Bien qu’il désirât affranchir son français du poids des formules toutes faites, Charles Mopsik n’entretenait pas un rapport iconoclaste avec la langue française. Bien au contraire, il en soignait les formulations, recourant à un lexique délibérément archaïque, particulièrement propre à transposer le parfum suranné de l’araméen. En fait, on discerne chez ce traducteur une volonté de dés engoncer le français de sa gangue classique afin de le rafraîchir à la source de l’ancienne langue, celle qui précéda les réformes stérilisantes de Malherbe et de ses émules. Ce goût pour la souplesse syntaxique et la richesse lexicale du francçais préclassique est une constante du style de traduction de Mopsik. Ce faisant, il a réussi à fournir un analogon convaincant de l’araméen du Zohar qu’il percevait comme une langue de plein droit et non comme une recréation artificielle.

         Pour donner une idée de l’effet stylistique obtenu au terme de cette équivalence établie entre l’araméen du Zohar et les réminiscences du français préclassique, citons l’emploi du verbe occire pour transposer le verbe araméen lfq q†al (Mopsik, 1981, p. 48). Ce recours au verbe occire permet d’offrir un succédané de l’effet d’étrangeté provoqué par le verbe lfq q†al pour un usager de l’hébreu habitué à voir cette notion exprimée au moyen du verbe grh harag. En effet, certaines langues sémitiques du nord-ouest comme l’hébreu, le moabite ou le phénicien ont innové par rapport au fonds sémitique commun en substituant le verbe grh harag au verbe formé sur la racine lfq q†al. Lorsque le verbe lfq qatal figure dans la Bible (seulement en Psaumes 139:19;  Job 13:15 ; 24:14), il s’agit bien évidemment d’un des nombreux araméismes qui affleurent dans la langue sainte (Wagner, 1966, p. 100). Dans une perspective comparatiste, la racine araméenne lfq q†l, qui est attestée dans la plupart des langues sémitiques à l’exception notable du sous-groupe cananéen, peut à bon droit passer pour un bien lexical ressortissant au fonds commun à toutes les langues sémitiques. C’est un vocable archaïque que l’hébreu a perdu et qu’il n’a retrouvé qu’à la faveur de son contact prolongé avec l’araméen. Il émane donc de la racine lfq q†l, un parfum d’antiquité que Charles Mopsik a bien rendu en traduisant le verbe lfq q†al par le verbe archaïsant occire.

Cette équivalence que Charles Mopsik a établie entre araméen lfq q†al et français occire est intéressante car elle transpose l’impression que l’araméen produit dans l’horizon linguistique hébreu. Ce n’est pas tant la dénotation du mot dans le contexte de sa langue qui est prise en compte mais plutôt la connotation qui en émane lorsqu’il est considéré du point de vue d’une langue dominante, en l’occurrence l’hébreu. Certes cet effet s’atténue pour un locuteur israélien de l’hébreu moderne puisque les rénovateurs de la langue hébraïque ont massivement recouru à la racine lfq q†l pour créer des mots savants ou techniques. Mais Charles Mopsik se souciait peu de l’effet que l’araméen du Zohar est censé produire sur un Israélien. Il cherchait avant tout à reproduire en français le coefficient d’archaïsme et d’exotisme attaché à l’araméen du Zohar dans l’horizon linguistique hébreu où l’araméen fait toujours fonction de langue autre, de langue qui n’est pas l’hébreu (sauf chez quelques Juifs originaires du Kurdistan qui ont conservé une pratique vernaculaire du néo-araméen). L’araméen n’est pas la langue de la Bible, mais celle de ses traductions canoniques, les Targumim d’Onkelos et du Pseudo-Jonathan. Ce n’est pas la langue de la Mishnah, mais celle de son commentaire touffu connu sous le nom de Gemara. Ce n’est pas la langue des prières sauf celle de la prière solennelle du qaddi∆. Cette altérité fondamentale de l’araméen vis-à-vis de l’hébreu, Charles Mopsik a cherché à la reproduire en affichant fièrement son goût pour l’anachronisme stylistique et en créant audacieusement son propre style de traduction. Cette volonté de conférer une dignité littéraire au texte-cible distingue la traduction de Mopsik des traductions informatives sans prétention littéraire. Mais Mopsik ne se laisse aller à son goût pour la recréation analogique que dans la mesure où ce souci formaliste et esthétique ne porte pas atteinte au sens du texte. Voilà pourquoi ce sont les formules toutes faites sans implication sur le contenu du texte qui font l’objet d’une tentative de méta traduction consistant à transposer dans le texte-cible l’effet formel du texte-source (Etkind, 1982 ; 1986).

 

La transposition du style formulaire

 

Les formules toutes faites du Zohar subissent un intéressant travail de recréation

sous la plume de Charles Mopsik. Ainsi, l’incise ˆwhqlwj hakz zaka≤ah ˙ulaqhon, littéralement “plein de mérite est leur partage” est transposé au moyen de l’exclamation Heureux partage que le leur !

 


         Références
        
Amado Lévy-Valensi, Éliane, La Poétique du Zohar, Paris, Éditions de l’Éclat, 1996.

         Anidjar, Gil, “Our Place in al-Andalus”: Kabbalah, Philosophy, Literature in Arab Jewish Letters, Stanford Ca., Stanford University Press, 2002.

         De Lonzano, Mena˙em ben Yehuda, ‘Omer man, Vilna, 1913 (réimpr. in Qovetz peru∆im ‘al Sefer ha-Zohar, Jérusalem, Maqor, 1972).

         Etkind, Efim, Un Art en crise: essai de poétique de la traduction poétique, Lausanne, L’Age d’Homme, 1982.

         Idem, “Le problème de la méta traduction”, Revue d’esthétique, 12 (1986), 17-22.

         Kautzch, Ernst, Wilhelm Gesenius’ Hebräische Grammatik, Leipzig, Vogel, 1896.

         Mopsik, Charles tr., Le Zohar, Lagrasse, Verdier, 1981-.

         Wagner, Max, Die lexikalischen und grammatikalischen Aramaismen im alttesttamentlichen Hebräisch, Berlin, Alfred Töpelman, 1966.



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