CARNET DU CIEL
Charles Mopsik, (inédits, extraits)



RENOUVELLEMENT DE LA VISION

D’où vient que l’on ressemble tellement à ce que l'on est ? Notre apparence nous révèle-t-elle, même si parfois elle nous trahit ? On lit sur les visages un caractère, des humeurs, une histoire, un tourment ou son absence. Les esséniens comme les cabalistes du Moyen Âge croyaient dans la physiognomonie, ils la pratiquaient activement. Il n’y a pas que les écrits que les mystiques ont appris à lire à leur façon. Ils savaient aussi lire et interpréter l’expression des corps.
Ezéchiel a vu « une forme comme un aspect d’homme ». Mais de quel homme ? A qui pouvait-il bien ressembler ? Un homme c’est toujours quelqu’un. Il n’a pas vu « l’homme » avec un grand « H», c’est-à-dire une idée d’homme, mais quelque chose qui était comme « un » homme. Celui-ci, celui-là ? Lequel ? Moi peut-être ? Ai-je été sur un trône céleste à l’apparence de saphir ? Ezéchiel a peut-être vu son reflet dans les eaux sombres du fleuve Kebar. Il resplendissait comme un arc-en-ciel dans sa traversée du prisme des eaux courantes. Il s’est regardé, éblouissant de lumière, et il a vu Dieu. Dieu ne se montre à nous que dans notre propre forme, épousant notre apparence. Seuls les visionnaires le voient. Ce n’est pas qu’ils ont de meilleurs yeux que nous. En se voyant, ils voient autre chose qu’eux-mêmes, ils ne se reconnaissent pas. Pourquoi reconnaissent-ils Dieu ou ses anges ? Pourquoi ce que nous paraissons être n’est ce que nous sommes qu’aux yeux des autres ? Jamais à notre regard ? Toujours autres à nos yeux, nous avons l’incroyable surprise de voir ce tout autre soi quand nous avons une vision de notre apparence. C’est que les images, les visions, nous donnent à voir l’incroyable. Dès que le nouveau-né ouvre les yeux, il commence à croire. Tout commence par une vision. Tout finit par une vision. Entre ces deux visions, la possibilité de croire est offerte.


 
DES CHANTS DANS LE CIEL

Voir encore, dire encore.
A deux voix.
VOIX MASCULINE – Les prophètes ont tout vu. La Bible a tout dit.
VOIX FEMININE – Non les prophètes n’ont pas tout vu. La Bible n’a pas tout dit.
VOIX MASCULINE – Il ne restait plus qu’à lire et relire les livres. Il ne restait plus qu’à redire les prophètes.
VOIX FEMININE – Il restait encore à voir, il restait encore à dire.
VOIX MASCULINE – Des détails peut-être, seulement des détails.
VOIX FEMININE – Non. Pas des détails. Tout. Il restait tout à voir. Tout reste toujours à voir.
VOIX MASCULINE – Les visionnaires n’ont plus eu de visions. Ils sont devenus aveugles à force de relire les livres.
VOIX FEMININE – Non, ils ne se sont pas abîmés les yeux et gâtés la vue. C’était des images qu’ils voyaient. Des souvenirs et des visions. Des souvenir mêlés à des visions. Ils ont tout vu.
VOIX MASCULINE – Il n’y avait plus de prophètes. Comment pouvait-il y avoir encore des prophètes ? La Bible avait été écrite. Ce qui a été écrit ne peut plus être écrit.
VOIX FEMININE – Ils ont écrit entre les lignes. Dans les blancs. Au bord des mots.
VOIX MASCULINE – Les prophètes avaient tous péri.
VOIX FEMININE – La prophétie ne peut mourir. L’œil ne peut se fatiguer de voir. Les nouveaux prophètes n’avaient plus de noms. Alors ils ont emprunté des noms. Des noms qui avaient déjà servi. Mais leurs visions étaient vivantes.
VOIX MASCULINE – Ont-ils eu des visions ? Ils racontaient les visions des anciens prophètes.
VOIX FEMININE – Ils n’ont pas raconté. Ils ont vu. Ils ont rapporté.
VOIX MASCULINE – Ils ont lu puis ont confondu souvenirs et visions.
VOIX FEMININE – Ils ont lu. Ils ont eu des souvenirs. Ils ont eu des visions. Il n’y pas de vision sans mémoire. Il n’y a pas de visions sans oubli. Ils ont raconté des visions. Ils ont raconté leurs oublis.
VOIX MASCULINE – Les visionnaires ne voyaient que des images de la fin des temps. Ils imaginaient la fin des temps. Ils la cherchaient partout.
VOIX FEMININE – Les visionnaires voyaient Dieu en leurs temps. Ils entendaient les anges raconter la fin des temps.  Ils ne voyaient pas le monde nouveau. Ils entendaient parler.
VOIX MASCULINE – Ils n’avaient pas de noms. Ils n’étaient rien. Leurs livres ont disparu.
VOIX FEMININE – Ils avaient un nom. Ils ne l’ont pas gardé. Ils ont gardé le nom des autres. Ils ont cultivé la vigne des autres. Leurs livres n’ont pas disparu. Ils ont rendu leurs livres invisibles. Ils sont à nouveau visible. Ils sont nés à nouveau.
VOIX MASCULINE – Des traductions, seulement des traductions. L’original, lui il a disparu. Quelques fragments demeurent. Quelques mots sur des papiers déchirés, des lambeaux.
VOIX FEMININE – Sous le sommeil des traductions, l’hébreu veille. Le cœur ne s’endort jamais. Même au milieu des songes, le cœur, l’hébreu, bat encore dans la poitrine des mots. Sous la peau du grec, sous la peau du latin, sous la peau de l’Ethiopien, sous la peau des soixante dix langues.
VOIX MASCULINE – On ne peut pas lire des livres disparus. Des paroles invisibles. Des visions effacées.
VOIX FEMININE – Les visions ne sont pas effacées. Les paroles ne sont pas invisibles.
VOIX MASCULINE – Comment voir des mots qui ont perdu leur forme ? Des mots qui ont perdu leurs voix ?
VOIX FEMININE – J’ai voyagé dans les espaces célestes des pages à moitiés éteintes, des feux assoupis dans les mémoires. Des livres fermés comme les portes du ciel. J’ai vu leurs visions.


