LE ZOHAR
LAMENTATIONS


Charles Mopsik, (extraits et traduction)


Texte N°1 - Introduction
Arrivé à la fin de son parcours, le lecteur du Zohar qui a traversé le millier de pages de cet imposant corpus n'a peut-être plus la force de fixer son attention sur un texte assez bref, sans doute inachevé, qui constitue le commentaire du Livre de la Splendeur sur le rouleau des Lamentations. A en juger par le peu d'intérêt qu'elle a suscité, aussi bien auprès des traducteurs que des chercheurs, cette partie du Zohar passerait pour marginale et peu digne d'étude. Pourtant, c'est à son sujet que l'on pourrait citer un verset des Psaumes : " La pierre qu'ont dédaignée les maçons était la pierre angulaire" (Ps. 118:22). Ce volume du Zohar est non seulement le plus singulier d'entre toutes les sections du corpus, mais il n'est pas exagéré de dire qu'il en est la clé. Non pas parce qu'il recèlerait des révélations plus profondes ou plus ésotériques que les autres ou des éclaircissements doctrinaux déterminants. Ce n'est pas sur ce plan qu'il se distingue, bien qu'il comporte des éléments susceptibles de contribuer à l'élucidation théorétique de certaines conceptions du Zohar. Ce qui fait l'originalité de ce livre est d'un autre ordre, peut-être plus fondamental encore. Il s'agit du seul texte du corpus zoharique où la narration littéraire fusionne totalement, harmonieusement et sans reste avec le système théosophique de la cabale médiévale espagnole. L'imprégnation de la vision du monde cabalistique dans un récit lisible au premier degré y est poussée à son point le plus extrême. Les symboles couramment employés ailleurs dans le Zohar sont ici des figures personnelles directement accessibles à la représentation et à la sensibilité. L'imagination s'unit à la pensée, la narration recouvre le raisonnement, l'élément littéraire, mythique si l'on veut, triomphe, non pas à cause de son caractère particulièrement audacieux, mais parce qu'il épouse et embrasse sans réticence aucune, de façon parfaitement naturelle, évidente, immédiate, le système doctrinal théosophique. En d'autres termes, la poétique du Zohar cessant d'hésiter à se manifester dans sa plénitude, y devient palpable, concrète et le texte peut enfin se passer de commentaire. Il n'est bien sûr pas indifférent que ce soit à l'occasion de l'évocation du désastre que cette évidence poétique culmine. Comme si le sentiment de vide auquel il donnait lieu libérait un discours entravé par les nécessités de l'exégèse, de la fidélité au langage religieux, aux contraintes silencieuses et impensées des explications théoriques, y compris de celles qui ont déjà pris leur envol vers les cieux plus élevés de la théosophie cabalistique. D'une certaine manière, la totalité du Zohar n'a été écrite que pour que cette partie sur les Lamentations puisse exister et soit lisible et intelligible. Comme s'il avait fallu l'édification du monument Zohar pour que la cabane sur les Lamentations ait sa place. Ou, pour user d'une autre métaphore, c'est comme s'il avait fallu la longue gestation du processus de rédaction du Zohar pour qu'il puisse accoucher du petit livre sur les Lamentations. Non pas qu'il y ait eu quelque intention cachée, quelque projet dont la fin eût été la composition de ce texte. Mais la pente naturelle, "l'inclinaison physique" du Zohar conduisit son auteur vers cet aboutissement involontaire et inachevé. C'est dire que le Zohar sur les Lamentations suppose la totalité du Zohar et l'ensemble du système de pensée cabalistique comme arrière-plan et comme socle, et qu'en même temps il se passe totalement de toute lecture préalable, de toute explicitation, qu'il est abordable tel quel, comme objet littéraire indépendant et de portée universelle, bien qu'il ne parle que d'événements particuliers, d'un peuple particulier, d'un Dieu particulier, d'une histoire singulière. Mais le langage qu'il emploie pour en parler est le plus universel de tous les langages, c'est celui de la littérature, de la poésie, de l'imagination, de la création artistique. Et comme la poésie est aussi la pensée, sa forme à la fois la plus complexe et la plus intuitive, pas au-delà de la pensée vers le langage et reflux du langage vers la pensée, le Zohar sur les Lamentations est sans doute, de tous les volumes du Zohar, celui qui donne le plus à penser, parce qu'il explique le moins, parce qu'il dit le plus.