 
MUSIQUE POUR ENJAMBER L’ABIME

Traverser les apparences.

Comme il est difficile parfois de traverser une rue ! Il faut voir l’invisible pour échapper aux dangers. Mais une fois parvenus de l’autre côté, le voyage peut commencer. Où nous mènent les chars de  feu ? Comme pour les bus d’une grande ville, leur itinéraire est connu d’avance. Chaque station est représentée sur la carte. Les sept cieux qu’il faudra traverser un à un, les portes qu’il faudra franchir, les hymnes qu’il faudra chanter pour passer les obstacles. La musique est comme une clé qui ouvre la voie aux passages impossibles. Elle donne accès au plus lointain, au plus inaccessible. Elle est comme un pont qui permet aux âmes de traverser le fleuve de feu qui lave la mémoire de tout souvenir, laissant l’homme seul avec son oubli. Elle permet d’enjamber l’abîme et de se moquer du néant.


 
VOYAGER DANS LE CIEL,
NAVIGUER DANS LES NUAGES


Aujourd’hui il fait trop chaud pour penser.
Alors on voyage.
Chaleur d’été ou brûlure d’un âge troublé, incertain, le ciel est le seul espace encore ouvert au rêve.
Pendant que les apocalypticiens regrettaient les temps bucoliques, la vie agricole, les champs et les verts pâturages, ils labouraient l’horizon de leurs regards inquiets et ils admiraient le trône du Roi céleste, sa cour angélique et ses fleuves de feu.
Ils naviguaient en rêve ou en esprit dans des espaces sans retenus sur des bateaux de brumes, des chars emportés par le souffle de Dieu.
Ils glissaient sur des parterres de nuages guidés par des anges aux ailes invisibles.
Et gravissaient des escaliers de marbre pur pour s’approcher du trône du Maître tout-puissant.
Sur des fleuves enflammés ils apercevaient les anges qui lavaient leurs ailes. Le contact avec la terre et ses amours de chair avait souillé de l’impureté de l’homme leurs plumes immaculées.

 

 VOIR DIEU

Même si le pont qui relie les deux rives de la réalité, celle de la vie quotidienne et celle du monde imaginaire, a permis la grande traversée, l’accès aux espaces humides des cieux, il reste l’ultime voyage. Le dernier pas au-delà dans un effort suprême, vers cet aspect d’homme assis sur un trône, est celui qui coûte le plus. Il faut affronter le grand vertige. Perdre pied. Et quand le mystique s’effondre de tout son long, sans force, sans appui, quand il n’y a plus de sol, ni de ciel, ni de nuages, rien de lourd, rien de léger, mais seulement l’espace immense du vide, alors seulement pour lui et lui seul devient visible la grande forme semblable à cet homme qu’il était, et qui a cessé soudain d’exister. La  gloire de Dieu se manifeste, l’hymne magique a été chantée, la vision succède au ravissement, le message au grondement des torrents.
 