   Peut-être, parce qu'il donne le plus à penser, a-t-il justement été négligé par la recherche moderne et contemporaine dans le domaine des études juives. C'est à peine si l'on trouve ici et là quelques références parcimonieuses à ce texte dans les ouvrages et les articles sur le Zohar et la cabale qui fleurissent d'abondance depuis une quinzaine d'années. Trop court, trop simple, trop transparent, trop humain peut-être ? Toujours est-il que le dédain qui lui a été prodigué est inversement proportionnel à son intérêt intrinsèque. Pour qui voudrait percevoir de façon immédiate, par les sens et l'imagination, l'univers mental des cabalistes, ce livre fournit une opportunité sans équivalent. Et c'est cette perception qui est finalement seule capable d'ouvrir la voie à la réception de ce que le Zohar donne à penser, et à un parcours critique dans ses arcanes.

 
Texte N°2 - CHAPITRE XII - Au milieu de la nuit, Elle entre dans le point de Sion, l’emplacement du Saint des Saints ; Elle le voit détruit, et souillé le lieu de sa résidence et le lit. Elle éclate en sanglot et pousse des cris, monte de bas en haut [et redescend] de haut en bas. Elle regarde le lieu où étaient les chérubins, gémit d’une voix amère, Elle élève la voix et s’écrie : Mon lit, mon lit, lieu de ma résidence ! Sur cette résidence il est écrit : « Sur ma couche, la nuit » (Cant. 3:1), « ma couche », c’est le lit de la Reine. Elle pousse des cris en pleurant et Elle dit : Mon lit, lieu de mon sanctuaire… Sur toi le Seigneur du monde, mon Epoux, venait à ma rencontre, et il se couchait entre mes bras. Tout ce que je lui demandais, tous mes désirs, il les accomplissait immédiatement, lorsqu’il se rendait auprès de moi, délaissant sa Demeure, et il s’ébattait entre mes seins…

… Je cherche des yeux mon Epoux, il n’est pas là. Je regarde de tous côtés. A cette époque, lorsque mon Epoux venait à moi, il était entouré de nombreux enfants fidèles, et toutes les jeunes filles accouraient pour l’accueillir, et nous entendions de loin le son des paires de clochettes qui se cognaient entre ses pieds, afin que le bruit [qui l’annonçait] se fasse entendre avant qu’il ne soit arrivé près de moi. Toutes les jeunes filles de ma [suite] chantaient des louanges et des hymnes devant lui, ensuite elles rentraient chez elles et nous nous retrouvions seul à seul, enlacés amoureusement et échangeant des baisers.

Mon Epoux, mon Epoux, vers où t’es-tu tourné ? A cette heure-ci je te cherchais des yeux, or je regarde de tous côtés et tu n’es pas là. Où te trouverais-je ? Où demanderais-je après toi ? Voici l’endroit où à ce moment tu venais auprès de moi, moi je m’y suis présentée mais tu m’as oubliée ! Ne te souviens-tu pas des jours de nos amours, lorsque je m’étendais sur ta poitrine, que j’étais marquée par tes formes et que tu étais marqué par les miennes, tel le sceau qui laisse son empreinte en s’incrustant sur un contrat de mariage ? Ainsi je laissais ma forme en toi afin que tu en fasses tes délices pendant que j’étais au milieu de mes puissances [angéliques].

Elle éclate en sanglot et se met à crier : Mon Epoux, mon Epoux, lumière de mes yeux – me voilà qui m’éteins ! Ne te souviens-tu pas quand tu étendais ta main gauche [et la glissais] sous ma tête ? Moi je me délectais de l’accroissement de la paix, ta main droite m’enlaçait fraternellement et nous nous abreuvions de baisers. Tu me faisais le serment de ne jamais délaisser mon amour pour l’éternité et tu me jurais : « Si je t’oublie Jérusalem, que ma droite soit oubliée » (Ps. 137:5)…
 
… Je te cherche, tu n’es pas. Je cherche mes enfants, ils ne sont plus. Je cherche la sainteté de cet endroit, le voilà impur. Le monde entier était en paix grâce à ce lieu, les chiens n’aboyaient pas à cette heure-ci, tous étaient en paix. Elle fond en larme et pousse des cris avec toutes les multitudes d’en haut ainsi qu’avec les chiens qui geignent en bas.


Texte N°3 - Rachel conte Dieu
Chapitre VII – Seule Rachel resta, elle leva la voix, pleurant avec mélancolie d’amers sanglots. Le Saint béni soit-il lui dit : Rachel, pourquoi pleures-tu ? Elle dit devant lui : Je ne devrais donc pas pleurer ! Mes enfants, où sont-ils ? En quoi ont-ils péché contre Toi ? Il lui dit : Ils ont fait pénétrer une rivale face à Moi et ils l’ont introduite dans ma Maison. Elle lança aussitôt : Eh bien quoi, n’ai-je pas fait plus, moi qui ai introduit ma rivale dans ma maison… et Toi dont il est écrit : « Miséricordieux et gracieux, longanime » (Ex. 34:6), Tu aurais dû leur pardonner leur péché !

Midrach Lamentation, Petihta 24 -  "Seigneur du monde, il est connu de Toi que Jacob ton serviteur m’aimait d’un amour extrême. Il travailla pour mon père à cause de moi pendant sept ans. Lorsque ces sept années furent écoulées et que le temps de mon mariage avec mon époux était arrivé, mon père eut l’idée de m’échanger pour mon mari au profit de ma sœur ; la chose fut extrêmement pénible pour moi car quand j’appris ce projet, je le fis connaître à mon époux et je lui remis un signe pour qu’il distingue entre moi et ma sœur afin que mon père ne puisse pas m’échanger. Ensuite je me mis à le regretter et j’ai retenu mon désir ; j’ai eu pitié de ma sœur craignant qu’elle ne devienne un objet d’opprobre. Le soir je fus échangée avec ma sœur auprès de mon mari, et je remis à ma sœur tous les signes que j’avais indiqués à mon époux afin qu’il croie qu’elle est Rachel. De plus, je me suis glissée sous le lit où il était couché avec ma sœur ; il lui parlait et elle gardait le silence, c’est moi qui lui répondais à tout instant afin qu’il ne reconnaisse pas la voix de ma sœur. J’ai été généreuse envers elle et je ne l’ai pas jalousé, elle n’a pas été atteinte par la honte. Et quoi ! Moi qui suis chair et sang, poussière et cendre, je n’ai pas été jalouse de ma rivale … et Toi, Roi vivant et existant [éternellement], miséricordieux, pourquoi es-Tu jaloux d’une idole qui n’est rien et as-Tu exilé mes enfants qui ont été assassinés par le glaive, et que les ennemis ont traité selon leur fantaisie ?"

Ce récit a été adapté, on peut même dire assez fidèlement transcrit par Stephan Zweig dans une nouvelle intitulée La lutte de Rachel contre Dieu, traduite en français et publiée dans, Romans et nouvelles, I, Paris, La Pochotèque, 1991, p. 711-723. Les éditeurs et préfaciers ignorant tout des sources de l’auteur viennois, n’ont pas situé correctement cette œuvre dans son contexte culturel. Il s’agit d’un exemple remarquable de remaniement littéraire contemporain d’un récit midrachique ancien.

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