 REFAIRE LE VOYAGE

Un personnage d’aujourd’hui. Sans déguisement. Décor quelconque. De préférence fond sombre et neutre.

Je suis Abraham. Je suis Moïse. Je suis Hénoch et Baruch. Je peux être aussi Esdras si vous voulez. Qu’importe mon identité puisque je suis un nom. Un nom c’est déjà bien assez. Je suis monté au ciel. Ne me demandez pas comment. J’ai pu rêver. J’ai pu être emporté par des anges. J’avais pleuré longtemps, comme un enfants capricieux. Je voulais Le voir. Je voulais savoir qui Il était. Où Il était. Ce qu’Il faisait. J’ai chanté sans remuer les lèvres. Quand j’ai remué les lèvres, aucun son n’a pu sortir de ma bouche. Mon chant, seuls les habitants du ciel l’entendaient. J’ai franchi les sept cieux. J’ai traversé les eaux d’en haut. J’ai plongé dans les bassins cristallins des piscines du ciel enflammé. J’en suis sorti indemne, mais sans force. Je me suis approché d’un siège imposant qui paraissait enfoui au fond d’un Palais merveilleux, à l’extrémité d’un corridor de lumière, dans la dernière salle d’une enfilade de sanctuaires dorés et argentés, blancs comme la neige et embrasés comme la grêle. Au milieu du crépitement des éclairs, je me suis avancé prudemment, chantant des mélodies pour surmonter ma peur et pour charmer mes hôtes angéliques. J’ai vu que le siège tout au fond,  était un véritable trône royal. J’ai vu qu’il n’était pas vide. Qu’une forme immense, comme un aspect d’homme, se tenait sur lui. Je me suis effondré. Sans force. Mes cheveux s’étaient hérissés sur ma tête, qui dégoulinait d’une huile qui faisait resplendir ma chevelure et la lustrait des rayons du ciel. Alors je sus que j’entendais une voix qui parlait. Elle annonçait un événement prochain, un bouleversement imminent. Mais qu’est-ce qu’une minute pour le Roi de gloire ? Un siècle ou deux ? Un million d’années ? J’ai écouté autant que mes oreilles pouvaient entendre et que mes yeux étaient capables de voir. Et je suis redescendu très vite. Mais sans tomber. J’ai refait le voyage à l’envers. De retour sur un sol ferme, j’ai noté tout ce qui m’était arrivé. J’avais jeûné des jours et des jours avant ce périple. Je me suis restauré et j’ai couché sur le papier tous les détails de ma vision. Même si cet écrit disparaissait de la mémoire de mes descendants, d’autres après moi referont le voyage. Ils verront à leur tour et témoigneront. Il n’est pas d’autre liberté que celle de voir. Il n’est pas d’autre croyance que celle que procure la vision. Tout le reste est arrangement, tout le reste est tromperie.
 

IL EST UN CHANT, IL EST UN NOM

J’écarquille les yeux et je ne te vois pas. Je tends l’oreille et je ne t’entends pas. Le vent ne porte même plus tes soupirs et le silence de la nuit tes gémissements et tes râles. Mes mains te cherchent mais elles ne te touchent pas. Dieu est-il comme les défunts, si loin des vivants qu’ils ne peuvent l’atteindre ? Tellement élevé au-dessus des bénédictions, au-dessus des louanges et des hymnes que les prières ne parviennent plus jusqu’à Lui ? L’immense vide qui sépare ce qui est de ce qui n’est pas ou n’est plus, aucune lueur ne le traverse. Aucun signe, aucun geste, des souvenir qui se fanent. Seuls quelques rêves encore évoquent son ombre évanouie. Par la force de leur volonté et quelques purifications, les yordey merkabah avaient décidé d’aller à la rencontre de Celui qui manque à l’appel. S’élançant vers le ciel, ils franchissaient les portes des Palais. Comme des passes-murailles, ils passaient les frontières interdites, et victorieux des anges gardiens, parce qu’ils n’avaient pas confondu les dalles de marbre lumineux qui pavent le sol des Palais célestes avec des vagues océanes qui submergent toute vision et coupent le souffle, ils s’approchaient du Roi lointain. Ils n’avaient plus de main pour s’agripper, mais ils ne devaient pas baisser les bras. Ils n’avaient plus de pieds pour se tenir debout, mais ils ne devaient pas tomber ni ramper. Les prières, ils montaient jusqu’à Lui pour les Lui apporter, pour les déposer à ses pieds, pour les faire entendre à ses oreilles. Ils n’attendaient pas que le grand absent se décide à visiter les hommes, ils forçaient sa porte. Chantant des hymnes, récitant des louanges, répétant sans répit des prières à sa gloire, les mots qu’ils redisaient, les noms qu’ils prononçaient, perdaient peu à peu leur forme familière, s’effondrant en un jaillissement d’onomatopées joyeuses et affolées, de sons à peine articulés, qu’ils parvenaient, en les arrachant de leur poitrine, à faire vibrer dans leur gorge, comme un nourrisson ose ses premiers glapissements. La Face magnifique qu’ils contemplaient devenait de plus en plus transparente, laissant paraître comme un cristal devenu limpide, Son nom, résonance de mille sons aux couleurs d’arc-en-ciel. Celui qu’ils voyaient, se transformait sous leurs yeux effarés et leur pupille dilatée en une onde sonore dont les volutes régulières s’étageaient en une mélodie encore jamais entendue, en une musique qui n’avait pas été jouée. Dieu chant, Dieu poème et musique, écho de son absence, sillon laissé par le bruit de ses pas dans son retrait sans fin, même rejoint par les hommes, encore et toujours plus lointain, vertige d’absence, mais à présent absence sans abandon, silence sans bourdonnement, sans ressassement incessant. On pourra à nouveau rêver de Toi, partager Ton sommeil. Les étoiles pâlissantes, quand se dissolvent les songes de la nuit, scintilleront en mesure, palpitants aux battements du cantique qui remplit l’univers. Dieu est rythme, exilé et abrité dans le rythme, passager clandestin des harmonies et des cadences, habitant discret des balancements et des bercements, des caresses et des danses. Les hommes, le trône divin, les anges, toutes les sphères du cosmos, s’ils se mettent à trembler au rythme de ce chant, forment un chœur uni que plus rien ne sépare du Roi de rêve, du Nom au visage de nom, ni l’abîme du temps, ni la distance de l’oubli, ni l’amertume d’une quête inutile. Aucun chemin ne mène vers Lui, mais aucun chemin n’éloigne de Lui. A mesure que l’on marche vers Lui, on construit la route, elle n’est que la marche, Il n’est que le pas que l’on fait vers Lui. Seulement, il ne faut pas s’arrêter en chemin, s’arrêter serait plus mortel que la mort, car même les morts ne doivent pas mourir, tout répit serait la mort des morts, obscénité suprême, refus de toute vision. Ceux qui descendaient dans la Merkabah savaient qu’en allant rencontrer Dieu, ils encouraient un grand danger : entamant un voyage impossible, ils devaient toujours aller de l’avant, ne pas se retourner, ne pas faire de halte, sous peine de perdre sens : mourir, devenir fou, cesser de croire. La paix était gagnée au prix d’un âpre combat : contre les anges de l’illusion et la lassitude du chemin.

 
DU CRI AU CHANT

Avant toute parole, avant même le fiat lux de la création, il y a un cri, comme l’appel anxieux du nourrisson qui veut naître, comme l’appel du mourrant qui cherche encore à inspirer l’air des vivants, la gorge maternelle du créateur (Binah), comme le gouffre profond de la corne d’un bélier, émit en vibrant d’impatience un vrombissement inouï et imperceptible (Tiferet), soupir muet d’une libération annoncée, de la sortie de la nostalgie de ce qui n’est pas encore. Le libérateur des forces prisonnières de l’être impassible des choses, éternel enfant (Yessod), souffle d’esprit porteur de la voix inaudible, insuffla un monde de paroles en articulant les ailes du silence et le vent de la vie virevolta en se déployant en vingt deux formes sonores et lumineuses. D’abord phonèmes hésitants, bégaiements alanguis et glissants, la chaleur (hessed) de la gorge humide du libérateur réveilla d’un sursaut leur désir (guevourah) d’engendrer des mots et des mondes. L’un après l’autre ils se précipitèrent pour être le premier. Les lettres les plus rapides et les plus bruyantes virent leur élan brisé par leurs combinaisons irréfléchies et funestes. Seule une lettre n’avait pas couru pour forcer le destin, et modestement à l’écart, elle gardait le silence d’avant sa naissance d’où elle ne voulait pas sortir. Le Aleph au son imprononçable fut choisi pour annoncer le grand Libérateur au nom ineffable. Et c’est sa suivante, la lettre Beit, qui devint la maison du monde, et pour la dire, en écartant les lèvres et ouvrant grand la bouche, la gorge d’ombre distribua sans restriction sa lumière, sa chaleur, et sa bénédiction. Tout ce qui allait être, baigné des fécondes ondulations issues du relâchement du ventre sonore maternel, acquiescement primordial du créateur, répondit au grand « Oui » en une éclosion de vie et de sens.

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